Les nationalistes sont un peu comme le Don Quichotte de Cervantès : ils luttent contre des moulins à vent. Mais ils luttent par le sang et les larmes des peuples.
Il est important d’avoir ceci en tête pour comprendre la situation au Karabagh. Cet exemple est significatif de la façon dont précisément le nationalisme s’oppose à la paix et écrase les peuples. Même si la situation est dissymétrique, dans un camp comme dans l’autre, à rebours des expériences du passé, celui de l’Union soviétique mais même un passé encore plus lointain, les nationalistes de deux bords se déchirent autour d’une certitude commune : pour les Arméniens nationalistes, le Karabagh, qu’ils appellent l’Artsakh, ne peut revenir ou rester en Azerbaïdjan, car c’est une « terre arménienne ». Pour les Azeri nationalistes, le Karabagh ne peut rester ou être arménien, car c’est une « terre turque ».
Mais la terre de ceci ou la terre de cela, ça n’existe pas. Il existe des Arméniens et il existe des Turcs azéri, voilà ce qui doit occuper les gens qui ont une perspective démocratique. La vie sur un territoire n’impose pas la purification ethnique. Cela devrait être une évidence. Et l’élan de la culture, élan collectif et universel, pousse à chercher les communs, et non cultiver jusqu’à la fin des temps, c’est-à-dire jusqu’au génocide, les différences formelles.
Prenons un exemple parlant de cela : la cuisine. Quoi de plus quotidien, de plus banal et donc de plus déterminant que la cuisine pour saisir un peuple ? Toutes les personnes amenées à voyager constatent avec le plaisir de la découverte, ce qui fait justement l’exotisme d’une rencontre à l’étranger : goûter une cuisine différente, de nouveaux aliments, de nouveaux condiments, de nouvelles façon de les transformer, de les fondre. Et cette différence s’abolit immanquablement dans le processus même de la rencontre.
Par exemple, il n’y pas un supermarché de France qui n’offre pas des plats « mexicains », « italiens » etc, qui font désormais entièrement partie de notre gastronomie. Le stade, l’étape de la rencontre a été dépassé depuis longtemps sur ce plan. L’aspect « mexicain » ou « italien » demeure, mais il a été fondu, incorporé, dans l’aspect principal « français » qui reste le nôtre. Mais une étape plus complexe a été atteint, puis franchie. Et cela continue ainsi dans cette perspective, parce qu’il en va du mouvement même de la vie.
Mais que dire alors de peuples que la cuisine ne sépare pas ? Sinon que le processus de fusion y est déjà considérablement avancé. La cuisine arménienne, la cuisine turque, la cuisine arabe syrienne ou la cuisine kurde par exemple ne différent pas fondamentalement, au point qu’il convient souvent plus justement d’en parler comme étant de la cuisine « orientale ». Les déclinaisons tiennent dans les condiments, les épices, les herbes aromatiques plus que dans la composition même de la recette.
L’exemple des Cig Köfte (ou Vospov Köfte), un terme turc dérivé du persan, est très exemplaire de cela. Le plat est aussi populaire chez tous les peuples concernés, et son origine tourne autour de la même région, peuplée de tous ces peuples. À la base, il s’agit de boulettes de viandes mêlées de blé boulgour et aromatisé à l’avenant selon les goûts de chacun. Mais toute les variétés vont dans le même sens et d’ailleurs, la version végétale de la recette s’impose de plus en plus.
Les Cig Köfte actuelles sont préparées de lentilles corail et de blé boulgour, légèrement pimentées. Elles se dégustent tièdes, volontiers arrosées de citron, ou assaisonnées de grain de grenade dont la saveur est là aussi commune aux goûts des peuples orientaux.
L’idée de farcir une galette de blé avec des herbes aromatiques et des légumes verts est aussi une pratique culinaire absolument commune, sous la forme du börek turc, ou pour en revenir au Karabagh, du Jingalov Hats (Ժենգյալով հաց), spécialité de Stepanakert et des campagnes arméniennes du Karabagh. Cette dernière recette a la particularité d’être un mélange d’herbes aromatiques, le Jengyal, dont la récolte est en soi le reflet d’une immense connaissance des ressources naturelles du territoire par la population. On dit que certaines recettes de ce plat sont composées de plus de 20 plantes différentes !
Les Dolma, ou farcis, sont encore un autre exemple emblématique de cette cuisine partagée. On en trouve de tout type, poivrons, aubergines, tomates ou encore bien sûr les fameuses feuilles de vignes.
Et sans conclure, les conserves marinées en vinaigre et saumures, appelés en turc Tursu sont forcément dans les armoires et les habitudes culinaires des Orientaux, en particulier des Arméniens de France qui poursuivent sur ce plan le développement de leurs goûts. Et ceci tout en fusionnant toujours davantage les saveurs, les associations.
Cette imagination sans limite des peuples pour améliorer leur cuisine, illustre toute la force créatrice du peuple, illustre la dynamique allant à la fusion, à l’harmonie. Un proverbe arménien plein de sagesse affirme qu’on ne peut séparer ceux qui ont bu la même eau.
Les nations, les peuples, ne sont pas des planètes différentes qui se partagent notre monde. Leur mouvement tend à les rapprocher, c’est pourquoi les nationalistes font tout pour les figer. Le nationalisme a ceci de particulier qu’il cherche à affirmer la dignité d’un peuple en le coupant des autres.
En cela, le nationalisme n’a rien à voir avec la définition classique de la nation pour la Gauche, qui repose sur une détermination fondamentalement matérialiste : une langue commune, un territoire historique, une tournure d’esprit identifiable, un folklore distinctif. Voilà autant d’éléments concrets, vérifiables, tangibles. Mais ce sont des éléments mouvants, allant vers la transformation et la fusion avec d’autres éléments.
Le nationalisme a ceci de commun avec le libéralisme post-moderne qu’il cultive tout comme lui le narcissisme de la différence, le goût de la fragmentation séparée. C’est en raison de cette conception fondamentalement différentialiste que les nationalistes ne peuvent pas reconnaître des pans entier de ce qui constitue l’existence des peuples.
La musique, la cuisine, le folklore sont en la matière autant de réalités qui ne peuvent être assumées jusqu’au bout, sinon en les biaisant, en les « gelant » dans des supposées « traditions » immobiles, quasi-structurelles. Les nationalistes ont donc une vision forcément tronquée, séparatiste de l’Histoire, une vision chauvine et mensongère.
Ce qui manque au nationalisme, c’est qu’il ne peut pas, qu’il refuse même d’ailleurs de porter l’élan de la culture. Non pas des cultures au sens justement différentialiste et identitaire qu’il essaye de donner à ce mot, et sur ce point il y a une bataille idéologique déterminante à mener, mais au sens de la culture comme élan universel poussant l’Humanité à la fusion, à l’élévation de ses capacités collectives et de sa compréhension de la matière, de l’univers, de manière toujours plus complexe et avancée.
La charge de ce mouvement est précisément ce contre quoi pensent devoir lutter les nationalistes. Lutte vaine et irrationnelle, qui autorise toutes les brutalités, toutes les contorsions machiavéliques. Lutte dans laquelle les nationalistes abandonnent le peuple au profit d’abstractions de plus en plus sophistiquées. C’est ce que font les nationalistes turcs qui parlent du Karabagh comme si aucun être humain n’y vivait, comme d’un territoire à reconquérir purement et simplement et à « purifier » de sa population arménienne.
Mais c’est parce que la vie l’emporte sur tout que les nationalistes seront forcément vaincus et que les peuples arméniens et turcs renverseront les divisions qui entravent leur existence en commun, et leur fusion à venir dans une forme plus complexe. Les Arméniens de France devraient, doivent être à l’avant-garde de cet engagement. C’est une responsabilité historique.