En 1962 a lieu la crise des missiles de Cuba, un des points d’orgue des tensions entre les deux blocs de la guerre froide. Cela a profondément marqué le monde, et en particulier la population des États-Unis, leur faisant pleinement prendre conscience du risque d’une nouvelle guerre mondiale, celle-ci devant prendre la forme d’une guerre thermonucléaire.
Ce n’est donc pas un hasard si deux ans plus tard sortent coup sur coup deux films qui s’emparent du sujet de l’arme nuclaire : Docteur Folamour (Dr. Strangelove) de Stanley Kubrick et Point Limite (Fail Safe), de Sidney Lumet. Le premier ayant d’ailleurs intenté un procès au second afin de pouvoir sortir son film en premier.
En 1964 Sidney Lumet a déjà quelques réalisations de long métrage à son actif, et de beaux succès avec des films comme Douze Hommes en colère (1957) ou L’homme à la peau de serpent (1960).
Point Limite est une adaptation du roman Fail Safe écrit par Eugene Burdick et Harvey Wheeler. Le scénario adapté est signé Walter Bernstein, auteur engagé qui figura sur la liste noire du cinéma durant le Maccarthysme des années 50, époque où il fit sa première collaboration avec Sidney Lumet pour la télévision sur la série Danger (où il n’est donc pas crédité). C’est également lui qui sera à l’écriture quelques années plus tard de Traître sur commande, réalisé par Martin Ritt.
Si Douze Hommes en colère est encore aujourd’hui le film le plus connu de son réalisateur il partage un certain nombre de points communs avec Point Limite.
Sans aller aussi loin dans le huis clos, après une présentation de quelques-uns des principaux protagonistes, Point Limite ne se passe plus que dans quelques lieux clos : le cockpit d’un avion de guerre, la salle de réunion des hauts gradés militaires, la salle du téléphone rouge du Président…
Ainsi si le thème du film est l’arme nucléaire et toute la mécanique et machinerie qui peut mener à une guerre thermonucléaire, la caméra de Sidney Lumet est centré sur des humains. Mais des humains sans cesse divisés, séparés, qui communiquent davantage par téléphone et radio qu’en contact direct.
Tout le talent de mise en scène Sidney Lumet permet alors, à partir de rien (deux acteurs et un téléphone par exemple), d’exprimer un universalisme teinté de mélancolie d’une rare puissance, par l’écriture, par la direction d’acteur ainsi que par le cadrage et le jeu sur les ombres, séparant les acteurs pour mieux les réunir et les laisser s’exprimer leur plus profonde humanité.
Un autre point commun entre les deux films est qu’on retrouve ici, dans le rôle de président des États-Unis, l’acteur Henry Fonda, déjà présent dans Douze hommes en colère avec un personnage similaire, épris de moral, de justice et de valeurs démocratiques.
Certaines scènes sont d’ailleurs d’un tel niveau d’humanité, de fraternité qu’on peut être étonné de les voir se tenir au plus haut sommet de l’État et de l’armée. Cela n’enlève néanmoins rien à la portée du film, qui présente également son lot de personnages cyniques et guerriers.
La séquence d’ouverture qui nous présente quatre des protagonistes a d’ailleurs une grande importance dans la tension dramatique du film. On découvre alors des individus à la rupture, en prise avec les maux et la violence de la société. Avant de découvrir qu’il s’agit de personnes très haut placées qui vont devoir gérer une des plus graves crises de l’humanité. C’est une brève incursion dans le réalisme de la société de l’époque, avant de pénétrer dans un environnement bureaucratique cloisonné et policé.
Il est d’ailleurs à noter que pour ce qui est des décors l’armée américaine a refusé d’apporter tout aide au film, Sidney Lumet et son équipe ont ainsi du se débrouiller pour imaginer et mettre en scène les différentes pièces, les écrans de surveillance, les avions, pour un résultat qui fonctionne parfaitement.
On peut ainsi voir Point Limite comme une prolongation de Douze hommes en colère, le vertueux personnage d’Henry Fonda est devenu président des États-Unis, et il ne s’agit plus de débattre et décider d’un parricide et de la vie et mort d’un accusé, mais de celle de l’humanité tout entière.
Film intemporel, ce film à suspens fait encore écho aujourd’hui, de par son humanisme et son universalisme, et car la menace d’une apocalypse nucléaire continue de peser sur tous les êtres vivants de la planète soixante.
Un an plus tard, en 1965, sort le film La Bombe (The War Game) de Peter Watkins. Il s’agit d’un documentaire-fiction commandé par la chaîne anglaise BBC imaginant ce qui se passerait en cas d’attaque nucléaire sur l’Angleterre.
Devant la teneur du film, très documenté (basé entre autre sur l’étude des bombardements de Dresde, Londres, Tokyo, Hiroshima, Nagasaki…), réaliste et donc terrifiant, la chaîne voulu annuler sa diffusion, mais en raison d’un flou dans le contrat de production il put malgré tout sortir en salle où il rencontra un franc succès aussi bien public que critique.
On y suit le déroulement d’une attaque nucléaire, des instants qui précèdent, comment s’y préparer (ou plutôt comment on ne peut pas s’y préparer), à l’attaque en elle-même et ses terribles conséquences.
Peter Watkins, réalisateur résolument pacifiste et engagé (il tournera plus tard Punishment Park), en fait un documentaire acerbe, où il n’épargne rien au spectateur, lui rappelant que cette fiction pourrait bien tourner en réalité et toute l’horreur l’accompagnant.
Car il ne s’agit pas ici d’un soldat qui va mourir à la guerre pour des intérêts impérialistes, tout aussi barbare que cela soit, mais de l’anéantissement de famille entière, de toute une population.
Au-delà du thème nucléaire qui réunit ces deux films, ce qui ressort de ces deux visionnages c’est l’impression d’inéluctabilité d’une telle guerre tant que ces armes existent.
Point Limite suit ainsi une trame scénaristique très déterministe. Aussi important soit les protagonistes il n’est plus question de choix, de libre arbitre. C’est d’ailleurs pour cela que la crédibilité des vertus morales du Président et de ses conseillers importe peu. Le mal est déjà fait, c’est tout un système qui est à l’œuvre, et le grade ne vaut alors plus grand chose face à la marche de l’histoire.
On retrouve ce sentiment devant La bombe, si une telle guerre venait à être déclenchée, il serait déjà trop tard pour espérer quoi que ce soit.
Ce sont ainsi deux films très importants, qui portent en eux une urgence pacifiste et universaliste qui résonne encore aujourd’hui.