Fondée en 2010 par deux skateurs français, la marque Magenta skateboard a fêté ses dix années d’existence en 2020. Elle fait aujourd’hui partie du paysage incontournable du skateboard, et participe d’une « french touch » en assumant une démarche auparavant mise de côté.
Courant 2010, Vivien Feil et Soy Panday, deux piliers de la scène skate en France présents depuis les années 1990, sont confrontés à l’épuisement de leur démarche. Vivien Feil ne se retrouve plus dans le skate « à l’américaine » et Soy Panday pense avoir fait le tour : il faut aller de l’avant, chercher un nouveau souffle.
C’est de là que vient l’idée de fonder une marque de skateboard, Magenta, en référence à l’appartement parisien localisé au boulevard du même nom ayant été un repère important pour la scène des années 2000. Et le lancement de la marque atteste déjà de son ADN, avec plusieurs séries de board (le plateau seul du skateboard) sorties comme un feuilleton d’une bande-dessinée, présentant tour à tour, tel ou tel aspect de la team et de la philosophie de la marque.
Entre le clip qui a « lancé » la marque il y a dix ans, et le clip anniversaire, il y a le reflet de ce qu’est à la base et en général l’état d’esprit « skate », et en particulier celui véhiculé par « Magenta ». Comme le dit le clip de 2010, avec le skateboard « c’est la rue qui commande », mêlant ainsi culture alternative avec pour horizon le dépassement de la morosité de la ville par son appropriation ludique, émancipatrice…
Être un skateur, c’est avant tout un état d’esprit et c’est pour cela que quiconque a un skate ou fait du skate, n’est pas forcément un skateur, ou ne le reste pas ! Avec « Magenta skateboard », on comprend tout à fait cela : être un skateur, c’est avoir un certain regard sur le monde, urbain forcément mais pas seulement. La sensation de skater, le style vestimentaire particulier, l’insistance sur les playlist, la mise à distance du travail et d’une « vie rangée » sont les révélateurs de tout un life style, d’une culture alternative.
Dans son interview en 2004 pour le magazine français Sugar, Soy Panday exprime à merveille cette mentalité alternative, un poil juvénile, lui-même ayant fuit du business world pour se lancer à fond dans le skateboard :
Le skate pour moi, c’est du rêve qui permet d’échapper à la réalité, je suis censé chercher un travail, être sérieux et responsable et ça me fait chier… Dans la mesure où je fais du skate tous les jours et lorsque j’en ai envie, j’ai un peu réalisé mon rêve…
Le clip d’introduction de la première vidéo en 2010 :
Le clip anniversaire en 2020 :
Mais si Magenta reflète bien l’esprit skate, il en va de même, et à leurs façons, des marques comme Polar, Helas, Rave, Sour, Isle, Palace, Primitive, Wknd, Antiz, etc. En réalité, Magenta apporte dans la scène une touche bien française, quand Baker skateboard a finalement cristallisé l’approche américaine agressive.
A sa naissance, Magenta Skateboard a suscité la curiosité mais aussi la controverse. Car dans un monde de plus en plus aseptisé et pourrie par le business, le skateboard n’échappe pas à la règle.
Non pas que l’origine du skateboard, située dans les Etats-Unis des années 1970-1980, soit à jeter, mais qu’il y manque une « touche », un « esprit », une « philosophie » au sens esthétique, romantique même. Cela tient à la naissance du skateboard.
Être un skateur dans les années 1980-1990 aux Etats-Unis, c’était se confronter aux vigiles privés, aux policiers, aux voisins des quartiers pavillonnaires ghettoisés, etc. C’était se réfugier dans la cour d’une école, avec son « set » de marches (escalier) et son « handrail » (rampes d’escalier). Tout cela a fait du skateboard quelque chose de très « hardcore », et il est nullement étonnant que le punk hardcore et l’ancêtre de la phonk aient influencé, à ses débuts, la scène.
Avec Magenta, c’est une perspective différente qui a été mise en avant, venant bousculer les codes anciens. Magenta a mis l’accent non plus sur la performance du tricks (figure) en tant que tel mais sur la globalité de la démarche en insistant sur le côté exploration totale, esthétique et amusante de la ville. Jusque dans les années 2010, pour parvenir à « percer » dans le skateboard, il fallait être en mesure d’aligner une batterie de figures, et notamment de « se jeter » sur un escalier impressionnant, une pente ultra-raide, avec tous les risques physiques pris.
Qui d’autres que des français, portés justement sur l’ « état d’esprit », pouvait mettre en valeur une autre approche ? Non pas d’ailleurs que faire du skate sans viser le sempiternel « hammer » (littéralement « marteau » pour désigner le fait de faire de grosses figures impressionnantes) était inexistant avant, mais avec Magenta il y a eu la mise en forme générale d’une démarche assumée. La scènes skate de la east coast américaine, notamment new-yorkaise, développait cette tendance à l’exploration fun de la rue, mais c’était relativement isolée, peu assumée et valorisée en tant que tel.
A noter que Magenta a pu façonner son monde en rapport avec la culture japonaise, notamment certaines astuces pour filmer, et dans le fait de se focaliser sur ou tel ou tel aspect du lieu, tel ou tel aspect du tricks. Le Japon est un pays marqué par une forte répression du skateboard, ce qui fait que les sessions se font uniquement la nuit, avec tout le relief esthétique que cela fournit en conjugaison avec l’esprit japonais en général.
La team Magenta entretien depuis ses débuts des liens solides avec la scène japonaise, à tel point que l’on peut dire que c’est une approche franco-japonaise du skateboard. Une synthèse franco-japonaise visible dans le projet vidéo Minuit sort en 2012, ou dans Soleil levant, une compilation vidéos comprenant notamment des images de nombreux road trip au Japon.
A ses débuts, Magenta ne pouvait que susciter la critique car s’il y a forcément un aspect positif, il y a aussi, quoi qu’on en dise, un aspect négatif. Produire des clips à base de powerslide, de ollies par ci, par là, sur fond de jazz et le tout en pleine nuit, a dénoté une forme de prétention, une mentalité hautaine si typiquement française.
Mais d’un autre côté, quel souffle novateur apporté au skateboard ! D’ailleurs, les fondateurs de la marque sont tous issus de la scène des années 1990, ayant connu les débuts où le skate se pratiquait le plus souvent sur une place urbaine, où se côtoyaient marginaux et alternatifs, dans un esprit « hardcore ».
Mais il fallait pouvoir assumer le fait qu’on pouvait dorénavant filmer et rendre stylé un simple ollie, un power slide (dérapage sur les roues), un boneless ou no comply, le fait de cruiser (rouler-glisser dans la rue), à condition qu’il y ait une démarche réflexive qui l’accompagne, en tenant compte du style du skateur, du spot choisi (ses couleurs, son revêtement, etc.), de la manière de filmer, de la luminosité, etc. D’ailleurs, il serait erroné de dire que la simplicité du tricks relève d’un simplisme, d’un approche débutante.
En fait, il y a une insistance sur l’approche qualitative plus que quantitative, encore que cela soit réducteur puisque pouvoir faire une « ligne » (enchainement de figures) à très vive allure sur un endroit rugueux demande un certain niveau de pratique… C’est n’est donc finalement pas tant la difficulté du skateboard que Magenta a révolutionné, mais plutôt l’idée qu’on peut faire du skateboard, sans pour autant être obligé de se mettre son corps à l’épreuve du danger…
Magenta, c’est le skate branché, artistique, sans pour autant sortir de l’esprit générale skate. Est-il d’ailleurs bien étonnant que le Q.G de la marque, tout autant que de la team, soit à Bordeaux, cette ville aujourd’hui marquée par la culture bobo-branchée, mais qui a longtemps été la « belle endormie », lieu florissant de la scène punk se confrontant à la crispation d’une bourgeoisie traditionnelle. D’ailleurs la gamme vestimentaire de Magenta est à ce titre très stylée, du fait de ses détails subtiles et modernes.
Pendant très longtemps, et cela est encore vrai aujourd’hui, le skateboard était sévèrement sanctionnée par la police bordelaise, étant même un sujet d’actualité du fait des plaintes déposés par les bourgeois retraités en recherche de tranquillité. Tout comme au Japon, et dans une moindre mesure à New-York, les sessions de skate à Bordeaux se faisaient la nui, là aussi pour éviter la répression. Entre la pratique de nuit et l’architecture florissante de la ville, il y avait là tout le terreau favorable pour que Magenta skateboard s’exprime se développe.
Léo Valls, le skateur bordelais sponsorisé par la marque qui a largement contribué à faire accepter le skateboard dans la ville, comme en juin 2019 avec le projet Play!, représente admirablement bien l’approche « Magenta ».
La photo de ce « simple » backslide powerslide, photographié par David Manau, sur l’une des pyramides du Louvre, grâce à un accès plus libre lors du chantier 2014-2016, est un chef d’oeuvre qui marquera surement l’histoire du skateboard.
Avec Magenta, on a enfin trouvé la touche française du skateboard, et non plus un mimétisme forcément bancal de l’approche américaine. Une touche qui conjugue l’exploration approfondie de la ville, l’esthétisme général de la démarche et la « touche » subjective du skateur autant que du filmeur.