Quand les investisseurs misent sur du vent.
Il est parlé de la plus haute levée de fonds de l’histoire des entreprises françaises du secteur numérique : 680 millions de dollars le 21 septembre 2021. Cela valorise ainsi la « start-up » Sorare à 4,3 milliards de dollars et elle est déjà considérée comme rentable avec 100 millions de revenus prévus pour 2021.
Qu’est-ce qui peut donc autant faire tourner la tête des investisseurs, quelle innovation peut-elle susciter autant d’engagement financier ? La réponse est… rien ! Car Sorare n’a absolument rien à vendre concrètement, si ce n’est d’absurdes et inutiles algorithmes.
L’entreprise se présente comme un jeu de fantasy football, c’est-à-dire un jeu de stratégie basé sur les résultats réels des équipes de football. Cela n’a rien d’extraordinaire et il en existe de nombreux, tel MPG ou Fantasy Premier League. C’est éventuellement sympathique, mais cela ne vaut certainement pas plusieurs milliards. Là n’est donc pas le sujet.
Ce qui fait la particularité de Sorare, c’est surtout de proposer des « cartes » de joueurs de football à collectionner. Ce qui est suggéré, c’est une sorte d’équivalent numérique des fameuses étiquettes autocollantes Panini.
Il y a pourtant une grande différence. Dans le cas des Panini, il y a quelque-chose à produire. Il faut fabriquer les autocollants et les albums à images, il faut distribuer tout cela et faire vendre le tout par des magasins. Cela permet de produire de la valeur, et donc de la richesse, de manière on ne peut plus classique. C’est une valeur qui n’est pas particulière à chaque carte (elles sont d’ailleurs produites en quantité égale) qui ne vaut que quelques centimes individuellement, mais une valeur générale propre à la chaîne de production (tant de millions de cartes vendues génèrent tant de bénéfices, etc.)
Dans le cas de Sorare, il n’y a rien à produire concrètement, à part un peu de mise en page et d’agrégation de contenu. Bien sûr, le numérique est quelque chose de concret, de physique, puisqu’il s’agit d’informations gravées sur des serveurs informatiques. Mais cela ne va pas plus loin, car par définition une donnée numérique est copiable très rapidement et facilement pour un coût tout à fait négligeable. Autrement dit, n’y a aucune opération productive permettant de réaliser une plus-value industrielle avec des « cartes » numériques, puisque elles n’ont pas de valeur matérielle particulière, et encore moins de valeurs par rapport à une chaîne de production.
L’« astuce » de Sorare se situe précisément ici, avec la prétention justement de créer de la valeur numérique. Comme le nom de l’entreprise le suggère (So Rare signifie quelque-chose comme « tellement rare »), l’idée est de créer de la rareté en produisant des « cartes » numériques uniques via un algorithmes. La « technologie » utilisée est appelée NFT et fonctionne sur le principe de blockchain, exactement comme le Bitcoin. Ce qui est vendu par Sorare, c’est le fait de créer de pseudo-cartes ayant une identité unique.
Cela n’a aucun sens, c’est même antagonique avec l’idée du numérique qui est justement de pouvoir diffuser rapidement et massivement une information. L’idée de génie de Sorare est donc de créer artificiellement une pénurie, de brider cette possibilité, avec une certification algorithmique.
Pour le dire autrement, c’est comme si on empêchait le copié-collé. On a une image et un texte, que l’ont peut normalement reproduire facilement (c’est là dessus qu’est basé internet, même dans sa version payante). La « technologie » NFT permet d’empêcher cela en certifiant une production numérique (de manière très relative toutefois, car les possibilités de calcul permettront probablement bientôt de contourner cela).
Concrètement, Sorare procède régulièrement au design des « cartes » de joueurs de football, de manière limitée, puis les met en vente. Et il y a donc en face des gens qui paient pour avoir un bout de code informatique « certifiant » que l’image qu’ils voient sur leur écran est « unique ».
On notera d’ailleurs qu’en tant que tel Sorare n’a rien inventé puisque le jeu vidéo Fifa avec son mode FUT fait la même chose depuis des années. Des « cartes » sont produites de manière limitée puis vendues (via un système de loterie très opaque) et elles permettent ensuite de jouer avec les joueurs ainsi créés. Sorare reprend le même principe, mais sans le jeu (la fantasy league n’est pour Sorare qu’un prétexte, car le but est la collection pour la collection).
Cela n’a aucune utilité, d’autant plus que c’est du gaspillage de ressource, car il faut beaucoup de capacité de calcul pour produire et faire exister de tels algorithmes. Mais ce qui intéresse vraiment les investisseurs, car ils sont littéralement fascinés par un tel projet, c’est précisément la possibilité d’un marché secondaire. En effet, qui dit quelque chose d’unique (ou soit-disant) et de « hype » (selon leur point de vue), dit possibilité de spéculer dessus.
C’est exactement le même principe que pour l’« art » contemporain ou les crus et cépages de vin, ou encore les images GIF relevant de la technologie NFT. Il existe des gens qui sont tellement riches que les richesses réelles ne leur suffisent pas. Alors, comme ils ont besoin d’accumuler encore et encore, de placer et garantir toujours plus leurs richesses, ils inventent de nouvelles « richesses » pour de nouvelles dépenses et du nouveau « capital ».
Quand on est riche, on achète donc très cher une pseudo œuvre, sans aucune sensibilité artistique mais réalisée par quelqu’un d’« unique ». On achète très cher une bouteille de vin simplement car il a été décrété qu’elle était exceptionnelle. Et donc en 2021, ces gens n’ont même plus besoin de faire semblant de posséder quelque chose : ils possèdent l’idée de quelque chose, l’idée d’une carte d’un joueur de football.
D’un point de vue philosophique, c’est très significatif, cela en dit long sur notre époque et les valeurs qui l’animent. 4,3 milliards de dollars et autant de bruit pour réaliser des choses aussi futiles et qui n’existent d’ailleurs même pas en tant que telles (ces « cartes » ne sont pas réellement uniques) : c’est vraiment l’œuvre d’une société marchant sur la tête, ayant perdu tout rapport au réel.
Mais ce qui est vraiment terrible dans tous cela, ce n’est pas tant que des grand bourgeois spéculent et trouvent toujours d’autres moyens de spéculer. Ils le font déjà depuis des dizaines d’années avec le marché secondaire des produits financiers ou l’immobilier. Le plus terrible, c’est qu’un projet aussi délirant et futile que Sorare ne subisse absolument aucune critique populaire, et qu’on trouvera même par milliers des gens des classes populaires pour trouver cela bien.
C’est là qu’on comprend toute l’importance de la bataille culturelle pour changer le monde : si les gens du peuple ne sont pas capables de renverser la table sur de tels sujets, s’ils se font avoir avec des telles arnaques idéalistes, alors ils n’ont rien à attendre du futur pour l’instant. Mais la crise obligera probablement les gens à voir la réalité en face, et saisir le sens réel et concret des choses ! Il le faudra en tous cas.