Les turbocapitalistes attaquent frontalement les conservateurs.
C’est un très long article du Monde, « Comment Vincent Bolloré mobilise son empire médiatique pour peser sur l’élection présidentielle », qui témoigne de la dimension du conflit qui existe au sein des capitalistes.
Loin d’être un monde uniforme, les capitalistes ont des centres d’intérêt très différents au-delà de leur intérêt justement commun. On a donc aussi l’affrontement entre les turbocapitalistes, partisans de la modernité, et les conservateurs nationalistes. Ici, Le Monde défend naturellement Emmanuel Macron, président ayant à faire face aux vilains projets d’un vilain PDG conservateur.
Il s’agit en l’occurrence du milliardaire Vincent Bolloré, dénoncé au point qu’à l’Élysée Eric Zemmour est apparemment, selon l’article, appelé E-Z-B, soit Eric Zemmour Bolloré. Dans cette perspective, l’article du Monde présente Eric Zemmour comme la créature de Vincent Bolloré, avec de nombreux détails.
On apprend ainsi que les deux personnages se parlent au téléphone tous les jours, qu’Emmanuel Macron tente de bloquer les investissements de Vincent Bolloré pour élargir son « empire », que Vincent Bolloré a placé à la tête de Paris Match et du Journal du Dimanche des proches :
« Vincent Bolloré n’ignore rien de leur parcours. A 20 ans, Patrick Mahé militait au sein d’Occident, mouvement d’extrême droite dissous en 1968 – comme Michel Calzaroni, le conseiller com’ de Bolloré, qui s’amuse aujourd’hui d’avoir commencé « à l’extrême droite de Vincent et de se retrouver à sa gauche ». Longtemps proche de Jean-Marie Le Pen, Mahé est aussi un ancien de Jeune Europe, groupuscule ultra-nationaliste et antiaméricain de « fafs », disait-on à l’époque, dont l’emblème était la croix celtique.
A Jeune Europe, « Patrig » côtoyait l’éditeur Jean Picollec, un autre Breton qui habitait à vingt kilomètres du fief familial des Bolloré et auquel Vincent et son oncle Gwenn-Aël Bolloré avaient confié en 1987 leur chère maison des Editions de La Table ronde – avant que Picollec ne publie lui-même dans sa propre maison des auteurs sulfureux, comme l’ancien combattant SS belge Léon Degrelle (…).
La seconde recrue, Jérôme Bellay, désormais à la tête du JDD, appelle Bolloré « le cousin ». Sa quatrième épouse, Isabelle Morizet, alias Karen Cheryl, serait, aime rire Bellay devant ses collaborateurs, une parente éloignée du premier actionnaire de Vivendi. Le couple partage d’ailleurs quelques cocktails sur le pont du Paloma, lorsque le yacht du milliardaire mouille l’été dans la baie de Cannes. »
Ce dernier passage sur les cocktails est révélateur. Car bien évidemment Le Monde dénonce CNews et son rôle pro-Eric Zemmour. Mais l’article prend alors un tournant assez unique. On sait qu’en France il est de règle de ne pas aborder la vie privée des personnalités. C’est mal vu. Il y a bien évidemment des médias people surfant là-dessus, mais c’est considéré comme un sous-genre proche du caniveau.
Or, l’article du Monde déroge à la règle, de manière outrancière, allant jusqu’à l’intime de la vie privée de Vincent Bolloré, jusqu’au détail, comme pour montrer que tout était su. Cet étalage sordide vise en apparence à dénoncer le rôle activiste de Vincent Bolloré le conservateur pro-catholique, mais dans le fond il y a quelque chose de rance, une sorte d’agression personnelle, comme pour en faire une cible.
Voici quelques passages qui reflètent ce mélange de dénonciation individuelle et d’accusation politique.
« Ils sont nombreux à observer la mue de Vincent Bolloré, mais rares sont ceux à avoir compris le raid politique et idéologique qu’il a lancé. Il faut dire que le capitaine d’industrie a toujours entretenu le flou sur ses convictions politiques. Personne n’ignore qu’il est un homme de droite. Ou que sa figure tutélaire reste son oncle, Gwenn-Aël Bolloré, débarqué à 19 ans, le 6 juin 1944, sur les plages de Normandie avec le commando Kieffer.
Plus que son propre père, Michel, le héros Gwenn-Aël est sa référence. Patron des éditions de La Table ronde, lecteur passionné et éditeur des « hussards » Antoine Blondin, Roger Nimier et cette petite bande d’écrivains désenchantés de l’après-seconde guerre mondiale, l’oncle était aussi partisan de l’Algérie française et de l’OAS, dont il a publié bon nombre de soutiens (de Jean Bastien-Thiry, l’organisateur de l’attentat contre de Gaulle au Petit-Clamart en 1962, à Jean-Louis Tixier-Vignancour, l’ancien compagnon de route de Jean-Marie Le Pen.) (…)
Plus fidèle à ses relations qu’à la politique, il avait renoncé à soutenir François Fillon en 2017, quoique le candidat prône l’union du libéralisme économique et du conservatisme sociétal (comme l’interdiction de la procréation médicale assistée) – l’idéal de Vincent Bolloré. C’est qu’il ne voulait pas déplaire à Nicolas Sarkozy, cet ami auquel il a prêté son yacht, au lendemain de son élection en 2007, et qui lui a remis la Légion d’honneur deux ans plus tard (…).
Mais il a chaque jour besoin de nouvelles distractions. Divorcé, plusieurs fois séparé, Vincent Bolloré s’est plusieurs fois affiché avec la volubile Valérie Hortefeux, l’ex-épouse de Brice Hortefeux, ancien ministre de l’immigration et de l’identité nationale. Il s’inquiète de la maladie et de la mort et semble gagné par un sentiment d’urgence.
« Lorsque l’homme est plus près du couchant que du levant, il lui vient insidieusement l’envie dérisoire de marquer son passage », écrivait l’oncle « Gwenn » dans ses mémoires. A mesure qu’approche son 70e anniversaire et la date fixée pour son départ, il veut peser sur l’avenir politique du pays. Cette passation des pouvoirs à ses fils aura lieu lors du bicentenaire du groupe, le 17 février 2022, lors d’un grand fest-noz dans le fief familial d’Ergué-Gabéric, près de Quimper (…).
La croisade pour l’Occident chrétien de Vincent Bolloré prospère sur un terreau favorable : une foi de charbonnier qui se décline en images pieuses dans son portefeuille, un syncrétisme « bretonnisant » qui balance entre tradition celte et piété mariale. La devise de la famille est la même depuis 1789 : « A genoux devant Dieu, debout devant les hommes ». Superstitieux, Vincent Bolloré garde à portée de main une statuette de la Vierge Marie et rapporte des bouteilles d’eau bénite de son pèlerinage annuel à Lourdes.
Il se vante de se rendre à la messe tous les dimanches « quel que soit l’endroit où [il se] trouve » (…).
On présente souvent l’abbé Grimaud comme le « confesseur » de Vincent Bolloré. Il ressemble surtout à un directeur de conscience politique. C’est Gabriel Grimaud qui a présenté au patron le journaliste Guillaume Zeller, ce petit-fils d’un des quatre généraux du putsch d’Alger (aujourd’hui « directeur de projet » au sein du groupe). L’industriel l’avait propulsé malgré son inexpérience à la tête d’i-Télé, avant de licencier 70 journalistes et de transformer la chaîne en CNews. Cette fois, Vincent Bolloré tient à présenter à Gabriel Grimaud un journaliste juif qui se dit aussi « chrétien » et veut comme lui contrer l’islam : Eric Zemmour. »
Cet article sordide restera dans l’histoire du journalisme français comme un exemple d’agression individuelle, qu’on devine clairement téléguidé par Emmanuel Macron. Il s’agit de présenter Vincent Bolloré comme une personne âgée pleine de préjugés et capricieuse comme un milliardaire, ayant décidé d’une lubie sans fond, qui n’existe que médiatiquement.
Ces « délires » d’un capitaine d’industrie censé être gâteux seraient utilisés par une poignée de réactionnaires – losers, mais tout cela serait déconnecté de la réalité.
C’est là insultant pour Vincent Bolloré et cela montre le niveau infect des contradictions inter-bourgeoises. Cependant, et là c’est réellement grave historiquement, cela individualise ou personnalise un phénomène de fond, rendant impossible son interprétation correcte.
On ne saurait en effet interpréter la montée d’Eric Zemmour comme le font les turbocapitalistes et Emmanuel Macron. Il faut voir les choses historiquement et comprendre qu’Eric Zemmour est une expression historique de la crise, et qui dit crise capitaliste dit aussi : nationalisme, protectionnisme, mise au pas intérieure, guerre.
Vincent Bolloré ne « choisit » rien du tout. Il est une figure historique du capitalisme français qui est poussé par la crise. On n’en a rien à faire que Vincent Bolloré jouait aux cartes, dans sa jeunesse, avec le président Georges Pompidou. L’Histoire n’est pas réalisée par des individus, mais par des classes agissant de manière inéluctable.