Il s’est pensé un cosaque des temps modernes.
Lorsque se produit la révolution russe en Octobre 1917 avec Lénine et les bolcheviks, l’Ukraine est bien entendu concernée, en tant que pays faisant partie de l’empire russe et opprimé par celui-ci. La société se divise alors en deux camps. Les pro-bolcheviks fondent une République Socialiste Soviétique ukrainienne, dont la capitale est Kharkiv. Le camp qui n’est pas opposé au capitalisme fonde la République populaire d’Ukraine, dont la capitale est Kiev, le régime étant immédiatement reconnu et soutenu par la France et le Royaume-Uni.
Or, la République populaire d’Ukraine ne dura pas : l’Allemagne et l’Austro-Hongrie soutinrent des forces faisant un coup d’État donnant naissance à « l’Etat ukrainien » avec à sa tête Pavlo Skoropadsky.
On a compris que les Français et les Britanniques visaient une bourgeoisie locale pour satelliser l’Ukraine et que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, pas encore défaits alors, avaient tenté une contre-manœuvre en leur faveur.
Mais comme la base du nouveau régime était bien trop étroite, il y eut un contre-coup d’État et ce fut le retour de la République populaire d’Ukraine avec un « directoire » à sa tête.
La situation était bien entendu particulièrement instable et deux figures vont au même moment prendre la tête de révoltes paysannes concernant toute la partie Sud – Sud-Est de l’Ukraine. La première (et principale) figure fut Nykyfor Hryhoriiv (vers 1885-1919), d’orientation socialiste-révolutionnaire. Il soutint initialement le directoire de la République populaire d’Ukraine, mais s’opposa à l’arrivée de troupes étrangères et organisa des forces pour les combattre en s’alignant sur les bolcheviks. Il finit par rompre avec ces derniers au nom du mot d’ordre de « soviets sans bolcheviks ».
La seconde figure était Nestor Makhno (1888-1934). Très tôt acquis aux idées anarchistes, il fut arrêté pour des exécutions politiques et des expropriations, et condamné à mort. Sa peine fut commuée car il était encore mineur et il alla en prison à Moscou, de 1911 à 1917. Avec la révolution russe l’ayant libéré il retourna en Ukraine pour mettre en place des bandes paysannes avec notamment la tatchanka, un chariot muni d’une mitrailleuse.
Adepte du style cosaque, il fut surnommé bat’ko, soit père, comme c’est la tradition chez les cosaques zaporogues. Il oscillait pareillement entre les bolcheviks et le régime « national » ukrainien, cherchant à obtenir des armes des uns et des autres, s’alliant finalement aux bolcheviks pour faire face aux armées blanches pro-tsarisme.
En janvier 1919, les bandes de Nestor Makhno étaient fortes de 20 000 hommes, et au milieu de l’année elle aura même 80 000 hommes une fois que les troupes de Nykyfor Hryhoriiv les aient rejoints. Ce dernier avait réussi en effet à prendre la tête d’une vaste révolte paysanne au moyen de 20 000 personnes, plus de 50 canons, 700 mitrailleuses, 6 trains blindés.
Dans le cadre de cette union, le socialiste-révolutionnaire Nykyfor Hryhoriiv était commandant de l’armée insurgée unie et l’anarchiste Nestor Makhno le président du Conseil militaire révolutionnaire. Ils étaient des représentants typiques du style patriarcal « cosaque » prônant une « égalité » de type communautaire-local. Il y en eut d’autres d’ailleurs, comme le socialiste-révolutionnaire Daniil Ilyich Terpilo, qui eut exactement le même parcours.
Nestor Makhno fit cependant pratiquement immédiatement exécuter Nykyfor Hryhoriiv qui prônait de s’allier aux armées blanches contre les bolcheviks. Il y avait également une accusation d’antisémitisme, les bandes paysannes pratiquant régulièrement des pogroms, ce à quoi Nestor Mahno s’opposait, mais pas du tout Nykyfor Hryhoriiv.
De fait, les bandes paysannes ukrainiennes représentaient une aventure communautaire-patriarcale pleine de préjugés, avec de pogroms réguliers, un individualisme borné, fantasmant sur les cosaques, etc., et ces « armées vertes » furent toutes balayées par l’armée rouge.
Le 28 août 1921, Nestor Makhno et les 83 membres restant de ses bandes passèrent alors en Roumanie, lui-même allant à Bucarest puis Varsovie. Il s’y fit arrêter pour alliance avec l’armée rouge, mais il fut acquitté en ayant affirmé que l’activité de ses bandes avait « sauvé » la Pologne des avancées de l’armée rouge alors qu’avait lieu la guerre soviéto-polonaise au même moment.
Il s’installa alors à Paris où il mourut dans une misère noire en 1934, les anarchistes refusant catégoriquement de le soutenir. Ce furent des anarchistes étrangers, notamment américains, qui l’aidèrent. Aux yeux des anarchistes français, Nestor Makhno était en effet un « bolchevik ». C’est que Nestor Makhno avait adopté une ligne imposant une discipline, ce qui était inacceptable pour les anarchistes au sens strict. On aura compris que Nestor Makhno voyait les bandes comme un regroupement patriarcal unifié, à la cosaque.
L’anarchiste ukrainien Piotr Archinov théorisa cette conception « disciplinaire » de Nestor Makhno dans une « plate-forme » parue en 1926 ; lui-même décida finalement de rejoindre l’URSS, où il fut fusillé en 1938 pour avoir constitué une organisation anarchiste clandestine. Cela provoqua tout un remue-ménage chez les anarchistes alors, qui virent la naissance de deux courants opposés.
Le « plate-formisme » exige que les membres d’une organisation anarchiste se plient aux décisions de l’organisation : cela donnera naissance au courant (ultra-minoritaire) se revendiquant « communiste libertaire » (à distinguer de « communisme libertaire » ou « socialisme libertaire » employé par les anarcho-syndicalistes, notamment de la CNT espagnole au même moment).
Les anarchistes se revendiquent quant à eux du « synthétisme » : tous les courants doivent être acceptés dans une organisation anarchiste, chaque courant doit pouvoir garder ses spécificités et son autonomie, chaque interprétation de l’anarchisme doit être reconnu.
On notera que ce principe synthétiste est historiquement celui du Parti socialiste SFIO fondé en 1905 et du courant socialiste français en général (par opposition au courant historique de la social-démocratie allemande et autrichienne qui réfute le droit de tendance et exige la discipline). C’est au nom de ce principe synthétiste que lors du congrès de Tours en 1920 Léon Blum récusa le bolchevisme.
Le courant synthétiste a toujours totalement dominé l’anarchisme au niveau mondial, même s’il y a toujours eu des émergences de structures communistes libertaires durant rarement longtemps. La France fut toutefois un bastion de ce phénomène très marqué par le « marxisme libertaire », par l’intermédiaire de l’Organisation révolutionnaire anarchiste né en 1967, qui se scinda en deux courants : un courant mouvementiste (qui sera très proche des autonomes) avec l’Organisation Communiste Libertaire, un courant pro-syndicaliste (qui sera extrêmement proche des trotskistes de la Ligue Communiste Révolutionnaire) avec l’Union des travailleurs communistes libertaires (qui deviendra Alternative Libertaire).
C’est un lointain écho d’une révolte paysanne ukrainienne patriarcale-communautaire, organisée et dirigée par des anarchistes et des socialistes-révolutionnaires adoptant le style des bandes cosaques…