La Russie a mis en place le vecteur militaire de sa politique.
Pour comprendre où nous en sommes dans le conflit ukrainien, il faut bien cerner un aspect essentiel. Lors de son allocution télévisée du 21 février 2022, le président russe Vladimir Poutine a terminé par les mots suivants :
« Nous voulons que ceux qui ont pris le pouvoir et le gardent à Kiev cessent immédiatement les hostilités. Autrement, la responsabilité pour la continuation du bain de sang reposera entièrement sur la conscience du régime en place en Ukraine.
Alors que j’annonce les décisions [de reconnaître le Donbass séparatiste comme souverain], je reste confiant sur le soutien des citoyens de Russie et les forces patriotiques du pays.
Merci. »
C’est là un avertissement tout à fait clair à l’Ukraine. Et le 22 février 2022, cet avertissement s’est concrétisé géographiquement. Pour expliquer de quoi il en retourne, voici le dialogue, très révélateur, entre des journalistes et le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov.
CNN : En ce qui concerne la reconnaissance de la souveraineté de la RPD [République Populaire de Donetzk] et de la RPL [République Populaire de Louhansk], dites-moi, est-ce que nous parlons de les reconnaître dans leur situation actuelle, les frontières de fait, ou dans les frontières de l’ensemble des régions de Donetzk et Louhansk? De ce que je comprends, celles-ci sont relativement différentes.
Dmitry Peskov : Dans les frontières qu’ils ont eux-mêmes proclamé.
CNN : Proclamés à quel moment ?
Dmitry Peskov : Eh bien, lorsque ces deux républiques ont été proclamés.
Bloomberg [une agence d’information pour financiers] : Pouvez-vous développer cette question ?
Dmitry Peskov : Non, je n’ai rien à ajouter.
Ekho Moskvy [la radio Écho de Moscou] : Est-ce que ces frontières incluent [la ville de] Marioupol, par exemple ?
Dmitry Peskov : Je n’ai rien à ajouter à cela. Dans les frontières dans lesquelles ils existent et qui ont été proclamées.
Ekho Moskvy : Dans lesquelles elles existent ou dans lesquelles elles ont été proclamées ?
Dmitry Peskov : Eh bien, dans celles dans lesquelles ils ont été proclamés et existent.
Ekho Moskvy : Cela signifie les frontières actuelles ?
Dmitry Peskov : Je n’ai rien à ajouter à cela.
BBC News : Pouvez-vous clarifier ? Je ne comprends pas vraiment. Est-ce que la reconnaissance des républiques populaires signifie les frontières dans lesquelles elles existent maintenant ou celles dans lesquelles elles se sont proclamées ?
Dmitry Peskov : Celles dans lesquelles ces républiques ont été proclamées.
BBC News : En 2014 ? Cela veut dire l’ensemble des régions de Donetzk et Louhansk ?
Dmitry Peskov : En ce cas, j’ai dit tout ce que je pouvais sur ce sujet.
Voici les cartes pour visualiser les choses. A gauche on a l’oblast de Donetzk, c’est-à-dire la région de Donetzk, avec en gris le territoire actuel de la « république populaire ». A droite, on a l’oblast de Louhansk, avec en hachuré le territoire actuel de la « république populaire ». Or, dans les deux cas, les « républiques populaires » affirment que leur territoire réel est l’ensemble de l’oblast. Cela implique d’en chasser les institutions et l’armée ukrainiennes qui y sont présentes.
Vladimir Poutine lui-même a confirmé cela le même jour :
« Nous les avons reconnus, ce qui signifie que nous avons reconnu tous les documents fondamentaux, y compris la Constitution, et la Constitution définit les frontières dans les régions de Donetsk et de Louhansk à l’époque où elles faisaient partie de l’Ukraine. »
Pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté, le même jour, la décision présidentielle a également été ratifié à l’unanimité des présents à la chambre haute du parlement russe et au parlement lui-même.
Ce que cela signifie est ainsi très simple. Le Donbass séparatiste n’a qu’à pousser à l’affrontement et, immédiatement, la Russie se devra, en raison de l’accord signé le 21 février 2022, venir à sa rescousse. Les bombardements entre le Donbass séparatiste et le régime ukrainien ne cessent d’ailleurs pas, prenant toujours plus d’ampleur, débordant toujours plus des zones habituelles.
Pour ce faire, Vladimir Poutine a demandé et obtenu du Conseil de la Fédération l’autorisation d’envoyer des troupes russes au-delà des frontières (on reconnaît le grand souci légaliste de la Russie historiquement). Ce qui donne ici une lecture très impériale des choses : on a annexe le voisin, mais légalement du point de vue interne.
Et il y a eu également l’évacuation de l’ambassade russe à Kiev, des consulats de Kharkiv, Odessa et Lviv. C’est là naturellement un signe annonciateur d’une offensive militaire, allant de pair avec l’ultimatum fait le 21 février à l’Ukraine.
Cette dernière, de son côté, a proclamé la mobilisation des réservistes, 218 000 hommes, ce qui exige une intendance énorme que, de fait, le régime n’est pas du tout en mesure de satisfaire. Le ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kuleba s’est d’ailleurs précipité à Washington, le président américain Joe Biden prenant la parole pour annoncer une panoplie de sanctions, alors que la superpuissance américaine va envoyer dans les pays baltes 800 hommes et 20 hélicoptères d’attaque AH-64 (depuis l’Italie), huit avions de chasse F-35 quittant l’Allemagne pour la Pologne.
Le Royaume-Uni compte viser des banques et des oligarques russes, l’Allemagne a gelé la certification du gazoduc North Stream 2, l’Union Européenne a visé les 351 députés russes ayant voté la reconnaissance, ainsi que 27 personnalités et entreprises. Ont pareillement mis des sanctions l’Australie, le Canada, le Japon…
En fait, la Russie a mis le feu à l’ordre international capitaliste, en raison de sa propre position de challenger – la Chine fera de même, historiquement c’est inévitable. Tout cela est un saut qualitatif de plus dans le bellicisme. Et cette situation catastrophique n’en est qu’au début.