Ils s’inquiètent bien plus pour eux-mêmes que de la guerre en Ukraine.
Les Français apprécient d’être étonnés par ce qui se passe ailleurs que chez eux, se prenant en quelque sorte pour le centre du monde civilisé. La guerre en Ukraine met cependant une terrible claque à ce regard hautain sur les choses, parce qu’elle n’est pas quelque chose qu’on peut gommer, mettre de côté. C’est précisément cela qui met les Français en rage. On les dérange. Que la Russie envahisse l’Ukraine, les Français trouvent cela mal ou lointain, et dans tous les cas lointain.
Et ce qui les trouble le plus, c’est la remise en cause d’un ordre international pacifié depuis trente ans dans ses grandes lignes du point de vue des pays capitalistes occidentaux…
Comment pourrait-il en être autrement ? La société française est passée à la lessiveuse capitaliste depuis 1991, avec une destruction systématique de toutes les forces se revendiquant du Socialisme, remplacés opportunément par des tenants turbocapitalistes des changements « sociétaux ». L’individualisme règne en maître, s’appuyant sur un capitalisme en expansion, tant matériellement grâce à la Chine servant d’usine que qualitativement avec l’ouverture innombrable de nouveaux marchés (outils technologiques au quotidien, plats livrés, alimentation livrée, commandes sur Amazon, séries sur des chaînes dédiées, etc.). Consommer est plus facile, plus rapide, plus systématique.
La guerre en Ukraine apparaît comme un grand trouble dans cette paix capitaliste. C’est cela qui perturbe les gens. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas l’exigence démocratique du refus de la guerre. Encore faut-il pourtant que cette exigence s’arrache à l’aliénation et l’exploitation du capitalisme moderne, et ça, ce n’est pas gagné. Car le capitalisme a une réponse systématique dans tous les pays capitalistes occidentaux : la Russie est la seule force qui joue le rôle de trouble-fête dans cette histoire, sans la Russie tout serait comme avant, le capitalisme n’a rien à voir avec ce qui relève d’un aventurisme russe délirant.
D’où la formule, mille fois répétés en France comme dans tous les pays, du « dans la tête de Vladimir Poutine ». Comme s’il s’agissait d’un tyran qui décide de tout, qui aurait réfléchi tout seul dans son coin à un plan machiavélique pour perturber l’ordre mondial. Emmanuel Macron y est allé de ses petites phrases sur un Vladimir Poutine qui aurait changé, qui ne serait plus le même qu’avant, qui serait désormais crispé, fermé, obsessionnel, etc.
C’est simpliste, d’ailleurs même franchement niais. Cela peut pourtant avoir son effet. En fait, le capitalisme a tellement contaminé la vision du monde des gens que même s’ils cherchent à exprimer un point de vue démocratique, cela est dévié vers une interprétation subjectiviste renforçant la vision générale du monde que prône le capitalisme. La démonisation de Vladimir Poutine reflète très exactement cela. S’opposer à la guerre devient ici… s’opposer à Vladimir Poutine.
Un tel raccourci est inévitable. Cela rappelle que même la guerre en Ukraine ne saurait être un déclencheur d’une élévation instantanée et unilatérale de la conscience sociale. C’est une large bataille idéologique qui va commencer à se mener, avec le Socialisme devant s’affirmer à travers l’effondrement de la civilisation capitaliste, avec des gens qui doivent s’arracher d’eux-mêmes, difficilement, contre leur gré en fait même, au style de vie capitaliste.
Cela va passer par un nombre incommensurable d’erreurs, d’errements, parce que les gens chercheront à consommer leur critique du capitalisme, tellement ils sont façonnés par le capitalisme. Il faut que les gens se forgent dans le collectivisme, c’est un processus douloureux pour qui a accepté le confort individualiste des sociétés capitalistes.
Ainsi, les Français sont stupéfaits par la remise en cause de leur capitalisme pacifié, voilà ce qu’il faut bien comprendre : la guerre a arraché une couche d’aliénation, mais il y a trente ans de déformation qui ont eu lieu par l’expansion du capitalisme, sans compter les décennies du capitalisme auparavant… Le processus va être complexe jusqu’à la conscience humaine se reconnaissant dans le Socialisme. La question étant de savoir à quel rythme va la guerre, si elle va être plus rapide. C’est pour l’instant clairement le cas.