Un renouveau idéologique est à craindre.
La question des idéologies permettant à l’extrême-Droite de se développer est très importante, car c’est un levier incontournable pour la démagogie, la mobilisation de masse, un programme de nationalisme et de militarisme. Pour combattre le fascisme, il faut saisir la nature idéologique du projet fasciste et cela demande une réflexion intellectuelle développée.
C’est que le fascisme est compris par la Gauche historique non pas comme un accident politique ou un gang de racistes, mais comme une tendance produite par le capitalisme en crise. Le fascisme répond à un besoin des couches dominantes et l’anticapitalisme romantique est une dimension obligatoire pour mobiliser les masses et les empêcher de se tourner vers le Socialisme.
Or, avec la guerre en Ukraine, l’ensemble des prétendants à objectivement représenter le fascisme a grandement reculé sur ce plan. Ni Marine Le Pen ni Eric Zemmour n’ont assumé une rupture avec l’OTAN et la politique française nationaliste, ils sont accepté de dénoncer la Russie et de converger avec les États-Unis, tout en ayant des critiques bien entendu. Ils auraient pu profiter de l’invasion russe pour pousser le raisonnement jusqu’au bout et proposer un « contre-modèle » idéologique, avec une forte dimension pseudo-anticapitaliste, ils ne l’ont pas fait.
Cela laisse un espace de libre, mais du côté des regroupements activistes, la référence c’était le mouvement Azov, donc l’Ukraine, l’option russe étant ainsi bloquée. Quant à ceux ayant apprécié les républiques séparatistes du Donbass, ils sont partis là-bas pour la plupart.
Il faut donc s’attendre à un renouveau idéologique à l’extrême-Droite, sur la base de l’idéologie « eurasianiste », comme vecteur « anticapitaliste » si la Russie réussit son entreprise en Ukraine. Car le grand théoricien de cette idéologie, Alexandre Douguine, connaît de fait son heure de gloire avec « l’opération » menée par la Russie, qu’il appelait depuis 2014 de ses vœux, ayant même été mis de côté en Russie pour cette raison.
Depuis 2014 en effet, Alexandre Douguine appelle à établir une « nouvelle Russie » dans le Sud-Est de l’Ukraine afin de se se confronter aux forces « thalassocratiques », commerciales et maritimes, la Russie étant le représentant des forces « telluriques », ancrées dans le sol, enracinées. Ce serait Sparte contre Athènes, Rome contre Carthage.
Ce qui semblait hier avoir a mieux une fonction de simple légitimation de l’invasion russe (voir L’expansionnisme russe anti-ukrainien et sa base idéologique «eurasienne») semble devenir dans les faits une idéologie stratégique russe en tant que telle.
Et on peut voir que trois structures fascistes françaises cherchent à entrer dans la brèche, au prix de contorsions immenses.
Il y a tout d’abord le mouvement Egalité & réconciliation d’Alain Soral, qui cherche à sortir de son isolement provoqué par la pandémie dont la dimension mondiale a disqualifié la lecture paranoïaque antisémite sur un contrôle total du monde par les Rothschild. Une guerre entre grandes puissances, incompréhensible si une « entité » domine le monde, devrait faire de même, mais le mouvement est isolé et prêt à changer relativement sa vision du monde pour apparaître comme « visionnaire ».
Il y a ensuite une petite structure intellectuelle – élitiste de type « national-bolchevik », dont on s’abstiendra de donner le nom ici, qui y verrait bien un moyen d’avoir une dimension « sulfureuse ».
Il y a enfin la revue de la « nouvelle Droite » Elements, qui tente de reformuler le national-socialisme, et qui a donné naissance idéologiquement aux « identitaires ». Complètement hors-jeu elle aussi, elle se verrait bien converger u moins un minimum avec la Russie, comme en témoigne ces propos élogieux et explicatifs d’une idéologie eurasianiste qui pourtant n’a rien à voir avec le fantasme sur les « Indo-Européens » qui caractérise Elements depuis cinquante ans :
« D’un point de vue idéologique, cette guerre [de la Russie conte l’Ukraine], en coupant tous les ponts entre la Russie et l’Occident, marque la victoire des courants néo-eurasianistes et avant tout de leur chef de file, Alexandre Douguine.
Celui qu’on aurait pu prendre pour un intellectuel velléitaire et fantasque, sans véritable prise sur la politique étrangère russe ou pour un émissaire dans la stratégie russe de soft power vis-à-vis de la Droite « illibérale » européenne s’avère être peut-être la clef de cette invasion qui déjoue tous les calculs rationnels (…).
Le néo-eurasianisme part d’un questionnement qui traverse toute l’histoire russe : la Russie est-elle un « État européen » ou une « civilisation » à part ? Le premier Poutine avait voulu faire de la Russie un membre de la famille européenne. L’extension indéfinie de l’OTAN à l’Est semble l’avoir conduit à trancher définitivement en faveur du deuxième terme de l’alternative.
La critique poutinienne de la décadence postmoderne prend ici un nouveau relief à la lumière de la pensée de Douguine lequel a, depuis des années, œuvré à construire une « Quatrième Théorie Politique » qui serait pour la Russie une alternative au libéralisme, au fascisme et au communisme.
Idéologiquement, Douguine réalise une improbable synthèse des penseurs de la Tradition (Guénon et Evola notamment) et de la philosophie de Heidegger, en faisant du Dasein heideggérien, de l’homme ouvert au mystère de l’Être, le sujet fondamental de sa doctrine politique.
L’originalité de sa pensée tient néanmoins surtout au fait que cette vision antilibérale, qui s’inscrit à sa manière dans la tradition contre-révolutionnaire, se traduit dans une vision géopolitique. Faisant sienne la théorie schmitienne des « grands espaces », mais adoptant un point de vue proprement russe sur elle, Douguine prône l’avènement d’un monde multipolaire dont la Russie serait un des pôles, en même temps qu’une alliance des puissances telluriques comme la Chine, l’Iran, la Turquie voire l’Inde contre les puissances thalassocratiques que sont les Etats-Unis et leurs alliés.
Derrière cette opposition, en apparence sommaire, se profile celle entre un monde de l’enracinement et celui de la dissolution, Tradition contre postmodernité. Toute cette construction pouvait sembler un château de cartes intellectuel – un bon connaisseur de l’œuvre de Guénon pouvant parfois se demander ce que ce dernier fait en si étrange compagnie – mais c’était avant la guerre d’Ukraine qui voit, sous nos yeux, Poutine, le patient joueur d’échecs se métamorphoser en figure quasi-messianique du néo-eurasianisme. »
Cette conception d’une « quatrième théorie politique », c’est Eric Zemmour et surtout Marion Maréchal qui convergent le plus avec elle. Il y a ici une véritable menace idéologique en germe. Il ne s’agit bien entendu pas de la possibilité que les Français s’alignent sur l’idéologie « eurasianiste », cela est impossible. Mais il s’agit de bien cerner comment les intérêts des hautes bourgeoises en compétition au niveau international génèrent des idéologies qui résonnent entre elles selon les alliances et les besoins de mobiliser dans le nationalisme et le militarisme.