Tous des beaufs ?
Tout comme la TVA et la boule à facette, le mot « beauf » est une invention 100% française et n’a pas d’équivalent exact dans les autres langues, et c’est dommage parce que c’est un terme très éloquent, qui en dit long sur notre façon de vivre. L’équivalent le plus proche est probablement le « gros oncle du barbecue » brésilien, « tiozão do churrasco« .
Popularisé par le dessinateur Cabu dans Charlie Hebdo dès les années 70, le mot « beauf » est totalement rentré dans le langage courant, si bien qu’on l’emploie chaque jour sans y prêter attention, et sans forcément réfléchir à quoi cela correspond. Son histoire accompagne celle de la société de consommation : autrefois il y avait des cuistres, des farauds et des gougnafiers, mais pas de beaufs.
On l’utilise le mot beauf pour parler d’autrui et rarement de soi-même, sauf dans un esprit d’auto-dérision voire avec une pointe de fierté anti-élitiste. A chacun ses beaufs, que l’on méprise plus ou moins ostensiblement. Car le concept est suffisamment flou pour que l’on soit tous le beauf de quelqu’un d’autre. La seule constante dans les définitions que l’on trouve, c’est l’étroitesse d’esprit et la vulgarité, mais cela ne signifie rien en substance. Les beaufs sont toujours des hommes, mais il y a des femmes pour les apprécier, voire les imiter.
Qu’en est-il du point de vue de la lutte des classes ? Tout d’abord il faut bien saisir qu’être beauf n’a pas grand chose à voir avec l’appartenance à telle ou telle classe sociale : le beauf n’est pas un redneck américain ni un chav britannique, deux termes anglo-saxons dénotant un mépris de classe affiché envers la classe ouvrière, en la réduisant à sa seule strate lumpen-prolétaire.
Le beauf des débuts chanté par Renaud dans sa chanson « Mon beauf« , revêt les traits d’un homme borné, sexiste, avec des idées de droite. On sait qu’il a fait 10 ans de légion, et rien de plus. Cabu lui donne tour à tour les traits d’un ouvrier, d’un patron de bistrot, d’un petit-bourgeois, d’un ouvrier se prenant pour un petit bourgeois, et même d’un grand bourgeois en s’inspirant du maire semi-mafieux de Nice de l’époque, Jacques Médecin, en mode méridional avec moustache, rouflaquettes et costume clair. Puis Cabu réactualise le concept dans les années 90 avec le « nouveau beauf » à catogan qui travaille dans la pub, se dit écolo mais roule en 4×4.
Difficile, donc, de trouver un archétype du beauf figé dans la culture populaire !
Quand on traite quelqu’un de beauf, le mépris est implicite, mais ce n’est pas du mépris de classe : c’est une critique morale, plus difficile à cerner, ce qui explique pourquoi les français bafouillent quand on leur demande d’expliquer ce qu’est un beauf, et pourquoi ils n’ont pas trop envie de faire partie du club. Mais essayons de toucher du doigt ce terme élusif, en proposant une définition :
Un beauf est une personne qui jouit des progrès sociaux et de bonnes conditions d’existence, tout en maintenant un mode de vie consumériste sans pour autant mener de réflexion sur sa propre vie et son rapport au monde. Plus il y a un décalage manifeste entre le niveau de vie (élevé) et le niveau d’exigence culturelle et morale (bas), plus on mérite d’être qualifié de beauf.
A titre d’exemple, voici le summum de la phrase beauf :
« Il m’est arrivé un drôle de tour l’autre jour, j’ai percuté une biche avec ma nouvelle voiture, ma carrosserie est toute bousillée! »
Cette phrase peut provoquer un malaise chez n’importe quelle personne sensible, car elle a tous les attributs de la beauferie consommée : un niveau de vie élevé avec un niveau moral au ras des pâquerettes, et une réflexion sur le rapport à la nature tout simplement inexistante. C’est cette dissociation d’avec la nature, ce fétichisme de la marchandise dont parlait Karl Marx, qui caractérise la personne « beauf », plus que tout autre critère. Quand les objets prennent plus d’importance que les êtres vivants, c’est qu’il y a une profonde crise culturelle, morale, et donc civilisationnelle.
Bien sûr, au quotidien, tout le monde ne parle pas comme ça. Mais mis à part ces cas de beauferie extrême qui fournissent des boucs émissaires faciles à accabler, il faut bien reconnaitre que pour tout un chacun, l’élévation du niveau de vie ne s’accompagne pas, au quotidien, d’une élévation du niveau de conscience morale, et encore moins d’une philosophie de l’action pour changer le monde.
Il y a donc une part de beauf en chacun d’entre nous, car qui peut réellement prétendre être à la hauteur de son époque ? Qui n’a jamais commandé sur Amazon, par commodité ? Qui refuse systématiquement de prendre ce moyens de transport aberrants qu’est la voiture ? Qui, plutôt que de se lamenter de la condition animale, fait son possible pour changer la situation ? Qui fait l’effort de lire un conte plutôt que de regarder Disney+ ? Qui ne consomme pas certaines marchandises par principe, même quand c’est gratuit ?
En réalité, peu de personnes sont à la hauteur de leur époque, et le basculement du côté beauf est une réalité pour la plupart d’entre nous. Comme des mouettes victimes de la marée noire, il faut s’extraire du mazout qu’est la société de consommation : le changement ne peut pas être porté par des beaufs, il faut d’abord s’élever, se débarrasser de cette fange, et commencer à essayer d’étendre ses ailes…