La victoire de l’Équipe de France de Football à la Coupe du Monde a été largement mise en scène. La population est en quelque sorte privée d’une célébration intime, sincère, authentique. Les avions de la patrouille de France ont fait leur apparition au-dessus de Paris, comme pour bien rappeler les célébrations militaristes de l’avant-veille. De nombreux prêtres ont saisi l’opportunité pour sonner les cloches des églises et rappeler leur existence. Emmanuel Macron a été fortement mis en avant, etc.
Quoi qu’on en dise, le régime en place est le grand gagnant de la victoire de l’équipe de France de Football. Cela est bien sûr nié par l’immense majorité des commentateurs qui expriment à l’unisson la même béatitude surjouée, afin que surtout aucune voix dissonante ne transparaisse.
Et comme s’il fallait prévenir la critique, celle-ci est dénigrée dans son essence même. À ce jeu, on peut noter la copie tout à fait typique rendue par le rédacteur en chef du Figaro Guillaume Tabard, expliquant que :
« Chez tous ceux-là, une incapacité à se laisser emporter par la joie et, sur le plan politique, la hantise de voir Emmanuel Macron s’emparer de cette victoire, pour ne pas dire l’accaparer. »
Cela est très bien vue de parler de joie, car au centre de tout cela il y a en effet les masses et la joie qu’elles ont exprimée. Les célébrations ont été intenses après la victoire.
Cela avait d’ailleurs commencé dès l’après-midi avant même la rencontre contre la Croatie. Une ambiance guillerette, voire pétillante, traversait la France ensoleillée ce dimanche. Dans les villes et les campagnes, dans les stations balnéaires et les campings, les masses se parlaient ou se regardaient affectueusement.
Il y avait un parfum de 1998 avec des places de villages réunies autour d’un écran, des familles dans les jardins où les femmes, surtout les anciennes, étaient là pour réguler les excès regrettables des hommes avec l’alcool, des centres-villes où la jeunesse plus intellectuelle et cultivée prenait plaisir à s’associer à une joie simple et populaire, des cités de banlieues où l’enthousiasme était particulièrement exacerbé, et puis encore à Paris, où il y avait un peu de tout cela.
Il faut reconnaître aussi l’immense ferveur des gens qui ont attendu pendant de nombreuses heures en plein soleil l’arrivée des joueurs sur les Champs-Élysées. Il y a là quelque chose d’éminemment populaire, relevant d’une véritable communion nationale, à l’opposée par exemple des cérémonies administratives organisées par le régime pour célébrer son Armée chaque 14 juillet.
Au contraire, ce genre de défilé parisien massif, rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes pour un événement sportif, est quelque-chose de rare et précieux. C’était le quatrième. Il y a eu 1998 évidemment, dans une moindre mesure 2000 après la victoire à l’Euro de Football, et il y avait eu avant seulement l’incroyable déambulation du champion de course à pied Jules Ladoumègue en 1935 devant 400 000 personnes.
Il était une figure ouvrière, proche du Parti Communiste, et victime d’institutions sportives réactionnaires l’interdisant de pratiquer son sport, jusqu’à le priver de Jeux Olympiques. L’URSS lui avait proposé de concourir là-bas ; le journal Paris-Soir avait organisé pour son retour une course d’exhibition à travers Paris dont le succès fut immense.
Ce lundi 16 juillet 2018, les masses n’auront par contre pas véritablement célébré la prestation sportive des “bleus”. On ne peut pas dire que l’équipe a brillé de par le jeu qu’elle a proposé ; elle a même fait preuve d’une réussite insolente pour s’imposer face à la Belgique puis à la Croatie. Mais là n’est pas du tout la question.
Le sport n’est ici qu’un prétexte. La population s’empare de cette victoire à la Coupe du Monde pour exprimer quelque-chose de plus important que simplement le football. Cela dépasse le sport et n’appartient même pas aux joueurs eux-mêmes, pas plus qu’à Didier Deschamps.
Les joueurs ne sont pas extérieurs à l’événement, par définition, évidemment. Ils en sont simplement l’incarnation. Cela s’est traduit entre-autre par la reprise de plusieurs chansons dédiés à certains joueurs, diffusées grâce aux réseaux sociaux.
Les deux plus populaires sont celles dédiées à N’Golo Kanté, dont la qualité de jeu est particulièrement appréciée, et à Benjamin Pavard. Cette dernière fait écho à un chant stupide et très grossier des supporters marseillais pour leur finale de Ligue Europa à Lyon (sur un air classique de supporters anglais), qui a connu un grand succès au printemps chez les jeunes garçons amateurs de football partout en France.
La ferveur populaire prend donc comme prétexte le football pour exprimer un besoin social, qui est en quelque sorte un besoin d’unité.
Le régime n’a surtout pas envie de cette unité populaire, mais plutôt d’une unité derrière ses institutions et le système économique qu’il promeut. C’est la raison pour laquelle il tend à personnifier largement les célébrations. Les joueurs sont donc mis au centre du dispositif, présentés comme étant des individus ayant réussis quelque-chose.
Quand les masses disent “on a gagné”, parce que l’élan est collectif, le régime préfère un “merci les bleus”.
Pour les masses, peu importe qu’il n’y avait pas 67 millions de français sur le terrain, ce qui compte est l’unité autour d’un même mouvement, d’une même cause, aussi futile soit-elle.
Cela ne saurait compter pour les représentants du capitalisme où l’entreprise individuelle et la réussite personnelle sont au centre de tout.
C’est ainsi que de nombreuses grandes entreprises ont communiqué ce “merci les bleus”. C’est également le coeur du message d’Emmanuel Macron et de toute la communication qu’il a mise en place, faisant de cette victoire presque une “affaire d’État”.
La question n’est pas ici de savoir si le président Macron profitera personnellement de l’événement. Il ne faut pas sous-estimer les masses françaises qui, normalement, au moins pour celles ayant un héritage politique, ne se font pas avoir aussi facilement.
Par contre, parce qu’elles sont largement dépolitisées, abandonnées depuis longtemps par la Gauche, elles se retrouvent désemparées face aux institutions qui profitent de l’événement pour maintenir et renforcer le régime.
Emmanuel Macron joue un rôle important en ce sens. Il a méticuleusement soigné son approche de la question, en étant toujours là tout en prenant soin de ne jamais donner l’impression d’en faire trop.
Lors de sa visite en Bretagne pendant les phases de poule, il avait fait en sorte de “s’éclipser” pour assister à la deuxième mi-temps d’un match debout au milieu des clients d’un bar, commandant une bière et payant sa tournée pour fêter la victoire.
Il a fait inviter des jeunes footballeurs d’Île-de-France à l’Élysée pour un autre match, rendu visite aux joueurs dans les vestiaires après la victoire contre la Belgique tout en prenant soin de ne pas diffuser de photos, etc.
Les images de sa présence dans le vestiaire après la victoire en finale, appelant les joueurs “les enfants”, ont par contre été largement diffusées. Les commentaires promouvaient systématiquement son discours “émouvant”, suite logique de son attitude “survoltée” durant la rencontre.
Il avait emmené avec lui un sous-officier de l’Armée gravement blessé au Mali, afin de servir un odieux discours nationaliste, hautain, mélangeant tout et n’importe quoi, relativisant quelque chose d’aussi grave que la guerre avec du sport :
«Je l’ai revu [le militaire] le 13 juillet, il était sur un fauteuil roulant […]. Il m’a dit: “J’ai une faveur à vous demander. Après-demain, quand vous verrez les joueurs, dites-leur qu’ils ont fait rêver un petit Français comme moi.” C’est pour ça que je voulais vous l’emmener, parce que je voulais que vous vous rendiez compte de ce que vous faites».
Certains joueurs sont littéralement tombés dans le panneau pour célébrer le régime. Comme si finalement leur victoire était aussi importante pour la population que l’ouverture d’une usine donnant du travail à des milliers d’ouvriers, ou encore une découverte scientifique permettant de grandes avancées sur le plan écologique.
Benjamin Mendy s’est carrément permis un “dab” avec Emmanuel Macron tandis que Blaise Matuidi, le prenant en accolade, s’exclamait : « Avec Monsieur le Président, vive la France, vive la République ! ».
Le lendemain, le transfert des joueurs vers Paris depuis l’aéroport a également été organisé de manière à ce que la célébration des individus soit totale. On a laissé des gens s’arrêter à pied sur l’autoroute pour “voir” leur bus de prêt, d’autre circuler à scooter, sans gants, portable à la main, parfois debout sur leurs machines, au milieu de l’escadron de police motorisé encadrant le bus.
Équipe fière de la reconnaissance de notre République. #FiersdEtreBleus #VivelaFrance #VivelaRépublique pic.twitter.com/uyiQSbaIzj
— Equipe de France (@equipedefrance) 16 juillet 2018
La suite de cela fût une grande “garden party” dans les jardins de l’Élysée. Étaient invités un millier de jeunes issus des clubs d’origines des joueurs de l’équipe de France, afin de souligner encore une fois le caractère individuel de l’aventure. Il était bien sûr expliqué qu’il y avait parmi-eux probablement les “futurs Mbappé”, comme si le sport amateur n’était en fait là que pour servir de réservoir au sport de haut niveau et aux clubs professionnels.
Les médias ont relayé tout cela en grandes pompes, meublant avec des interventions de journalistes ridicules voulant à tout prix se placer au coeur de l’événement. TF1, France 2, les quatre chaînes d’information en continu et la chaînes L’Équipe ont toutes assurées un direct de plusieurs heures.
En ce qui concerne la classe politique, les principales figures ont relayé, forcément, le remerciement aux “bleus”.
Édouard Philippe: « Champions du monde !!! Quel match ! Quel mondial ! Quelle équipe ! Vous faites la fierté de votre pays, bravo ».
Benjamin Griveaux: « GÉANTS 20 ans après, merci les Bleus d’offrir le rêve à une nouvelle génération » (Twitter)
François de Rugy: « On est les champions, on est, on est, on est les champions ! Bravo LesBleus ! Et bravo aux Croates pour leur jeu. Beau moment de football, beau moment de rassemblement et de fierté nationale »
Christophe Castaner: « Toucher les étoiles ! Merci à l’équipe de France ! »
Valérie Pécresse: « Champions du monde. Quel match ! Quels joueurs ! Ils ont réussi… Merci Didier Deschamps pour ce bonheur ! »
Anne Hidalgo: « Champions du monde ! Quel bonheur ! Quel match ! C’était un rêve, vous en avez fait une réalité. Merci les Bleus !
Parti socialiste: « Champions du monde ! Félicitations à l’équipe de France qui 20 ans après réitère l’exploit en s’imposant 4-2 en finale ! Bravo les Bleus ».
Manuels Valls: « Un immense merci aux Bleus, à Griezmann, Pogba, Mbappé… à la défense de fer avec Varane et Umtiti… au stratège Deschamps qui a construit un groupe soudé, efficace et fort de ses valeurs. C’est beau le foot ».
Laurent Wauquiez: « Ils l’ont fait ! L’équipe de France, championne du monde. 20 ans que la France attendait. Nous en avons rêvé. Nous avons tant vibré. Nous sommes fiers de vous ! Bravo les Bleus ! »
Nicolas Dupont-Aignan: « Bravo bravo bravo ! Tellement fier d’être Français ! Félicitations à nos héros ! »
A noter également, le message d’Eric Coquerel de “La France Insoumise”, relayant directement et sans filtre le discours en faveur du régime :
Difficile de trouver mieux que le slogan « liberté, égalité, Mbappé » pour célébrer à la fois la solidarité et le talent de cette équipe de France. #griezman a raison cette équipe donne envie de dire « vive la France, vive la république » #FRACRO
— Eric Coquerel (@ericcoquerel) 15 juillet 2018
Le régime ne profitera pas éternellement de cet élan, ou de ce type d’élan. La nature du système économique qu’il promeut est trop instable. Le capitalisme génère trop de crise, de chômage, de décadence culturelle, d’incertitudes morales, pour que la ferveur populaire ne se transforme pas à un moment ou à un autre en colère populaire.
D’ailleurs, les masses étaient nombreuses à siffler le président de la République à diverse occasion lors de cette Coupe du Monde.
Le régime peut se maintenir un moment, mais il peut tout aussi bien vaciller rapidement. Ce qui comptera alors, c’est la nature du renversement de ce régime en place. Si la Gauche aujourd’hui en France n’est pas à la hauteur de cet enjeu, tel n’est pas le cas des différents cercles réactionnaires et de l’Extrême-Droite qui se préparent à cela.
Si le régime tente aujourd’hui de se maintenir par des artifices patriotiques, il ne faut pas perdre des yeux le nationalisme qui en arrière-plan se profile.
Illustration de cela, cet extrait d’une tribune de la réactionnaire Natacha Polony. Cela devrait être un avertissement, un message d’alerte à toutes les personnes de gauche soucieuses des valeurs démocratiques et de l’unité populaire.
Elle a ici très bien compris l’enjeu, la nature profonde et sincère de l’élan populaire autour de l’Équipe de France. Elle entend l’orienter vers le nationalisme plutôt que le socialisme.
« […] À nous tous, adultes et dépositaires de l’immense héritage d’un pays millénaire de convertir cet élan superficiel en sentiment profond et pérenne, à travers la transmission des textes historiques, philosophiques et littéraires qui racontent ce qu’est la France, comme à travers une géographie, des paysages qui en sont le visage.
Tous ces enfants qui brandissent des drapeaux et crient leur joie d’être français ne demandent qu’à aimer leur patrie. Ils ne sont pas toute la France, ils ne masquent pas les haines, le séparatisme, les fractures. Mais plus ils seront nombreux, et plus nous serons nombreux pour combattre ceux qui nous ont déclaré la guerre.
Nul ne s’imagine qu’un pays s’apaise par le miracle d’un match de foot mais un point nourrit nos espoirs : on ne nous sort plus le mythe de la France black-blanc-beur. Cette équipe est tout aussi diverse mais elle est avant tout bleu-blanc-rouge, ce qui signifie que -rêvons un peu – nous retrouvons peut-être un peu de cet universalisme qui est l’identité même de la France et que la globalisation culturelle a voulu remplacer par un multiculturalisme profondément communautariste.
Allons, enfants de la Patrie, les jours de gloire ne se dédaignent pas, quels qu’ils soient. »