Le complexe militaro-industriel se restructure.
Dans les années 1990, avec la fin de la guerre froide, l’industrie de l’armement de petit calibre a subit un net coup de frein à son développement.
Dès 1989, le ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement privatisait en quelque sorte le Groupement industriel de l’armement terrestre (GIAT) car l’objectif était à la spécialisation et à l’allègement industriel dans un contexte de baisse générale de l’armement. Le GIAT devenait ainsi Nexter Group en 2005, et entre temps des entreprises emblématiques fermaient leurs portes, telle la Manufacture d’armes de Saint-Étienne.
Fondée en 1864 et héritière des manufactures royales du XVIIe siècles, la « Manu » était connue pour avoir équipé équiper l’infanterie française de son fameux FAMAS, acronyme désignant le « Fusil d’Assaut de la Manufacture d’armes de Saint-Étienne ». Et depuis cette fermeture, l’infanterie française se fournissait en armes légères à l’étranger, comme avec les pistolets GLOCK autrichiens ou bien les fusils d’assaut HK 416 F allemands.
Mais à l’heure de la crise générale du capitalisme et de sa tendance à la guerre de repartage, la puissance française cherche à « sécuriser » ses équipements pour son modèle d’armée complète, et cela d’autant plus qu’avec la guerre en Ukraine, l’Allemagne se retourne vers son allié historique que sont les États-Unis.
C’est pourquoi il a été envisagé depuis quelques années de reconstruire l’élément de production d’armes de petits calibres dans le cadre du complexe militaro-industriel français. Et c’est l’entreprise Cybergun qui doit se charger de cette besogne… Au départ spécialisée dans les armes de loisirs tels que le airsoft, l’entreprise s’est progressivement tournée vers les armes d’entraînement pour l’armée et la police, puis directement les armes réelles. Ainsi fournit-elle la police des fameux flashball.
C’est cela qui, entre autres, lui a permis de devenir actionnaire majoritaire (65%) dans l’une des dernières manufactures d’armes de Saint-Étienne, Verney-Carron fondée en 1820 et spécialisée dans les fusils de chasse.
Pour freiner son érosion, cette entreprise lançait en 2021 la fameuse marque Lebel avec notamment le fusil d’assaut (VCD15) dont les régimes marocains et malgaches se sont montrés intéressés, le flash-ball Superpro 2, le lance-grenade Le Matru, s’ajoutant aux fusils de précision (VCD10) et mitrailleuses de calibre de 9 mm (VCD9). Ce qui ne l’empêchait pas pour autant d’être sous le coup d’une procédure de sauvegarde depuis septembre 2021…
Il a fallu l’intervention de Cybergun et de sa prise de participation pour sauver cette fabrique d’armes. Dans son communiqué de prise de participation majoritaire de Verney-Carron officialisée en juin 2022, Cybergun déclare viser :
une montée en puissance de l’activité « DÉFENSE & SÉCURITÉ » et notamment de la marque « LEBEL », permettant ainsi de recréer une véritable filière française de l’équipement des forces armées.
Ce qui se passe derrière ce rachat est en réalité une commande de l’État lui-même.
Car Cybergun était depuis 2011 en mauvaise santé financière (sa valeur boursière a fondu de 99 % en quelques années) , à tel point que l’entreprise fut rachetée en 2014 par un fonds d’investissement belge Restarted Investment, lui ayant apporté 20 millions d’euros.
Pour continuer à être soutenu par les marchés financiers, le groupe s’est toujours plus tourné vers le marché militaire, si bien qu’il constitue aujourd’hui l’immense majorité de la rentabilité du groupe. En 2016, il lance une division spécialisée dans le marché des répliques d’armes pour l’entraînement de la police et des armées, division alors dirigée par le général de l’armée de terre (2s), Emmanuel Maurin.
En 2018, il obtient l’accord par le ministère de l’Intérieur pour produire des armées réelles et annonce envisager un partenariat avec un fabricant pour produire des armes de petits calibres.
La pandémie de Covid-19 a été pour l’entreprise une « aubaine » pour concurrencer les autres fabricants d’armes légères, attestant de la restructuration en cours. Comme le dit son PDG Hugo Brugière en décembre 2021 :
Grâce à nos efforts pour augmenter massivement nos stocks à l’été 2019 (les OCABSA [types de titres financiers] n’ont pas servi qu’à éponger la dette), Cybergun a pu considérablement accroître ses parts de marché pendant la pandémie, alors que nos concurrents plus petits (titulaires des rares licences que nous ne possédons pas, comme Beretta et H&K) n’ont pas pu s’approvisionner suffisamment.
En 2020, Cybergun obtient ainsi en partenariat avec l’autrichien Glock le marché du remplacement des plus de 74 000 pistolets de l’armée de terre.
Puis intervient l’annonce du rachat de Verney-Carron qui ne se réalise officiellement qu’en juin 2022. Entre temps, Cybergun absorbe Vallantur, un équipement de haute technologie tourné vers l’aéronautique et dont sa branche Huard est reconnue dans la fabrication d’emballages haute sécurité pour l’armée. Grâce à cette absorption, Cybergun lance sa filiale Arkania entièrement tournée vers le secteur militaire, disposant de bureaux d’études pour des « armes innovantes ».
Ainsi, le rachat de Verny-Carron par Cybergun permet à celle-ci d’augmenter son capital, et ainsi de passer la barrière des 50 millions d’euros de chiffre d’affaire annuel, condition nécessaire pour répondre aux appels d’offres de l’État lui-même.
Il est donc fort à parier que derrière toute l’opacité de ces rachats et redressements financiers se loge en fait une consigne de l’État lui-même, prise en charge concrètement par la Direction générale de l’armement qui, par le truchement de l’entre-soi mêlant chefs d’entreprises, cadres militaires et dirigeants politiques, vise à remettre sur pied une filière d’armes françaises destinées à l’infanterie.
Nul hasard donc si le député Renaissance Thomas Gassilloud, et président de la commission défense de l’Assemblée nationale, était en visite à l’usine Verney-Carron vendredi 9 décembre. Une conférence de presse a même eu lieu dans les ateliers en sa présence, ainsi qu’avec les patrons de Verney-Carron, de Cybergun et du député Renaissance local, Quentin Bataillon.
Lors de cette conférence de presse, Thomas Gassilloud a notamment déclaré la chose suivante :
On a cru être à l’abri des conflits avec la mondialisation et les intérêts commerciaux (…)
La réalité est apparue brusquement : un conflit de masse, avec de nombreux mobilisés, à forte létalité où la technologie joue son rôle décisif mais pas plus que les hommes et les armes de petits calibre [la guerre en Ukraine]. Or, nous achetons les fusils d’assaut (forces spéciales exceptées) à l’Allemagne, nos munitions à la Belgique, nos pistolets à l’Autriche… »
Verney-Carron passé sous contrôle de Cybergun prévoit ainsi la construction d’une nouvelle usine, avec à la clef la fabrication de 100 000 fusils d’assauts par an à l’horizon 2025. Les débouchés futurs ? Remplacer tous les stocks d’anciens FAMAS en même temps que l’exportation au quatre coins du globe, mais aussi et surtout anticiper l’armement des soldats de la guerre de « haute intensité » à venir. Thomas Gassilloud n’y allant sur ce point pas par quatre chemins :
Rappelons aussi que nous allons augmenter considérablement le nombre de nos réservistes et qu’au-delà, nous devons être en mesure d’équiper une mobilisation plus large encore…
Voilà qui est donc tout à fait clair et confirme ce qui est dit depuis quelques temps ici : le complexe militaro-industriel français se renforce et par ce renforcement il prend toujours plus d’importance dans l’appareil d’État lui-même.
Ce n’est là ni plus ni moins qu’une expression de la marche à la guerre générale. Et la France s’y jette à corps perdu.