Pour que rien ne change, tout doit changer.
Le discours du président russe Vladimir Poutine au matin du 21 février 2023 était particulièrement attendu en Russie. Il était annoncé 24 heures avant, par un décompte, sur la chaîne Rossia 24 ; y allait-il avoir une décision majeure, alors que « l’opération spéciale » est en passe d’atteindre sa première année ?
Vladimir Poutine a en fait tenu devant l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie des propos en accord avec l’esprit et le caractère social de cette institution. C’est une sorte de mélange du parlement et du sénat, en mode virtuel toutefois car il ne se réunit vraiment que pour l’allocution du président.
Son discours, d’un peu moins de deux heures, était divisé en deux parties. Dans la première, qui a duré à peu près pour un petit tiers, Vladimir Poutine a tenu un discours particulièrement volontaire et exigeant. Profitant des discours occidentaux désormais ultra-agressifs, il a mis en avant que depuis 2014, la Russie a été trompée afin d’être mieux poignardée :
« Les accords de Minsk étaient un vaste bluff de l’Occident. »
Il a souligné que le régime ukrainien était entièrement aux mains des pays occidentaux et que l’objectif assumé était de détruire la Russie.
« Les élites de l’Occident ne cachent pas leur objectif: infliger une défaite stratégique à la Russie, c’est-à-dire en finir avec nous une bonne fois pour toute. »
Partant de là, plus les pays occidentaux fournissent des armes au régime ukrainien, plus la Russie sera obligée de repousser la menace.
Vladimir Poutine n’a pas parlé d’une nouvelle mobilisation ou d’un changement de statut de « l’opération spéciale ». C’est une manière de souligner qu’il a encore cette carte en main.
Il a d’ailleurs évidemment dénoncé les pays occidentaux comme ayant des intérêts opposés à ceux de la majorité des gens dans le monde. Il a rappelé que les Etats-Unis ont des bases partout sur la planète, qu’ils n’ont cessé de mener des guerres, etc.
Forcément, il est donc nécessaire de prolonger l’opération spéciale afin de briser le régime ukrainien et sa base idéologique nazie :
« Pour assurer la sécurité de notre pays, pour éliminer les menaces venues d’un régime néonazi existant en Ukraine depuis le coup d’Etat de 2014, il a été décidé de mener une opération militaire spéciale. Et nous allons régler pas à pas, soigneusement et méthodiquement, les objectifs qui se posent devant nous. »
Il s’agit également de soutenir par une fondation tant les familles des soldats tués que les vétérans. Personne ne doit être mis de côté. Il a bien entendu, à la fin de cette partie, salué les régions désormais russes de Louhansk, Donetzk, Zaporijjia, Kherson, sous les longs applaudissements du public (consistant, rappelons-le, en les élus).
En soi, il n’y a rien de nouveau, mais cela brise totalement la position de ceux qui, en Europe occidentale, espéraient qu’on passe dans le processus où les deux combattants étaient épuisés, sans pouvoir vaincre l’autre, et passent aux négociations. On parle ici notamment d’une partie de la bourgeoisie française, très minoritaire politiquement mais existant tout de même socialement.
L’heure n’est pas à la négociation et le conflit durera encore de longs mois. Pour la Russie, seule la victoire compte, de manière existentielle.
La superpuissance américaine a immédiatement réagi, avant même la fin du discours. Le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan, a expliqué (sans rire malgré le caractère ridicule du propos) :
« Personne n’attaque la Russie. Il y a une sorte d’absurdité dans l’idée que la Russie était sous une forme de menace militaire de la part de l’Ukraine ou de quiconque d’autre. »
La seconde partie n’avait rien à voir. Le ton de Vladimir Poutine était particulièrement posé, sérieux, sans affect, et que certains désigneraient comme ennuyeux. C’était le traditionnel discours gestionnaire d’un chef d’État d’un Etat traditionnel.
Vladimir Poutine a parlé de l’économie, qui était stable. Le PIB n’a reculé que de 2,5 %, l’inflation est à 4 %, le chômage à 3,7 %. Il y avait même un développement notable dans le bâtiment et l’agriculture. Il a dressé le portrait des aspects macro-économiques, des développements des infrastructures, abordant même succinctement la situation des autoroutes, des chemins de fer, etc.
La principale mesure présentée par Vladimir Poutine a consisté en le soutien aux investissements financiers dans le pays, qui devaient disposer de solides assurances afin de les permettre. La liberté d’entreprendre est fondamentale, il faut une croissance propre au pays, afin d’affronter idéalement les sanctions occidentales.
Cela veut simplement dire que Vladimir Poutine table sur la réimpulsion du capitalisme russe, particulièrement bureaucratique et oligarchique, en considérant que la situation davantage autarcique laisse un espace pour un développement du capitalisme local, à petite échelle mais se généralisant. Cette sorte de révolution capitaliste qu’il espère de ses vœux, peut d’autant plus réussir si elle ne se tourne pas vers l’occident.
Comme il fallait toutefois donner un caractère « populaire » au propos, Vladimir Poutine a dénoncé les nouveaux riches issus des années 1990, ceux qui ont investi à l’Ouest en oubliant la Russie. Cela ne sert à rien de chercher à récupérer ce qui a été confisqué, cela irait bien plus vite d’investir en Russie et de profiter du développement.
Il faut également développer l’éducation, afin de permettre aux étudiants d’avoir des carrières adaptées. C’est un aspect essentiel, car la Russie perd beaucoup de ses diplômés appâtés par les salaires occidentaux.
C’est un appel à une unité capital-travail, de manière volontariste. Tout cela correspond parfaitement à ce qui été dit ici déjà concernant cet aspect : l’opération spéciale, c’est un Brexit à la russe.
C’est la même démarche conservatrice révolutionnaire : pour que rien ne change, tout doit changer.
La Russie a considéré qu’un orage allait arriver, elle se met à l’écart. Et le discours de Vladimir Poutine, c’est le rappel de cette considération – autrement dit, de bien souligner qu’il n’y a pas de dimension « nationale-révolutionnaire », que la Russie n’est pas un facteur de chaos, qu’elle s’aligne juste sur une nouvel ordre mondial en train de s’installer.
En ce sens, le caractère tout à fait calme des propos de la seconde partie, majoritaire dans le discours tranchait, naturellement, avec les premiers propos, bien plus dramatiques.
Ce que cela implique, concrètement :
– il n’y aura pas de sortie de crise à court terme, le conflit armé continue ;
– il n’y aura pas à court terme de modification des institutions russes, de mobilisation générale, d’industrie de guerre systématique ;
– ne voulant pas apparaître facteur d’instabilité, il n’y aura pas à court de terme de fuite en avant de la part de la Russie, et donc pas de soutien massif aux « contestataires » occidentaux (cela va décevoir toute une petite scène d’extrême-Droite) ;
– la Russie considère que le temps joue en sa faveur et assume le « temps long ».
Ce qu’on en déduit forcément, c’est que pour la Russie assume cette ligne « stable » dans une situation aussi instable, c’est qu’elle s’attend à un orage à relativement court terme. On le comprend : la superpuissance chinoise va entrer en scène.
C’est l’engrenage inévitable de la bataille pour le repartage du monde.