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La place du skateboard dans la ville

Le skateboard est né au cœur de l’urbanité. On peut se dire que le skateboard suit, finalement, la bétonisation de la ville. C’est vrai et cela constitue forcément un problème si l’on se place du point de vue écologique.

Mais en rester là serait formel car en réalité le skateboard ne suit pas tellement l’extension urbanistique de la ville à travers l’agglomération périurbaine, mais plutôt son renouvellement incessant.

Si l’on prend une zone périurbaine résidentielle, l’architecture y est finalement très pauvre et routinière. Il n’y a que peu de place pour des formes urbaines originales, ouvrant la voix à une exploration dense par le skateboard.

Rassemblement de skateurs au « LOVE park », une place de Philadelphie (États-Unis) détruite en 2016 pour stopper la pratique.

Mais voilà, une place urbaine, un escalier d’immeuble, une succession de trottoirs ou de bancs, etc., sont partagés avec d’autres usagers. Des usagers de toutes sortes, donnant lieu à des conflits et des nuisances tels le bruit et la dégradation du mobilier urbain.

Les mairies ont cru trouver une solution clef en main avec la multiplication des skateparks dans le but de pouvoir limiter la pratique dans la ville elle-même. A cela s’ajoute parfois des éléments anti-skate posés sur les mobiliers urbains, à l’instar des installations anti-SDF.

Le problème c’est qu’un skatepark reste un endroit limité par nature et bien qu’on puisse sans cesse renouveler son approche, il n’en reste pas moins vrai que les espaces sont les mêmes, avec les mêmes formes, les mêmes prises d’élan, etc., etc. Fondamentalement, un skatepark vise plutôt la performance et l’entraînement et c’est pourquoi en parallèle à l’inflation de ces structures, toujours plus élaborées ces dernières années, se sont montés en parallèle des clubs de skate dispensant un « enseignement ».

Mais la pratique du skateboard n’est pas un sport : plus qu’une discipline d’effort physique, il exige un déploiement de sa subjectivité à travers les formes sans cesse mouvantes de l’urbanité. Ce n’est pas pour rien qu’il y a une règle informelle, le ABD pour « Already Been Done » (déjà fait), qui veut qu’il ne faille pas réaliser un tricks (une figure) déjà réalisée sur un spot. Ou bien que s’est développé ces dernières années la mode de relever des grilles et/ou les plaques d’égout pour sauter un obstacle ou atteindre une surface, normalement inatteignable.

Une place urbaine va changer au fil des années et skater un park cloisonné et placé entre un gymnase et un terrain de football ne remplacera jamais le plaisir d’évoluer sur une place urbaine avec ses aléas, sa vie, ses contacts sociaux fluctuants… Une place s’est aussi un point central pour partir ensuite dans la ville, à la différence du skatepark qui en est le plus souvent éloigné.

Un skateur est donc une sorte d’artiste qui sculpte la ville et c’est pourquoi la scène est si connectée au monde des arts, pour le meilleur et pour le pire. Le skate, c’est l’art de combiner à la fois l’exploration et l’exploitation des possibilités de la ville.

La team « GX1000 » à San Francisco (États-Unis) est parvenue a marquer son empreinte par le fait qu’elle skate les nombreuses descentes très abruptes de la ville (down hill dans le jargon skate) d’une manière ultra-engagée, à la limite du suicide (Pablo Ramirez, un des membres du team, est décédé le 23 avril 2019 à la suite d’une percussion à grande vitesse avec un bus).

C’est à la fois le bon et le mauvais exemple : le bon car il traduit l’appropriation de la ville, le mauvais car il montre le côté anti-social du skate avec des comportements pleins de danger pour soi et pour autrui.

Les choses sont donc entendues : le skateboard est une démarche semi-artistique qui prend corps dans la ville mais se heurte à d’autres usages tout aussi légitimes.

Or voilà, étant donné que le skateboard est finalement quelque chose de récent dans sa forme moderne, il ya un tâtonnement pour résoudre ces questionnements.

Faut-il accepter de se transformer en un sport avec ses règles et son encadrement pour mieux négocier sa place au soleil ou maintenir la fidélité avec l’art urbain au risque de se heurter aux politiques de la ville et à sa police ?

Landhaus plaza à Innsbruck (Autriche). Une place urbaine qui a été refaçonnée en 2011 en acceptant le skateboard, après une interdiction en 1991-1992.

Dès qu’on pose cette question, il émerge deux options bien connues de la contre-culture : il y a ceux qui optent pour l’intégration aux institutions et voient donc la démarche vidée de son contenu, et les autres qui gardent la substance alternative mais se retrouvent marginalisés.

Ces deux options sont deux écueils qui pêchent par leur unilatéralisme. Car la clef, ce n’est pas « contre-culture » versus « institution » mais la mobilisation des pratiquants sur une base démocratique. De ce point de vue, si un débat et une mobilisation démocratique avait lieu, l’intégration du skateboard aux Jeux olympiques serait apparue pour ce qu’elle est : une simple tentative de relancer par en haut une institution qui n’attire plus les spectateurs.

Ce qui est intéressant, toujours, c’est la mobilisation des esprits à la base. Il existe depuis plusieurs années une démarche qui vise à se mobiliser pour peser auprès des mairies dans le but de sauver des places destinées à être détruites.

En 2016, à l’annonce de la destruction du « LOVE Park », une place très réputée à Philadelphie (États-Unis), les skateurs se sont rassemblés pour témoigner de leur attachement à un lieu, par ailleurs marqué par des conflits. La police municipale y menait régulièrement des raids anti-skateurs sur la base d’arrêtés d’interdiction, assimilant les skateurs aux dealers qui squattaient le même endroit.

Il y a également la très mythique « Stalin Square », son marbre et son point de vue à couper le souffle, à Prague (République Tchèque) qui a été sauvée de la destruction par ce type de mobilisation.

En France aussi, à Lyon, les skateurs se sont mobilisés pour sauver en 2016-2017 la place Louis Pradel (renommée en Hôtel de ville ou plus simplement « HDV ») qui était menacée de destruction alors qu’elle fait partie d’un des endroits les plus populaires pour le skateboard mondial.

Parmi l’architecture, il a été conservé les bancs en pierre qui bordent la place et dont la pierre offre un matériau tout particulier pour le skate, ainsi que les dalles de la place eux-mêmes en carreaux de pierre lisse.

Ici une vidéo tournée juste avant que la place soit rénovée, par la marque de skate Venture qui avait spécialement sorti un tee-shirt ainsi que des trucks avec la statue de Louise Labé et Maurice Scève, deux célèbres poètes français du 16e siècle, qui trône au milieu de la place et en est devenue l’emblème du fait de sa forme pyramidale :

L’enjeu c’est donc bien de générer une mobilisation à la base des skateurs dans le but de mieux faire cohabiter le skate avec les autres usages et usagers de la ville.

Il a d’ailleurs été suffisamment démontré que la présence de skateurs sur une place régulièrement minée par des incivilités contribue en fait à en réduire l’impact du fait de la présence prolongée faisant office de médiation.

Le skateur et co-fondateur de la marque Magenta skateboard Léo Valls, a impulsé une nouvelle approche dans le rapport aux mairies. A Bordeaux où il est installé, le skateboard s’est fait une place dans la ville en négociant tout à la fois l’installation de modules urbains adaptés à la pratique dans tel ou tel endroit et l’encadrement de la pratique sur les places par le biais d’horaires légales. Cet encadrement, respecté, devrait être généralisé à toutes les villes, avec une sorte de passeport interne délivré à chaque pratiquant pour évoluer en connaissance de cause.

On peut apprécier toute la démarche dans ce documentaire :

Mais voilà, si la mobilisation à la base est une clef pour entretenir un rapport avec la ville, il n’en reste pas moins vrai que les villes sont le plus souvent dirigées par une conception marchande de l’espace public, limitant aussi les autres usagers à des circuits de consommation et vis-à-vis desquels le skateboard peut apparaître comme un obstacle.

Le rapport du skateboard à la ville exige donc tout à la fois la prise en main de la scène skate pour assumer l’encadrement par rapport à la collectivité et une révolution des esprits pour liquider la perpétuelle tentation des villes à aseptiser ses rues dans l’objectif de satisfaire la société de consommation.