Avec la crise du capitalisme, les rivalités entre grandes puissances ont refait surface. On ne compte plus les points de tensions dans le monde et, de la guerre en Ukraine à l’opposition entre la Chine et les États-Unis en rapport à Taïwan, la guerre est devenue une actualité permanente.
Cela terrifie les gens d’autant plus qu’ils ont cru en la fable des années 1990 du « village planétaire » d’où la guerre entre États serait exclue. Cette époque est révolue.
Le problème est que la conscience de cette fin de séquence historique oblige les opinions à réfléchir à la guerre et son corolaire, l’armée, alors même qu’ils s’en sont éloignés. En France, la fin du service militaire obligatoire en 1996 a renforcé cet éloignement, qui se traduit aujourd’hui par une sorte de paralysie générale.
Pourtant, on ne peut vraiment s’intéresser à la politique sans passer par un programme militaire, car comme le dit la formule célèbre de Clausewitz, la guerre est « la continuation de la politique par d’autres moyens ».
La question est alors de savoir quelle position la Gauche historique développe à propos des questions militaires en général et de la défense en particulier ?
On sait que Jean Jaurès était partisan de l’abolition de l’armée de métier, séparée du corps civil. En bon héritier de la Révolution française commencée en 1789, notamment avec la défense nationale de 1792-1793 contre les armées royalistes, il plaidait pour la formation de milices civiles territorialisées.
En réalité, poser la question ainsi est erroné.
Du point de vue de la Gauche historique, de la même manière qu’elle a su dénoncer la prétention de l’Etat à apparaitre neutre et arbitre des lutte de classe, l’aspect militaire n’a jamais été détaché de la question de la nature du pouvoir.
L’armée, fusse-t-elle « populaire » à l’instar d’une milice territoriale, n’en sera pas moins au service d’un ordre déliquescent à tous les points de vue. C’est ce que rappelait Lénine.
« A propos de la milice, nous devrions dire, pour donner une réponse concrète et pratiquement indispensable : nous ne sommes pas pour la milice bourgeoise, mais seulement pour une milice prolétarienne. Par conséquent, « pas un sou et pas un homme », non seulement pour l’armée permanente, mais aussi pour la milice bourgeoise, même dans des pays tels que les États‑Unis ou la Suisse, la Norvège, etc. »
Aujourd’hui en France, une milice à la mode helvétique s’inscrirait en continuité d’initiatives telles que les « voisins vigilants » et leur mentalité de petit propriétaires replié sur leur pavillon et leur jardin. Alors même qu’il n’y a à côté de cela, aucun engagement d’envergure collective sur le délitement social…
La question militaire est donc conditionnée à la question de l’Ordre et de son Pouvoir qui s’inscrivent nécessairement dans un certain sens de l’Histoire. C’est la raison pour laquelle Mao Zedong a pu dire que « le parti commande aux fusils et il ne faut jamais permettre que les fusils commandent au parti ».
Il est toujours question de savoir ce que l’on défend et pourquoi : ainsi était-il juste d’assumer la guerre pour l’Ordre républicain porté par la Gauche contre la réaction fasciste en 1936 en Espagne. Ou pour prendre un autre exemple : la France ne s’est-elle pas effondrée à l’été 1940 parce qu’elle était, entre autres choses, à bout de souffle malgré tout son matériel militaire ?
Par conséquent, la seule perspective est de participer à la formation d’un Nouveau Pouvoir au service d’un Nouvel Ordre qui vaille la peine d’être défendu. Et la réalité actuelle, c’est que les français sont au bord du craquage psychique.
Une « guerre de haute intensité » exige pourtant une grande discipline collective et de l’abnégation déterminée par une morale au service d’une Cause. Une chose dont la France, mais également les États-Unis, sont bien incapables, minés par des décennies de lessivage par la société de consommation.
Nouvel Ordre, Nouveau Pouvoir, Nouvelle Morale : c’est à partir de là que peut commencer un débat sur les questions militaires, y compris par rapport à la question de la « défense nationale » contre les autres puissances.
Car il est évident qu’une France nouvelle sur tous les plans aurait à se confronter à des pays encore marqués par l’ancien ordre des choses. La défense militaire devient alors une nécessité d’époque car portant une nouvelle dynamique.
Les guerres se remportent lorsqu’elles sont justes et elles sont justes lorsqu’elles sont justifiées par la tendance de l’Histoire. Les armées républicaines françaises ont gagné sur les monarchies, c’était là le sens de l’Histoire, tout comme le peuple soviétique a remporté sur le IIIe Reich, représentant l’ultime sursaut de défense d’un ordre décadent.
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé du côté ukrainien dans les premiers mois de l’invasion avant de se retourner en son contraire : de la défense nationale, on est passé principalement à une guerre par procuration pour le compte de l’Occident contre la Russie. Et la justesse de la Cause est devenue secondaire par rapport aux rivalités de grande puissance, marquant de son empreinte toute la stratégie militaire.
L’attente d’une « contre-offensive ukrainienne » au printemps 2023, entièrement déterminée par les moyens militaires occidentaux, en est la dernière preuve éclatante.
Ainsi donc, la question militaire est d’abord et toujours avant tout une question politique liée à l’Ordre que l’on défend.
Aujourd’hui, l’Ordre en France se délite socialement de tous les côtés, la morale ne sait plus porter rien de sérieux au plan culturel, l’architecture dans les villes françaises vire à l’immonde, il y a une absence de considération pour la nature et les animaux, les comportements anti-sociaux sont monnaie courante, sans même parler de ces travailleurs exploités dans des tâches abrutissantes et ces poches de pauvreté, etc.
Sérieusement, qu’y a t-il à défendre au juste actuellement en France, ce pays où les gens délaissent la politique, ne s’engagent nullement ? Il n’y a que les esprits fascistes pour penser que le fait militaire soit à même de relancer la société : c’est l’inverse qui est vrai ! D’ailleurs, les pays qui avaient construit un Nouvel Ordre, socialiste, à l’instar de la Russie ou de la Chine, ont justement liquidé la Cause dans les années 1960-1970 en laissant penser que la direction des choses en revenait à l’État seul, lui-même orienté par l’armée.
La seule chose qu’il faille défendre est la formation d’un nouvel État pour être en mesure de défendre une nouvelle société à même d’accompagner un nouvel élan de civilisation. Alors la défense militaire devient un horizon valable.
Une armée qui de fait sera nouvelle et sera marquée par de nouveaux rapports : la fin de la séparation d’avec la société civile, la féminisation des cadres dirigeants, la suppression de la culture de l’héroïsme patriarcal, l’élection des officiers et généraux, la soumission absolue de la technique à l’art humain de l’organisation, l’élévation du degré de conscience générale de chaque soldat pour une prise de décision démocratique, etc.
Toute réflexion militaire qui ne pose pas la question de la nature de l’Ordre défendu est étrangère au programme militaire à gauche. La défense d’un Ordre vacillant ne peut être que porté par une armée vacillante : c’est peut-être la clef pour construire un nouvel Ordre socialiste qui vaille la peine d’être défendu, coûte que coûte, vaille que vaille.