Quand on bascule dans le camp de la Révolution, on pense souvent deux choses. On se dit ou bien que les gens ne savent pas, ou bien qu’ils ne comprennent pas les enjeux du monde. Il s’agirait alors de « faire prendre conscience » sur tel ou tel évènement, telle ou telle problématique, etc.
Hier, alors que la grande masse des paysans ne savaient pratiquement ni lire, ni écrire, l’enjeu était bien de briser cette arriération pour mieux casser la dépendance au curé ou au notable. Il fallait en « prendre conscience » et quoi plus de simple quand la vie quotidienne était elle-même si pénible, si difficile ? En même temps, les difficultés de la vie, l’analphabétisme rendaient la tâche malaisée.
Aujourd’hui, il y a un fait inverse et tout à fait palpable : il n’y jamais eu autant peu de gens analphabètes dans le monde et pourtant les mouvements révolutionnaires n’ont jamais été aussi faibles. Alors qu’on comptait environ 12 % de personnes alphabétisées dans le monde en 1820, il y en a 87 % en 2021.
Il s’agit donc de réfléchir en sens inverse : et si les gens savaient ? Et si les gens avaient finalement compris les choses, au moins dans leur globalité ? Question inconfortable car cela place l’idée du « militant » dans un désert politique.
Évidemment, l’aliénation produit par le quotidien capitaliste ne permet pas de comprendre réellement les choses pour tout un chacun. Mais dans la société de consommation développée, il est évident que l’aliénation, c’est la « conscience » de ne pas vouloir comprendre et non plus simplement la seule dépossession de soi.
Ou plutôt : la dépossession de soi a atteint un tel niveau, une telle profondeur que tout processus conscient est lui-même subsumé par la marchandisation.
En réalité, cela montre que les choses avancent toujours plus vers la Révolution, car ce sont tous les espaces de la vie qu’il va s’agir de transformer.
Il faut bien voir que la majorité des expériences socialistes au siècle dernier ont eu lieu dans des pays arriérés, en majorité composés de paysans liés en grande partie à un quotidien répétitif basé en partie sur l’auto-suffisance.
La révolution se devait de passer par l’objectif socialiste du fait que la classe ouvrière était la seule classe sociale en mesure de porter le processus de formation nationale extirpé de son enveloppe féodale. L’enjeu prioritaire était la lutte contre le poids du féodalisme et, dans une perspective résolument démocratique, l’élévation du niveau d’éducation.
Forcément dans un tel schéma de vie, la révolution ne pouvait que passer par le stade d’une « prise de conscience » : il faut bien savoir pourquoi l’on se bat, au-delà même du fait d’améliorer son immédiat quotidien. Et quand il est parlé de savoir les choses, on parle de comprendre l’Histoire et ses modalités, d’appréhender sa dynamique et ses protagonistes, de se penser soi-même protagoniste etc.
Cela était encore vrai dans des pays comme la France de 1871. Raison pour laquelle Karl Marx a dit que les insurgés de la Commune de Paris « partaient à l’assaut du ciel ». La métaphore n’est pas que littéraire, elle représentait un cheminement historique évident, avec une classe ouvrière en cours de formation et péniblement émancipée d’une paysannerie rivée à la vie quotidienne d’ancien régime.
Il a fallu encore plusieurs décennies à la bourgeoisie française pour élever le niveau culturel de la paysannerie française et finir par l’arrimer à sa République. La voie socialiste de cette étape ayant échoué avec la faillite des héritiers de la Commune de Paris qui refusèrent le marxisme au profit de bricolages idéologiques.
Toujours est-il que le drapeau rouge, le marteau et la faucille, l’Internationale étaient autant de symboles qui illustraient l’idée que la révolution, c’était un peuple faisant l’Histoire en connaissance de cause. Aller parler de cela à un ouvrier aujourd’hui, il pourra trouver cela intéressant, mais espérer que cela le raccorde au fil historique de la lutte des classes est voué à l’échec.
Évidemment, tout cela est fort différent pour les pays du tiers-monde, où la question nationale encore non résolue rend nécessaire la prise de conscience d’un fil historique perdu… Comment par exemple régler la question ukrainienne sans passer par la connaissance du processus historique de formation de sa nation ? Tout comme la libération nationale palestinienne ne peut faire l’économie d’une prise de conscience de la trajectoire historique des peuples et nations constituées dans cette zone géographique, pour ne prendre que des exemples actuels.
Dans les nations riches constituées de longue date par contre, le capitalisme ce sont des ouvriers maniant des machines et procédures toujours plus complexes, des employés de service utilisant des réseaux informatiques sophistiqués, tout cela dans un mode de vie confortable exigeant donc des niveaux de connaissances et d’analyse plus qu’élevés.
De fait, ce sont des des gens épuisés par une vie quotidienne rythmée par les impératifs marchands d’un capitalisme pleinement développé à tous les niveaux de la vie.
Ce n’est donc pas que les gens ne veulent pas savoir, c’est qu’ils ne peuvent pas vouloir savoir les choses, bien qu’ils aient des dispositions cognitives plus importantes que le paysan du XIXe ou l’ouvrier des années 1920.
On ne peut être un protagoniste conscient dans telles conditions historiques. La révolution intervient alors dans un contexte de fatigue morale et psychique mais avec des capacités cognitives plus qu’approfondies.
Cette contradiction ne peut qu’impliquer des décrochages subjectifs sans « prise de conscience » vers l’engagement révolutionnaire mais dans une quête révolutionnaire en négatif, dont le carburant n’est rien d’autre que le crash généralisé de l’ancien monde.
Et c’est une réflexion incontournable à ce sujet dont nous avons besoin, aussi.