Le chef historique du PKK a annoncé que celui-ci devait cesser la lutte armée et se dissoudre. Il s’agit désormais de participer aux institutions turques, pour les moderniser, depuis l’intérieur. Le régime turc, autrefois honni et combattu les armes à la main, devient désormais un prétendu lieu de tous les possibles.
La nation et les institutions au lieu de la révolution
Pourquoi contester le système si on peut s’intégrer dans les institutions ? C’est un dilemme bien connu à gauche. Et beaucoup de gens s’y laissent prendre, par facilité, faiblesse, fainéantise, fatigue, corruption.
On trouve toujours de bonnes raisons, même si elles sont fausses. Car la révolution ne se remplace pas par « une marche dans les institutions ».
De plus, cette « marche dans les institutions » s’accompagne toujours d’un discours très nationaliste. En France, lorsque Maurice Thorez a fait en sorte que le Parti Communiste Français marche dans les institutions au lieu de faire la révolution, il a sorti le drapeau français et il n’a pas cessé de l’agiter.
Plus près de nous, et là on n’est plus à gauche mais dans les milieux intellectuels universitaires, les « indigènes de la République » n’ont cessé de dénoncer la « France coloniale et raciste » dans les années 2010. Désormais, ils veulent marcher dans les institutions en agissant au sein de La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon.
Et leur principale représentante Houria Bouteldja tient même un discours ouvertement nationaliste, car selon elle le nationalisme mobilise, au contraire du communisme !
L’appel du PKK en faveur du nationalisme… turc
Abdullah Öcalan, dirigeant historique du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), a appelé le 27 février 2025 à ce que celui-cesse les combats armés et procèdent à son auto-dissolution.
Il a lu en ce sens un communiqué, accompagné d’une délégation de sept personnes du Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM) venue lui rendre visite dans la prison de haute sécurité de type F sur l’île-prison d’Imrali, au large d’Istanbul.

La démarche est la même que celle qui voulait tout changer, mais termine dans le nationalisme et la marche dans les institutions.
On a droit à un éloge de la Turquie devenant « démocratique », avec au passage une salutation au dirigeant Devlet Bahceli du mouvement ultra-nationaliste MHP (avec les fameux groupes armés fascistes des « Loups gris »), ainsi qu’au président Recep Tayyip Erdoğan, dont la ligne est celle des Frères musulmans.
Aux yeux d’Abdullah Öcalan, les Kurdes ne doivent plus vouloir un Etat, ni même une quelconque autonomie, mais doivent participer aux « identités » existant en Turquie, et participer aux institutions pour faire vivre « une société pacifique et démocratique ».
« Le résultat inévitable des déviations nationalistes extrêmes – comme un État-nation séparé, une fédération, une autonomie administrative ou des solutions culturalistes – ne répond pas à la sociologie historique de la société.
Le respect des identités, la libre expression, l’auto-organisation démocratique de chaque segment de la société sur la base de leurs propres structures socio-économiques et politiques, ne sont possibles que grâce à l’existence d’une société et d’un espace politique démocratiques.
Le deuxième siècle de la République ne peut réaliser et assurer une continuité permanente et fraternelle que s’il est couronné par la démocratie. Il n’existe pas d’alternative à la démocratie dans la poursuite et la réalisation d’un système politique. Le consensus démocratique est la voie fondamentale.
Le langage de l’époque de paix et de société démocratique doit être développé en accord avec cette réalité.
L’appel a été passé par M. Devlet Bahceli, ainsi que la volonté exprimée par M. Le Président, et les réponses positives des autres partis politiques à cet appel, ont créé un environnement dans lequel je lance un appel au dépôt des armes, et j’assume la responsabilité historique de cet appel.
Comme dans le cas de toute communauté et de tout parti moderne dont l’existence n’a pas été abolie par la force, permettez à votre congrès de s’intégrer volontairement à l’État et à la société et de prendre une décision ; tous les groupes doivent déposer les armes et le PKK doit se dissoudre. »
En traduction claire : ce que demande Abdullah Öcalan, c’est que la Turquie suive le modèle indien, où de multiples communautés religieuses et nationales, différentes sectes et de multiples castes vivent en parallèle en s’agglomérant.
C’est bureaucratique et anti-universel, mais c’est présenté comme « démocratique ». C’est en réalité un modèle inventé au 19e siècle par le Royaume-Uni lors de sa colonisation à visée impériale, afin de diviser pour régner.
Le PKK, du nationalisme kurde au nationalisme turc
Le PKK est né en 1978. Il a commencé en 1984 à mener la lutte armée, avec un grand succès face à un Etat turc de tradition fasciste et avec une armée aux démarches terroristes.
Le PKK se définissait comme marxiste-léniniste, mais a très vite pris un tournant nationaliste kurde. Il existait alors à la marge de la Gauche turque, y compris celle agissant de manière clandestine afin de mener la révolution (comme Devrimci Sol ou le TKP/ML).


Abdullah Öcalan a été arrêté en 1999 et il y a eu de multiples tentatives de négocier avec la Turquie. II avait notamment appelé le PKK à déposer les armes à l’occasion du Nouvel An kurde, en mars 2013.

Dans ce contexte, l’idéologie du PKK a été officiellement modifiée, revendiquant le « confédéralisme démocratique » et le « municipalisme libertaire ».
On parle ici de la traditionnelle théorie de « l’autogestion », à laquelle s’ajoute le fédéralisme communautaire (fondée sur l’ethno-différentialisme ou les différences religieuses).


Le modèle a été le Rojava, région autonome kurde en Syrie, dans la seconde moitié des années 2010, dans le contexte du soulèvement général dans ce pays.
Pratiquement toute la Gauche clandestine turque a alors soutenu le Rojava, toute la Gauche légale se plaçant également dans l’orbite du PKK pour les élections turques, sur la base d’un modèle revendicatif décentralisateur, écologiste, LGBT.
La victoire en décembre 2024 de la « révolution syrienne », portée par les islamistes alliés à la Turquie, a par contre placé le Rojava dans une situation très inconfortable. D’ailleurs, sans l’appui occidental, notamment français mais surtout américain, le Rojava serait tombé.
Cela a précipité les choses. On s’attendait d’ailleurs en Turquie à une annonce par Abdullah Öcalan le 15 février 2025, à l’occasion de l’anniversaire de son arrestation (on lire ici un article à ce sujet, dans la revue Crise).
Une défaite pour les Kurdes et la révolution en Turquie
Le PKK a réussi à construire une véritable armée dans son combat contre la Turquie. Il dispose également d’un réel appui populaire dans les masses kurdes de Turquie.
Sa dissolution effective contribuerait très largement à renforcer le régime. Elle va également placer la Gauche clandestine turque qui s’est alignée le PKK dans une position intenable.
Dans toute cette partie du monde où il y a des Kurdes, cela va également tout changer. Mazloum Abdi, le chef des FDS qui sont le bras armé de l’administration autonome kurde en Syrie, a salué la démarche d’Abdullah Öcalan. Le président de la région autonome du Kurdistan d’Irak, Nechirvan Barzan, a fait de même.
On va dans une logique d’intégration, de soutien aux institutions en place. En apparence, c’est la paix. De par la nature de ces institutions, ce sera encore plus de guerre, et les Kurdes continueront d’être parmi les premières victimes.
Tous les régimes en place sont, en effet, fondamentalement réactionnaires ; tous les pays de cette région (et du tiers-monde) sont marqués par un féodalisme puissant, avec un patriarcat agressif.
Il n’y a pas de place pour un modèle « modernisateur » portant la « démocratie » à travers les institutions.
Les libertaires français à la dérive
L’ensemble de la scène anarchiste française, y compris post-anarchiste ou « libertaire », n’a jamais cessé de saluer le Rojava comme un excellent exemple.
Il y a eu d’ailleurs plusieurs départs de Français s’engageant dans les rangs des Kurdes en Syrie pour combattre militairement l’Etat islamique.
Le Rojava aurait été un modèle de décentralisation, de confédéralisme, d’autogestion. En réalité, on parle d’un découpage en communautés et en factions, un format reflétant la logique clanique et tribale « modernisée » propre au féodalisme du tiers-monde.
Tout ce soutien anarchiste a donc été une fiction, une fiction qui se termine dramatiquement… pour les Kurdes. Ceux-ci ont été l’objet d’un fantasme (il est vrai esthétisé à fond par le PKK), tout comme les Palestiniens.
Et ce sont les Kurdes et les Palestiniens qui paient en fin de compte les pots cassés.