Il est terriblement difficile de poser des mots sur cette séquence du film Les Sentiers de la Gloire (1957) de Stanley Kubrick tellement elle est brillante et se suffit à elle-même.
La scène clôt le film en montrant avec profondeur des hommes meurtris par la guerre, déformés par la violence et par l’obligation d’être des brutes, être métamorphosés grâce à une femme.
Nous sommes pendant la première guerre mondiale et le régiment français du colonel Dax, incarné par Kirk Douglas, vient de vivre à la fois une mission suicide et l’exécution de trois de leurs camarades pour « lâcheté ».

Ils sont fermés, bornés, cassés et ils se retrouvent face à une femme qui est ouverte, qui montre sa peine et partage un haut degré d’émotions et de sensibilité. Elle arrive à poser une vérité qui résonne pour tous de manière singulière mais universelle à travers un chant traditionnel allemand : « Der treue Husar » (Le Hussard fidèle).
Cette chanson mélancolique, qui évoque la fidélité et la tristesse, contraste fortement avec l’ambiance brutale de l’excellent film.
La scène commence comme un champ de bataille, des hommes contre une femme, français contre allemande, fragilité contre brutalité. Ils se moquent d’elle, la huent, la considèrent comme un objet, elle semble sur le point d’être livrée en pâture.
Mais elle va chanter, elle n’a pas vraiment le choix, mais c’est aussi la chose juste à faire. Et de son chant, de ses larmes, elle ouvre les yeux de ces pauvres soldats.
Ils réalisent alors qu’ils ont droit à l’humanité, à la sensibilité : ils s’animent.
Le brio de Stanley Kubrick, c’est de longuement filmer des visages qui ne reflètent pas deux émotions similaires. La tristesse, la mélancolie, le manque, la gratitude, la peur, l’injustice…
Ils passent d’un attitude stéréotypée de meute, à la fois voulue par l’entre-soi masculin mais surtout valorisée par le militarisme, à une communion avec leur intériorité par le biais de la femme allemande.
Deux peuples montés l’un contre l’autre peuvent donc respirer, écouter et ressentir dans la même pièce, mais, dehors, à quelques mètres, il y a les tranchées, la boue, la poudre et le sang.
C’est un déchirement immense, car quelques minutes plus tard, il faudra retourner se battre, obéir aux ordres, alors que la seule chose qui avait du sens depuis longtemps était entre ces quatre murs.
Et toute la finesse de Kubrick, c’est de clore le film sur cette séquence en amenant le spectateur à vouloir la mutinerie pour que l’horreur de la guerre ne soit pas imposée à ces hommes après ce moment de grâce.
Ce sentiment anti-guerre, entre révolte et mélancolie, est diffusé tout le long du film, ce qui explique son interdiction en France jusqu’à 1975.
On touche ici à la substance de la lumière qui s’est allumée pour l’humanité, dans les tranchées russes en 1917, lorsque la révolution stoppa la guerre.