Quand on regarde de près le mouvement des gilets jaunes, il y a des paradoxes qui sautent aux yeux. Le mouvement avance sur terrain éminemment politique mais se déclare en dehors des clivages politiques. Il refuse toute forme de représentation intermédiaire mais est pourtant dirigé par les couches sociales intermédiaires, les fameuses « classes moyennes ». Il s’affirme pour la révolution mais est enfermé dans les limites du mode de vie actuel.
Cette expression paradoxale des gilets jaunes tient à sa nature sociale et idéologique dans un contexte historique particulier. Toute personne de gauche sait bien que lors des périodes tumultueuses comme la nôtre, ce qu’il est convenu de nommer « fascisme » est toujours en embuscade pour parasiter toute expression autonome des luttes de classe.
En tant que projet de « Révolution nationale », le fascisme en France comporte plusieurs dynamiques idéologiques. De part son expérience historique, on retient souvent le racisme, l’antisémitisme ou l’exaltation nationaliste. On oublie pourtant un autre aspect central du fascisme, qui lui a d’ailleurs permis d’acquérir une dimension populaire de masse : l’antiparlementarisme.
Que ce soit le boulangisme, les ligues factieuses ou bien le poujadisme, tous ces mouvements d’extrême-droite ont développé une rhétorique et une vision du monde antiparlementaire. Le parlement serait ainsi la cause de tous les maux sociaux, avec ses députés qui se « gavent » sur le « dos du peuple » et s’égosillent dans des débats interminables et bien trop détachés de la vie concrète. Cet antiparlementarisme tient à la nature démagogique de mouvements dont les porte-paroles sont souvent issus des secteurs économiques de la petite-bourgeoisie des zones populaires.
Effrayée par le « déclassement », c’est-à-dire la prolétarisation, et donc relativement attirée par la condition de vie bourgeoise, la petite-bourgeoisie de ces zones développe une idéologie conforme à sa condition sociale. C’est une « idéologie anti-idéologie » qui refuse tout positionnement stable. L’idéologie intermédiaire est donc orientée contre toute forme de représentation et la source du malheur n’est pas la bourgeoisie propriétaire des moyens de production, mais le Parlement, les élus, les « voleurs » contre lesquels il faut opposer le peuple avec son « bon sens » et son « honnêteté ».
En ce sens, il est peu étonnant de voir circuler dans les groupes Facebook de gilets jaunes une vidéo de TV Libertés (média d’extrême droite) qui valorise la réussite individuelle dans l’entrepreneuriat contre la réussite scolaire avec le diplôme (symbole du parvenu politicien, du « politichien »). C’est typiquement l’idéologie de l’ancien ouvrier devenu petit indépendant : le pays contre la « farce politicienne », celui qui produit concrètement contre les agitateurs d’idées en dehors de la vie « réelle ».
Lorsqu’on voit la nature des gilets jaunes, on ne peut que penser à cette filiation avec ce courant particulier du fascisme. Largement dirigé par des auto-entrepreneurs et des artisans, les gilets jaunes s’inscrivent dans cette continuité antiparlementaire, à la suite du boulangisme, des ligues factieuses et du poujadisme. Il est d’ailleurs peu étonnant que c’est surtout dans les zones périurbaines et rurales que le mouvement puise sa force puisque c’est là que cette couche sociale intermédiaire, au plus proche du quotidien ouvrier, peut générer un mouvement populaire massif ; son ancrage dans les grandes villes la rapprochant bien trop de la bourgeoisie en tant que telle.
À ce titre, Pierre Poujade était lui-même un petit libraire issu d’une petite ville du Lot, Saint-Ceré. De la même manière que les gilets jaunes, il proclamait déjà la « défaillance » du parlement et la convocation d’ « États généraux », vu comme une nouvelle forme républicaine. Le journal poujadiste Fraternité française disait « lorsque la patrie est en danger… il n’y a plus de politique, il ne doit rester que des citoyens » et demandait ainsi de baisser le nombre de députés, de supprimer l’indemnité parlementaire, de sanctionner sévèrement l’abstention, etc.
Le problème est que les gilets jaunes se heurtent à leur propre paradoxe, celui de l’organisation cohérente de leurs revendications et de leur représentation, comme le prouve les débats houleux sur les représentants à choisir. En ce sens, la composition ouvrière des gilets jaunes en dit long sur l’incapacité de la classe ouvrière à imposer une idéologie stable et conforme à ses intérêts de classe.
Si les gilets jaunes étaient sous hégémonie de la Gauche ouvrière, avec toute l’héritage historique qu’il comporte, il n’y aurait pas la diffusion d’un antiparlementarisme stérile. Il y aurait le développement d’une dynamique organisée autour de la formation de comités populaires qui éliraient de manière démocratique des délégués révocables. Car la Gauche, dans ses traditions socialistes et communistes, a toujours été claire : l’action parlementaire, légale, doit exister mais être subordonnée à l’agitation extra-parlementaire, extra-légale.
C’est là la grande différence entre un mouvement populaire extraparlementaire et un mouvement populiste antiparlementaire, l’un n’étant que le miroir négatif de l’autre. C’est le prix à payer pour toute une Gauche qui a renoncé à son héritage tout autant qu’à une extrême-gauche qui s’est enfermée dans l’anarchisme velléitaire.