La mort a pondu un oeuf (La morte ha fatto l’uovo en italien) est un film de Giulio Questi sorti en 1968. Il s’agit d’un film à part dans l’histoire du cinéma italien, comme l’est par ailleurs son réalisateur, et politiquement et culturellement très intéressant.
Giulio Questi est en effet né en 1924 en Lombardie, dans l’Italie du Nord, d’une grande famille petite bourgeoise. En 1943, il prend le maquis pour rejoindre la résistance antifasciste et adhère au Parti communiste italien. Son histoire et son engagement seront au cœur de ses seuls trois longs métrages de fiction.
Après quelques documentaires, collaborations comme scénaristes, et réalisations de segments dans des films à sketches, il fait la rencontre de Franco Arcalli, avec qui il co-écrira ses trois films et à qui il en confiera le montage. Leur premier film, Tire encore si tu peux (Se sei vivo spara), sorti en 1967, est un western spaghetti extrêmement violent, lourde charge contre le capitalisme et écho de son combat contre le fascisme.
Le troisième film, Arcana, très peu connu, est sorti en 1972. Il s’agit un film d’horreur italien, plus particulièrement un film de sorcière prenant place dans une cité HLM qui va être amené à se révolter contre l’ordre établi. Dans ces deux films Giulio Questi utilise le cinéma de genre, très répandu en Ialie, pour développer des thèmes et une vision du monde clairement de gauche.
Dans son second long métrage de fiction, La mort a pondu un oeuf, Questi utilise les codes d’un autre genre extrêmement populaire dans l’Italie des années 60 et qui le sera plus encore dans les années 70 : le giallo.
Le terme giallo a pour origine une maison d’édition italienne qui, à partir des années 30, a publié de nombreux romans policiers de type whodunit (où un des intérêts majeurs est de chercher à démasquer le coupable avant la fin du récit) dans des éditions de couleur jaune (giallo en italien), si bien que la couleur est devenu le terme commun pour désigner ces récits.
Le genre cinématographique giallo reprend cet aspect policier, souvent whodunit, et y ajoute une ambiance teintée d’horreur et d’érotisme, et des meurtres souvent très visuels.
Mario Bava, qui peut être considéré, au coté de Dario Argento, comme le plus célèbre représentant du genre, en a réalisé les deux oeuvres fondatrices : La Fille qui en savait trop (La ragazza che sapeva troppo, 1963) et Six femmes pour l’assassin (Sei donne per l’assassino, 1964).
Giulio Questi et Franco Arcalli en reprennent un certains nombres de codes : le meurtrier aux gants de cuir, l’ambiance à la fois sensuelle et pleine de tension, mais ils les utilisent pour mieux les prendre à contre pied.
L’histoire prend place dans un élevage de poules en pleine mécanisation, puisqu’on comprend que juste avant le début du film quasiment tous les ouvriers ont été licencié pour être remplacé par des machines. Au sein de l’usine se trouve également un laboratoire expérimentale de modification génétique.
L’élevage appartient à Anna (interprété par Gina Lollobrigida) et est en partie géré par son mari Marco (Jean-Louis Trintignant) que l’on découvre dès le début du film dans le rôle d’assassin de prostitués. Habite avec eux Gabri (Ewa Aulin), leur jeune cousine orpheline que le couple a recueillie et qui est l’héritière directe.
Ce cadre bourgeois, associé à des scènes au sein du comité d’entreprise, et du Syndicat des éleveurs, va être l’occasion pour Giulio Questi de dénoncer cette bourgeoisie et le capitalisme industrielle.
Le cynisme du capitalisme y est frontalement attaqué : la vie, qu’elle soit humaine (les ouvriers) ou animale (les poules), n’a plus de valeur face à la recherche de rentabilité, surtout en temps de crise.
L’absence de toute morale se répercute ainsi dans la science ici mise au service des intérêts de l’industrie agroalimentaire avec la création par modification génétique de monstruosité : des poules sans ailes ni tête, où tout peut être consommé pour une rentabilité maximale.
Questi s’en prends également au moeurs décadent de cette bourgeoisie, notamment lors de la mise en scène d’une soirée où une pièce est vidée de tous ses éléments pouvant rappeler un quelconque passé et où vont s’y enfermer tour à tour des « couples » d’un soir pour vivre une expérience inédite.
Il est à noter que le film, lors de sa sortie, a très rapidement été amputé d’une vingtaine de minutes pour coller au format télévisuel de l’heure et demi. Ainsi des scènes mettant en scène un ami de Marco, devenu amnésique en raison d’électrochoc, ont été supprimé.
La restauration du film il y a quelques années a permis de rajouter certaines de ces scènes où le passé, cherché inlassablement par ce personnage pour pouvoir se reconstruire, prend une place importante dans les thèmes du film. Il n’existe ni présent ni futur sans passé. C’est par le personnage de Marco que l’on découvre toutes ces scènes, qui semble le mener à sombrer peu à peu dans la folie.
Sentiment renforcé par le montage et la bande-son du film très expérimental, saccadé, stridente, malaisante, où l’on perd parfois la notion de ce qui relève de la réalité ou du rêve.
Le visionnage du film est d’ailleurs parfois compliqué, comme il est compliqué pour Marco de faire face à cette réalité. Notamment lors de cette scène horrible à l’usine où il se retrouve face aux massacres des poules que l’on pourrait croire tout droit sorti d’un documentaire sur l’exploitation animale… Ou lorsqu’il découvre l’horreur des modifications génétiques.
De tout cela se dégage une ambiance malsaine et décadente avec de nombreuses images fortes comme celle de Anna posant pour un photographe avec un poule morte et déplumé.
Tout ceci ne peut mener qu’à la déshumanisation et c’est justement le propos de Questi. Il voulait d’ailleurs que la violence de son film soit suffisamment forte pour choquer et faire céder le cynisme.
Le tout se retrouve étonnamment contrasté par quelques rare séquences poétiques, se déroulant à la campagne, dans la nature, où l’amour tente de survivre au milieu de tout cela, où Marco tente d’échapper à ce monde. Le film n’en reste pas moins évidemment très noir et désespéré, sans réelle lueur d’espoir.
C’est ainsi un film intéressant par son propos, mais aussi par son positionnement purement formel, puisqu’il s’appuie sur les bases d’un cinéma d’exploitation, pour en faire une œuvre puissante, qui prend le contre pied du genre dans un superbe twist final, le tout enrobé par une mise en scène et un montage que l’on peut rapprocher des expérimentations d’un Jean Luc Godard de la Nouvelle Vague.
Si l’on va plus loin que la question de la forme, et qu’on part d’une mise en perspective sur une base positive, artistique, il va de soi que l’orientation générale du film tend à l’expressionnisme, au pessimisme, au nihilisme, et qu’il reste ainsi totalement lié à l’Italie de l’époque, annonçant des œuvres comme la bande dessinée Ranxerox.