La Gauche a assimilé la justice au droit, parce qu’en France on pense que si le droit est bien établi, alors l’administration suit. Or, cela n’a rien à voir : le droit est une chose, l’administration est autre chose.
La France est pays marqué par le droit ; la réflexion à ce sujet naît très tôt, avec les exigences de François Ier d’établir un État moderne, et se prolonge avec Henri IV à la tête des « Politiques » contre les ultras catholiques mais aussi les protestants, avec Louis XIV et l’apogée de la monarchie absolue, puis bien sûr avec la Révolution française, le Consulat et l’Empire napoléonien, la Restauration monarchiste et ses nombreux aléas (1815 puis 1830), la République de nouveau…
Bref, la littérature sur le droit a accompagné tous ces aléas politiques, au point que les Français se sont dit : puisque le droit a accompagné le combat pour la justice, alors la justice est le droit et est, forcément, l’administration s’établissant une fois que le droit est instauré. Or, c’est là une erreur très importante, c’est une confusion fondamentale.
La Gauche s’est cassée les dents sur cette erreur : d’abord en 1936, aboutissant à la mise en échec très rapide du Front populaire. Ensuite, en 1945, lorsque il a été pareillement pensé que l’administration suivrait. Il faut se rappeler par exemple ici que cette monstruosité qu’est l’École Nationale d’Administration (ENA) a été mise sur pied par Maurice Thorez, dans l’ignorance complète de ce qu’est réellement une administration.
Évidemment, le dernier grand exemple est 1981. Les socialistes ont été happé par le style de vie des grands responsables de l’État ; la mentalité de l’administration les a contaminés, neutralisés. Au-delà du fait qu’on puisse éventuellement considérer qu’il y a opportunisme à la base, on se doute bien que si le PS et le PCF ont été entièrement intégrés, sans même personne pour se mettre à douter, c’est qu’ils ont été sincères dans leur élan, les amenant en pratique à revivifier l’administration, et non pas à devenir l’administration.
Il ne s’agit même pas ici de la question de l’État, même si évidemment elle est extrêmement importante. Le conflit historique entre les socialistes et les communistes tient à cette évaluation de l’État, les premiers pensant qu’il est neutre, le second qu’il a une base de classe. Naturellement, cela change toute la manière de voir. Mais c’est là une autre question.
Car si l’administration est une composante de l’État, il n’est pas l’État, il l’est sans l’être. Le PCF a produit une très importante littérature à ce sujet également, dans les années 1960-1970, en se présentant comme inspiré d’Antonio Gramsci. L’idée serait d’avoir une hégémonie culturelle pour justement remporter la victoire dans l’administration. C’est toutefois, si l’on y regarde bien, peu éloigné de ce que disent les socialistes historiquement.
Car le fond de la question, ce ne sont pas les idées, ni les mentalités, lorsqu’on parle de l’administration. Ce sont les méthodes qui comptent, ce sont elles qui sont déterminantes. Prenons les policiers et les sapeurs-pompiers, qui jouent un rôle essentiel dans la vie sociale des gens. Les premiers ont une méthode policière, les seconds militaires ; ils sont ultra-hiérarchisés, et quelle que soit leur mentalité ils doivent rendre des comptes, suivre un mode d’organisation très particulier. Cela déteint totalement sur eux et aboutit, d’une manière ou d’une autre, à les couper de la population.
Un autre exemple très parlant, ce sont les professeurs. On sait que sur le plan des idées, des valeurs, ils sont souvent de gauche. Mais ils ne sont justement pas de gauche, parce que leurs méthodes sont totalement anti-démocratiques, parce qu’ils ont une aversion pour le style « jeune ». Ils pensent que leur mission est de cadrer et on a tout le paradoxe de ces professeurs de français donnant des textes de Rabelais où Gargantua montre qu’on apprend qu’en jouant, alors qu’eux-mêmes imposent le par cœur, l’absence de discussions et d’échanges, ne présentant rien du contexte historique et culturel.
À l’arrière-plan, c’est toujours la question de la démocratie qu’on retrouve. Comment peut-on mobiliser les gens, et jusqu’à quel point ? La Gauche historique dit : on peut le faire de manière totale, si l’on s’appuie sur la classe ouvrière. Les autres cherchent des échappatoires. Et on notera bien qu’il ne s’agit même pas de savoir si c’est une question de révolution ou pas : même les socialistes qui refusaient la Révolution russe en 1920 en France avaient la même intention de mobiliser l’ensemble des travailleurs, de réaliser une société totalement démocratique.
C’est pourquoi la Gauche ne pourra pas réapparaître historiquement, tant qu’elle ne reprend pas son objectif de démocratie totale et qu’elle réfléchit à pourquoi elle a échoué. Sans cela, elle en restera à des revendications abstraites de « justice », et personne ne prendra cela au sérieux, car personne ne verra comment cela pourrait concrètement se réaliser. Et alors l’extrême-droite aura du succès avec des revendications administratives démagogiques, comme les référendums d’initiative populaire, les élus tirés au sort, etc.