Adolphe de Benjamin Constant est aujourd’hui au mieux une œuvre connue pour ses citations. Mais c’est aussi un classique de la littérature française qui parallèlement à l’œuvre de Mme de Staël, marque la transition dans notre pays entre l’élan progressiste des Lumières et les doutes du Romantisme naissant sur le plan de la culture. Notre époque ne peut qu’être sensible à l’écho de ce qui s’y exprime : la nécessité pour chacun de conserver les principes et les valeurs face aux limites du libéralisme.
Benjamin Constant (1767-1830) est une figure centrale du libéralisme français sur le plan littéraire et politique. On lui doit en effet des œuvres politiques analysant le déroulement et les suites de la Révolution de 1789 sous l’Empire et la Restauration. Il sera lors de cette dernière période (1815-1830) un des principaux opposants au régime réactionnaire de la monarchie rétablie des Bourbons, en particulier suite à son élection comme député en 1818. C’est justement à cette époque qu’il rédige sa principale œuvre politique : De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, en 1819.
Dans le domaine littéraire, Benjamin Constant a été un des principaux auteurs avec Mme de Staël constituant le passage des Lumières à celui du Romantisme. Il était d’ailleurs lié à cette dernière par une relation amoureuse tumultueuse et par sa participation au « Groupe de Coppet », une sorte de salon international qu’animait Mme de Staël dans sa propriété suisse, au temps de leur commune opposition au régime tyrannique de Napoléon Ier.
C’est au terme de cette période qu’il rédige son roman le plus célèbre : Adolphe, en 1816. L’œuvre s’inscrit d’abord à la suite des romans libertins typiques du XVIIIe siècle français, avec un héros qui sous l’apparence des passions et des sentiments est en réalité une personne froide, calculatrice mais aussi mélancoliquement vide.
Le style, concis et maîtrisé, est encore celui dans l’époque dans laquelle Benjamin Constant a été formé, ce qui va de pair avec la dimension autobiographique du roman qui met en scène un jeune homme de 22 ans au moment où l’auteur approche lui-même la cinquantaine. En ce sens, on peut considérer l’œuvre comme une sorte de confession, un roman d’analyse annonçant les romans psychologiques du XIXe siècle et plus loin, le goût si marqué dans notre pays de psychologiser sur soi.
Les grands thèmes du personnage romantique sont donc aussi repérables : mélancolie, sentiment d’impuissance et de solitude, vanité de l’existence. On sent ici toute l’influence, toute la fascination, de la littérature allemande qui pèse sur Benjamin Constant, comme sur sa compagne Mme de Staël.
Le personnage principal, Adolphe, est d’ailleurs un jeune allemand, ayant fini ses études à l’université de Göttingen. Il faut saisir que cette référence est en soi profondément significative pour un libéral de l’époque de l’auteur. L’université en question ayant été un bastion des Lumières allemandes et encore plus du romantisme naissant, avec par exemple la « Ligue du Bosquet » (Göttinger Hainbund), cercle d’auteurs qui appuyèrent notamment la participation de femmes de leur milieu aux études et aux carrières scientifiques dans l’enseignement supérieur.
On peut donc voir cette œuvre comme un récit des tourments amoureux et de la vie sentimentale compliquée entre l’auteur et Mme de Staël, projeté dans les personnages de Adolphe et d’Ellénore, sa maîtresse de dix ans son aîné. L’histoire tient à une base très simple, Adolphe par désœuvrement et amour-propre séduit Ellénore, maîtresse officielle d’un personnage abstrait nommé le Comte de P.
Très vite, il se trouve prisonnier de cette relation en ce qu’il aimerait y mettre fin sans pouvoir y parvenir en raison du fait qu’Ellénore l’aime sincèrement. Cette dernière finit par découvrir la vérité et meurt de chagrin, laissant Adolphe face à ses faiblesses et ses remords.
Plus profondément, Benjamin Constant a voulu donner une portée générale à son roman, pour exprimer tout le trouble des figures intellectuelles du libéralisme propre à son époque, ainsi qu’il le présente lui-même :
« J’ai voulu peindre une des principales maladies morales de notre siècle : cette fatigue, cette incertitude, cette analyse perpétuelle qui place une arrière-pensée à côté de tous les sentiments, et qui les corrompt dès la naissance. »
C’est cette dimension, ce trouble, qui donne à ce roman toute sa valeur significative. Celle d’un jeune être sensible mais qui ne parvient pas à exprimer de manière authentique sa soif existentielle, et qui face à la corruption de son époque, se retranche dans les rêveries et les tortures de l’amour impossible. Voici comment Benjamin Constant exprime toute cette mélancolie, avec une profondeur qui trouve forcément un écho dans notre époque :
« De là une certaine absence d’abandon qu’aujourd’hui encore mes amis me reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j’ai toujours peine à surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d’indépendance, une grande impatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’en former de nouveaux. Je ne me trouver à mon aise que tout seul, et tel est même à présent l’effet de cette disposition d’âme que, dans les circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de fuir pour délibérer en paix.
Je n’avais point cependant la profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère paraît annoncer : tout en ne s’intéressant qu’à moi, je m’intéressais faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon cœur un besoin de sensibilité dont je ne m’apercevais pas, mais qui ne trouvant point à se satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour à tour formait ma curiosité. »
C’est là la grande force de ce récit, que de dépeindre la mélancolie sans céder néanmoins sur les valeurs, sans briser par le nihilisme ou le cynisme la sensibilité naturelle. C’est une manière d’exprimer la dignité et de soutenir la vie. Mais cependant de manière isolée et pessimiste et cela est aussi la limite de la perspective ici mise en avant. Au bout du compte, Adolphe finit par capituler, il ne trouve pas de voie pour transformer sa mélancolie en espoir.
Non que cela soit impossible en soi, mais c’est précisément son horizon libéral, sa nature bourgeoise pour tout dire, qui le borne et le ratatine finalement. Ce n’est par exemple pas un hasard si l’âge du personnage au moment de l’intrigue est précisément celui de l’auteur au moment de la Révolution de 1789. C’est ici le tournant où se brise l’élan progressiste du libéralisme, non encore définitivement, mais Benjamin Constant sent déjà que l’horizon est borné, qu’une limite est atteinte au-delà de laquelle il ne parvient pas à saisir un élan.
Le repli individuel et mélancolique sur soi est alors le seul refuge de ses aspirations face aux déceptions, aux contradictions du monde, pour tout dire au mouvement même de la matière que l’auteur saisit, mais face auquel il capitule au lieu d’avancer, de chercher à dépasser les contradictions et trouver la voie pour exprimer ses hautes valeurs et sa sensibilité.
Le dénouement de l’intrigue est donc forcément tragique, mais une tragédie sans tristesse en fait, une tragédie d’isolement, le repli sur soi aboutissant à la rupture de tout lien social, ici sous la forme de l’amour. Cet aboutissement traverse le récit du début à la fin, on le voit venir, on l’attend, on y assiste avec une sorte de fatalité pessimiste :
« Ce n’était pas les regrets de l’amour, c’était un sentiment plus sombre et plus triste. L’amour s’identifie tellement à l’objet aimé que dans son désespoir même il y a quelque charme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée : l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l’exalte au milieu de la douleur. (…) Je n’espérais point mourir avec Ellénore, j’allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que j’avais souhaité tant de fois traverser indépendant. J’avais brisé l’être qui m’aimait. (…) J’étais déjà seul sur la terre, je ne vivais plus dans cette atmosphère d’amour qu’elle répandait autour de moi. L’air que je respirais me paraissait plus rude, les visages des hommes que je rencontrais plus indifférents, toute la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé. »
La dimension profondément racinienne de ce dénouement impose donc de considérer cette œuvre comme se rattachant aussi au courant néo-stoïcien si caractéristique de l’esprit national français dans ce qu’il a produit de meilleur : la place centrale qui joue le personnage féminin, Ellénore, qui incarne tout ce qui manifeste la vie, l’élan positif, la profondeur et l’authenticité des sentiments, la nécessité d’être à la hauteur des valeurs et des principes, même face à l’échec, donnant une dimension majestueuse à la tristesse et aux passions.
Benjamin Constant était tout à fait conscient de ce rapport, de ce lien avec l’œuvre de Jean Racine, qu’il entend poursuivre en l’augmentant pour ainsi dire, par un tableau assumant davantage l’individu comme espace d’expression de la sensibilité, sur le modèle la littérature allemande ou britannique de son époque.
En ce sens, cette œuvre constitue une articulation majeure entre l’héritage classique français et l’esprit des Lumières d’une part et l’époque du Romantisme et au bout du compte de la décadence bourgeoise d’autre part.
Cette position confère à Benjamin Constant une place particulière dans le dispositif culturel de la bourgeoisie de notre époque. On propose ainsi encore quelques (courts) extraits de son œuvre aux lycéens, essentiellement de ses œuvres politiques, comme illustration positive du libéralisme. Adolphe en revanche, ne peut plus aisément être lu par la bourgeoisie, il reflète trop nettement à la fois les doutes du libéralisme au moment où il cesse de pouvoir porter le progrès, et en même temps, l’exigence de maintenir les valeurs, de ne pas céder au cynisme ou au nihilisme.
Alors, et comme toute chose, le réel intérêt que la bourgeoisie d’aujourd’hui peut porter à cette œuvre, c’est sa valeur marchande. Les éditions anciennes d’Adolphe sont cotées au Marché Drouot pour des sommes délirantes, où ne sont mises en avant que les « citations » de l’œuvre, évitant sa lecture méditative, la concentration nécessaire pour mettre en relief toutes les dimensions de cette œuvre concise mais profonde, au profit du goût superficiel de la punchline si typique de ce qui reste de la culture bourgeoise, si tant est que l’on puisse encore parler de culture à ce niveau.
Il faut donc retrouver une lecture de progressiste de ce texte, qui s’inscrit dans l’histoire de la Gauche et de la culture de notre pays et qui reflète à la fois le rôle historique de la bourgeoisie libérale française pour porter cet élan, avant son épuisement et sa décadence jusqu’à notre époque, qui nous impose non de fuir, mais de nous rassembler pour délibérer, avancer de manière collective et rationnelle pour affirmer la culture et la sensibilité.