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La prolétarisation de l’Ouest de la France depuis 1968

Si la Gauche a oublié une chose fondamentale, c’est bien l’existence de la classe ouvrière. De sujet central il y a encore quarante ans, elle a été effacée progressivement de toute intervention stratégique à gauche. Amorcé dans les années 1980, ce lessivage idéologique a trouvé sa consécration dans la décennie 1990. Pourtant, si l’on regarde une dynamique sociale comme celle de l’Ouest de la France, il est frappant de constater que ce sont justement les ouvriers qui ont massivement investi la région depuis 1968.

En France, les ouvriers représentent 20,15 % (5 395 209 personnes) de la population active (2019). Dans tous les pays de l’Ouest (Bretagne, Normandie, Pays de la Loire), leur part est partout plus élevée que la moyenne nationale, avec même des niveaux très hauts en Mayenne (31, 3%), en Vendée (31%) ou dans l’Orne (31%). Ces départements font même partie des quatre premiers endroits en termes de concentration ouvrière.

La progression des effectifs ouvriers est vérifiée partout, mais cela se fait en ligne discontinue avec une progression surtout jusqu’en 1999 puis une stagnation ensuite, ce qui est peu étonnant compte tenu des cycles d’accumulation du capital.

Bien que le premier département ouvrier de l’Ouest, la Seine-Maritime, a vu son nombre d’ouvriers baisser depuis 1968, contrairement à la Vendée qui a vu une très forte hausse entre 1968 et 1999 (environ 38 400 ouvriers en plus). Malgré une relative baisse depuis 1999, la Loire-Atlantique est également un département qui s’est ouvriérisé (29 000 ouvriers en plus).

Prenons par exemple la petite ville des Herbiers en Vendée. Elle s’est littéralement transformée. Avec presque 4 000 habitants en 1946, elle en compte maintenant 15 972. De 4 000 agriculteurs, 0 cadres et 880 ouvriers en 1968, on est passé à 108 agriculteurs, 660 cadres et 1 797 ouvriers. Avec environ 5 % de chômage (contre environ 9 % en France), la zone d’emploi structurée autour de 22 petites villes rurales concentre plus de 40 % d’emplois ouvriers boostés par la construction navale. Cela est similaire du côté de la zone d’emploi de Cholet avec 32,6 % d’emplois ouvriers.

Alors que s’est-il passé entre 1960 et 2010 ?

Avec une conflictualité intense dans les grands bastions ouvriers dans les bastions métallurgiques (région parisienne, Rhône, Est), les industriels optèrent dès la fin des années 1950 une stratégie de contournement, dite de la « décentralisation productive ».

L’objectif : éclater les unités de production, modifier la composition de classe, trop compactée et générant une culture d’atelier trop rétive aux ordres d’en haut. C’est ainsi, par exemple, qu’est fondé en 1961 l’usine de PSA-La Janais à Chartres-de-Bretagne, dans la périphérie de Rennes, mais aussi Renault à Cléon (Seine-Maritime) en 1958.

Cela entraînera logiquement l’éclosion de myriades de petites unités de sous-traitance métallurgiques, comme par exemple Faurecia (siège automobiles) implanté à Caligny (850 salariés) dans l’Orne ou Cooper Standard à Vitré (850 salariés) et à Rennes (devenu Continental en 2018).

C’était là un très bon coup politique puisque tout en sapant les collectifs ouvriers historiques, la « décentralisation productive » offrait une réponse à l’exode rural massif vidant les campagnes de l’Ouest en ces années. Le mouvement de mai 1968 accompagna cette tendance en la modernisant, notamment par la grande revendication de « vivre et travailler au pays ».

Soulignons à ce titre que le mouvement de prolétarisation des campagnes de l’Ouest entre 1968 et 1990 a trouvé a s’exprimer politiquement dans le P.S.U (Parti Socialiste Unifiée) et ce courant « chrétien de gauche ». Ce sont ces courants qui seront par là suite à la tête de la modernisation sociale et économique au cours des années 1980.

Mais ce n’est pas que ces secteurs industriels « traditionnels » qui expliquent la prolétarisation de l’Ouest, car cela est finalement extérieur à la région. Il est ici impossible de ne pas voir comment l’Ouest s’est transformé de l’intérieur pour devenir la zone agroalimentaire stratégique de France.

Résultat de la politique gaulliste de centralisation de l’agriculture en 1960-1962, les agriculteurs ont littéralement fondu depuis 1968. Cela correspond bien évidemment à la recomposition du capital, à sa concentration dans des grands monopoles de la distribution (comme E.Leclerc, puis Intermarché, dont les fondateurs sont originaires de Bretagne, ou encore Super U, extrêmement implanté dans les campagnes de l’Ouest).

Fait notable, il n’y avait aucun agriculteurs au chômage en 1968, et en 1999, sur 13 départements, il y a en avait encore 9 qui comptaient plus de 10 000 agriculteurs. En 2015, il n’y en a plus un seul. Malgré ses tentatives syndicales, la paysannerie n’a pu échapper à son sort inéluctable dans le capitalisme : devenir salarié.

En décembre 2006, l’industrie agroalimentaire est ainsi le principal employeur de Bretagne, avec une augmentation de 12 000 emplois entre 1989 et 2006, soit une augmentation de 22 % contre seulement à peine 1 % en France. L’agroalimentaire concentre ainsi 65 % des emplois industriels de la région, ce qui est 2,3 fois plus élevé qu’en France. Et dans cette industrie, c’est évidemment la production de viande et de poisson qui s’envole, avec plus de 10 % de progression entre 2001 et 2005.

Ainsi, c’est à Lamballe-Armor (16 653 habitants) que se situe sûrement l’un des plus gigantesques abattoirs, la Cooperl Arc Atlantique. La « Coop » c’est plus de 7 000 employés pour 5 800 000 cochons abattus et 13 millions de consommateurs dans le monde : un empire local qui domine toute la vie sociale et économique.

Mais on aurait pu citer aussi Socopa Viandes (propriété du monopole Bigard-Charal) et ses quatre usines (Moutauban-sur-Bretagne, Quimperlé, Chateauneuf-du-Faon, Guingamp) concentrant plus de 2 500 salariés. Mais aussi, Jean Rozé à Vitré (1 400 salariés), Fleury Michon en Vendée et ses 3 000 employés… À cela s’ajoute évidemment de multiples bases logistiques et son lot de chauffeurs, magasiniers, préparateurs de commandes, etc.

L’Ouest est l’illustration de l’ancrage absolu du capitalisme français, ayant transformé des régions anciennement paysannes en de vastes zones ouvrières où s’accumule et se reproduit le capital. La classe ouvrière est encerclée par l’ennui pavillonnaire et la monotonie du travail, tout cela sur fond d’une pollution chronique (dont le phénomène des algues vertes est une expression parmi d’autres).

Pourtant, sur le plan des consciences, il y a un retard réel puisque le poids de la mentalité paysanne, de la culture « terroir » est omniprésente, mais dans une forme « modernisée » sur fond de prégnance de l’état d’esprit « catholique de gauche ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre la réticence, bien qu’affaiblie ces dernières années, à Marine Le Pen.

Il reste un poids certain des anciens courants des années 1970 avec un Parti socialiste qui atteint des scores relativement élevés dans la 5e circonscription de Vendée, les 1eres circonscriptions du Finistère, de l’Orne et de Mayenne. Sans parler de la Seine-Maritime qui a envoyé aux élections législatives de 2017, 3 élus PCF et un PS.

L’Ouest revêt donc une importance toute particulière pour la Gauche, celle qui se place dans la filiation des combats ouvriers de Fougères ou des sardinières de Douarnenez élisant en 1921 l’un des premiers maires communistes de France.

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