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L’Équateur bascule dans le chaos des cartels

Il a été dit et répété ici que le chaos l’emporte sur la planète, que la barbarie du Hamas le 7 octobre – jusqu’au viol de femmes tout en les mutilant – n’est qu’une expression parmi d’autres, dont font partie les cartels de la drogue. Et bien désormais, c’est l’Équateur qui a basculé, déstabilisé par des anciens gangs se professionnalisant et se militarisant sous l’impulsion des richissimes cartels colombiens et mexicains.

L’Équateur est un petit pays d’Amérique latine, peuplé de 15 millions d’habitants ; sa moyenne d’âge est de 25 ans. C’est typiquement un pays dont la structure est d’un côté féodal avec des barons locaux, de la corruption… et de l’autre colonial, avec une domination complète de la part des grandes puissances, américaine en tête.

Et s’il y a quelques années encore, le pays était le plus sûr d’Amérique latine, en très peu de temps, tout a basculé. Les assassinats ont augmenté de 800% entre 2017 et 2022. Il y avait déjà des gangs, comme les Choneros, cependant leur envergure a pris d’un coup une dimension énorme. Au point que tout a basculé lorsque le leader des Choneros, José Adolfo Macías Salazar, alias « Fito », s’est littéralement évaporé d’une prison de haute sécurité de Guayaqil, la seconde ville du pays, le 7 février 2023.

« Fito » faisait déjà ce qu’il voulait dans la prison, comme se filmer pour une vidéo d’un chant en son honneur, dans la tradition des cartels mexicains. Il avait déjà été arrêté en 2000, est parvenu à s’enfuir en 2013 pour être repris dans la foulée. Sa nouvelle évasion, à la veille d’un contrôle général de la prison, reflète l’échec total de l’État.

D’où l’état d’urgence proclamé par le jeune président (depuis novembre 2023) Daniel Noboa, avec la mobilisation et l’intervention des forces armées et de la police nationale » afin de « garantir la souveraineté et l’intégrité nationale contre le crime organisé, les organisations terroristes et les belligérants non étatiques.

Daniel Noboa, président de l’Équateur

Daniel Noboa est le fils d’une des plus grandes figures de la haute bourgeoisie équatorienne, qui contrôle une partie significative de la production de bananes, la première exportation du pays (et lui-même candidat à la présidentielle en 1998, 2002, 2006, 2009 et 2013).

Le Pérou voisin a également annoncé l’état d’urgence sur les 1400 km de frontières avec l’Équateur. Ce pays, avec la Colombie voisine de l’autre côté, est évidemment le fournisseur de cocaïne aux gangs, qui ensuite l’expédie vers les pays occidentaux, par l’intermédiaire du Mexique parfois.

Deux jours après l’évasion de « Fito », c’est Fabricio Colon Pico qui s’est évadé d’une prison du centre du pays : c’est un chef des Los Lobos, une organisation concurrente des Choneros et lié, tout comme Los Tiguerones, au Cártel de Jalisco Nueva Generación (CJNG) du Mexique. Les Choneros sont eux liés au Cartel de Sinaloa, le grand rival du CJNG.

Et le même jour que cette seconde évasion, les plateaux télé d’une chaîne publique, TC Televisión, à Guayaquil ont été occupés en direct par des membres de gang, pour une prise d’otages.

Si on regarde les faits en face, on peut dire que les cartels mexicains, en liaison avec les mafias de Colombie (mais également de toute l’ex-Yougoslavie, ainsi que d’Albanie) sont devenus si puissants qu’ils ont désormais des satellites en Équateur capable de s’affirmer militairement et par la corruption.

L’État équatorien tente d’empêcher qu’on atteigne une telle situation où plus aucun retour en arrière n’est possible. Au sens strict, les forces des gangs équatoriens ne représentent pas un obstacle insurmontable pour l’armée.

Mais le problème, c’est la tendance historique à la décomposition : depuis 2020, tout se casse la figure, plus rien ne tient et, dans tous les cas, on va dans une logique de guerre et de seigneurs de la guerre. Seul le peuple en armes peut s’y opposer et on devine le défi que cela représente pour l’Amérique latine.

On parle beaucoup de l’Afrique, dont une partie de la population souhaite largement migrer, mais c’est le cas également en Amérique latine, où plus aucun pays n’est stable. Dans tous les cas, on va vers une situation d’explosion… Les dominos tombent les uns après les autres et la crise en Équateur n’est pas la crise en elle-même, mais simplement une expression de celle-ci, qui va en s’amplifiant.

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30 ans après, l’EZLN se retrouve face aux narcos

Avant la Zad de Notre-Dame-des-Landes et avant le Rojava, il y avait l’EZLN au Mexique, dont la démarche est même à l’origine de tout ce discours post-anarchiste communautaire. Lorsque les zapatistes de l’EZLN débarquent pourtant, le 1er janvier 1994, ils n’ont pas cette image-là du tout.

Avec le sous-commandant Marcos, ils font figure de mouvement alter-mondialiste armé. L’ennemi annoncé, c’est le « néo-libéralisme », l’objectif proclamé, c’est la révolution.

L’EZLN semblait ouvrir un nouveau brasier en Amérique latine, à la suite d’une longue tradition, et au moment où le Parti Communiste du Pérou (dénoncé par les médias comme « Sentier lumineux ») perdait tous ses acquis après avoir ébranlé le pays.

Le mouvement des zapatistes émerge d’ailleurs le jour de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA/NADTA) en occupant plusieurs mairies dans l’État du Chiapas.

Hélas ! L’EZLN – Armée zapatiste de libération nationale – s’est très rapidement vendue à l’État mexicain. La raison est qu’en réalité, l’EZLN était le masque des Indigènes du Chiapas.

Le Sud du Mexique était en effet marginalisé, depuis l’effondrement de la civilisation maya, au 9e siècle. Même à l’époque des Aztèques puis des conquistadors, le sud restait bien à l’écart, au point d’une révolte chrétienne mystique au 19e siècle pour former un État maya « Chan Santa Cruz ».

Dans ce contexte arriéré, l’État mexicain s’est d’ailleurs empressé de ne rien faire. Les accords de San Andrés en février 1996 ont officialisé une grande autonomie communautaire, l’EZLN devenant alors concrètement le « représentant » rebelle d’un Congrès indigène fondé au mois d’octobre.

Ce Congrès a une prétention nationale, mais est totalement hors-jeu depuis le début au Mexique, n’exprimant que le point de vue du « sud » arriéré. Aussi, afin de tenir en obtenant des soutiens (internationaux et de gauche), il y a eu des « rencontres intercontinentales contre le néolibéralisme et pour l’humanité », des appels « pour la vie », d’innombrables communiqués du Sous-commandant Marcos, etc., et ce pendant trente ans.

Si l’EZLN est totalement passé de mode depuis 1996, il y a eu pendant cette période des soutiens ininterrompus, comme queue de la comète de la « flamme » lancée en 1994. Il était possible d’aller au Chiapas, de rendre visite aux communautés « autonomes », de participer à tout un folklore indigéniste rebelle, etc.

Or, comme on le sait, le capitalisme a connu une immense progression entre 1989 et 2020. Inévitablement, les répercussions se feraient sentir même dans le Sud du Mexique, malgré son arriération et ses bastions « communautaires ».

Et deux rouleaux compresseurs se précipitent désormais sur l’EZLN. De par la nature du pays, ceux-ci ont deux formes : une bureaucratique, une féodale.

Le capitalisme bureaucratique mexicain aimerait bien en effet avancer par la force, en se dégageant de la pesante tutelle américaine.

Le président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, est ainsi présenté par l’opposition libérale comme une sorte de Satan diffusant partout le virus communiste. Sa ligne est, grosso modo, celle du Venezuela.

Au nom du progrès, cela bureaucratise et militarise. La pointe extrême sud du pays connaît ainsi l’établissement d’un « train maya » pour permettre aux touristes de visiter les ruines de la civilisation maya. Non seulement c’est l’armée qui gère la construction du train, mais c’est également elle qui s’occupera du tourisme là-bas.

Ce militarisme dans le cadre d’un bureaucratisme capitaliste est présenté comme un développement du pays. Andrés Manuel López Obrador parle d’ailleurs à la population chaque matin pour expliquer tout ce qu’il fait au nom du peuple. Il s’est d’ailleurs vanté en 2019 d’avoir rencontre le Sous-commandant Marcos dans les années 1990.

Au centre, le Sous-commandant Marcos et Andrés Manuel López Obrador

Cet épisode du « train maya » touche l’EZLN, car en fait le « progrès » exige la soumission du sud du Mexique et son intégration économique, bloquée depuis la naissance du Mexique, ou même depuis les conquistadors et même les Aztèques. C’est la fin de toute une époque historique.

L’EZLN a d’ailleurs prétendu en 2019 qu’il ferait tout pour empêcher la construction du « train maya », mais c’est une défaite complète, malgré la mobilisation démocratique de quelques forces locales.

Car, l’EZLN, depuis 1996, c’est du folklore. Et le « train maya » n’est pas le seul projet : des groupes paramilitaires liés à des grands groupes capitalistes, notamment miniers, ont commencé, depuis 2019, à mener des provocations armées au Chiapas, parfois meurtrières, au point que l’EZLN prévient qu’il va « reprendre les armes ».

En réalité, l’EZLN sait qu’il ne peut rien faire et c’est pourquoi il a cherché à se relancer avec « La dernière initiative », qui depuis 2020 s’intitule « Capitalisme corporatif mondial, Patriarcat planétaire, Autonomies en rébellion ». Autrement dit, il s’est aligné sur l’idéologie du Rojava et des ZAD, dont il est de toutes façons le précurseur.

Contre les « mégaprojets », il faut que le pouvoir revienne aux « communautés » locales, etc.

Sauf que désormais ce néo-féodalisme est également confronté au capitalisme féodal virulent au Mexique : les narcos. Jusqu’à présent, le sud était relativement préservé, car les cartels mexicains visent des trafics avec les États-Unis. Ils s’exportent désormais cependant dans les pays voisins du Mexique, car ils ont des sommes d’argent colossales et une expertise militaire énorme.

Résultat, les cartels ont investi le Chiapas. En 1992, l’EZLN défilait en armes dans la ville de San Cristóbal de Las Casas, en 2023 elle est sillonnée par « Los Motonetos », des tueurs à motos au service du Cártel de San Juan Chamula, le premier cartel qui se fonde directement sur les populations indigènes.

Car les affrontements entre cartels pour le contrôle de la zone sont réguliers. Les drogues étaient inconnues au Chiapas il y a 10 ans, désormais elles sont monnaie courante dans toutes leurs variantes.

Et il y a le Guatemala juste à côté. Trafic d’êtres humains (pour migrer vers les États-Unis), d’armes, de drogues, prostitution (un phénomène massif au Mexique notamment visant les mineurs), pornographie « ethnique »…

La ville de Frontera Comalapa, aux frontières avec le Guatemala, a vu 3000 de ses 60 000 habitants s’enfuir en raison des affrontements.

Frontera Comalpa, à la frontière. Si les cartels sont désormais massivement présents dans tout le Mexique, ce n’était pas vrai justemet jusqu’aux deux dernières années pour les Etats du Chiapas, de Campeche et du Yucatan.

Tous les cartels se précipitent sur le Chiapas : « Los Zetas », « Cártel Jalisco Nueva Generación » (appelé « El Cártel de las Cuatro Letras » au Chiapas), et surtout le « Cartel de Sinaloa » qui a la main-mise.

Corruption des taxis, des fonctionnaires, des policiers, des syndicalistes, des commerçants, menaces et meurtres, tout est pratiqué pour les extorsions, les trafics, la prostitution.

Il y a dix ans, il n’y avait rien de tout cela ! Mais en contribuant au maintien d’une néo-féodalité indigéniste, l’EZLN a désormais le Chiapas qui se retrouve désormais corrompu et englouti par une autre néo-féodalité – capitaliste cette fois.

Et à cela s’ajoute l’armée et la bureaucratie capitaliste avec ses méga projets. C’est le drame complet.

Les rassemblements légaux, réformistes, sur une base communautaire de l’EZLN ont bien rassemblé un nombre très important de gens au Chiapas. Le succès a été très important. Mais le Chiapas n’est pas une île et désormais il revient dans l’histoire mexicaine, de manière sanglante.

On a là vraiment un événement significatif. C’est la fin de la candeur alter-mondialiste des années 1990. Face aux cartels de la drogue, il faut un niveau militaire digne d’une véritable armée. Ce n’est pas avec des petits regroupements d’auto-défense artisanaux que l’EZLN peut faire le poids.

La crise envahit le monde entier. L’EZLN paye le prix de son mensonge de vouloir à la place du socialisme un fantasme « communautaire », une ZAD indigène.

Cette conception anarchiste n’est qu’un romantisme individualiste du 19e siècle ; à une époque aussi développée que la nôtre, rien n’est possible sans les masses, sans la centralisation, sans un haut niveau de réflexion fondée sur les principes du Socialisme. Autrement dit, sans un Etan, une armée rouge.

Au 21e siècle, avec la crise, la naïveté et l’opportunisme se paient chers!