Octavio Paz (1914-1998), la principale figure littéraire et intellectuelle du Mexique au 20e siècle, a étudié avec une grande précision la mentalité nationale mexicaine. C’est que, loin du cliché clairement raciste du flemmard bedonnant moustachu en poncho et sombrero, le Mexicain est systématiquement concentré sur son grand sens de la solitude. C’est cela qui traverse :
« la mexicanité – goût nonchalant et heureux de l’ornement, négligence, passion et réserve »
Le labyrinthe de la solitude
Il va de soi que chez les femmes mexicaines et dans les populations encore liées aux cultures des peuples pré-colonisation, l’expression est encore plus tourmentée.
Le film Emilia Pérez du français Jacques Audiard a le mérite de prendre cette réalité mexicaine au sérieux : on a des êtres pleins, réels, pas des figures à moitié effacées. Cependant, Jacques Audiard n’est pas Mexicain et il n’y connaît rien, ce qu’il assume pleinement.

Jacques Audiard est hors du peuple et il le revendique. Son film est l’antithèse absolue de ¡Que viva México! tourné par Sergueï Eisenstein en 1932. Celui-ci avait étudié l’histoire du Mexique, il aimait son peuple, il s’est soumis aux Mexicains. Ce fut un modèle d’engagement au service du peuple.

Jacques Audiard, lui, a tourné un film sans Mexicains et… sans Mexique, puisque tout a été réalisé en Île-de-France !
Ce qui est absolument sidérant quand on pense à la richesse graphique du Mexique et au fait que, de toute façon, pour présenter une réalité, il faut la montrer.
On comprend la rage qui existe au Mexique contre le film, une rage qui s’est d’ailleurs répandue dans toute l’Amérique latine.
C’est surtout que, comme on le sait, la réalité latino-américaine est cruelle. Les masses subissent les gangs, les narcos, les crimes ; les violences sexuelles contre les femmes sont systématiques à un degré sidérant. Rien n’est pire, pour cette raison, que la présentation romantico-sentimentale des narcos.
Et Emilia Pérez est, littéralement, un « narcomusical », une comédie musicale narcos. Au milieu de multiples dialogues se transformant en chansons, on a un ignoble assassin présenté comme un être humain en crise d’identité, choisissant de se faire opérer pour « devenir une femme » à la fois « physiquement et dans la vie ».

L’argent coule à flots, il n’y a pas de peuple, tout tourne autour des péripéties psychologiques et des choix identitaires. Le scénario est tellement kitsch que l’ex-femme du chef de gang devenu trans ne reconnaît pas celui-ci tout en le fréquentant assidûment.
Tout est invraisemblable de bout en bout, avec une esthétique très froide : on comprend que Netflix ait tenu à distribuer le film en Amérique du Nord. Emilia Pérez est un pur produit des séries, avec ce principe d’assemblage poussif de morceaux racoleurs mis bout à bout.
C’est d’autant plus flagrant si on compare à James Bond 007 : Spectre, sorti en 2015.
C’est un film commercial, bien sûr, mais il vient du cinéma tel qu’il est né dans sa dimension populaire. Pour cette raison, il a été choisi d’ancrer le tournage dans un rapport réel à la culture. Le film commence donc avec James Bond parcourant en plein centre-ville de la capitale Mexico la grande parade pour le Día de Muertos, le Jour des morts, un événement très important dans la culture mexicaine.
Cependant, avant le film, une telle parade n’existait pas, il y avait éventuellement des processions seulement. C’était pourtant tellement en phase avec la culture mexicaine que les Mexicains ont dit que c’était une bonne idée, et depuis Mexico accueille chaque année un défilé coloré de plusieurs centaines de milliers de personnes.
On parle des masses. Et c’est là où on revient à « la mexicanité – goût nonchalant et heureux de l’ornement, négligence, passion et réserve ».
C’est aussi ici qu’on voit à quel point l’occident est condamné. Le tiers-monde s’affirme, il veut vivre heureux – et avant tout vivre et non plus seulement survivre. Il est pauvre et veut l’abondance de choses, pendant qu’en occident on se vide en raison du 24 heures sur 24 du capitalisme.
Le tiers-monde ne transigera pas. Il est prêt à mourir pour ça, puisqu’on l’empêche de vivre. Il n’a pas le même rapport à la mort que les occidentaux, comme en témoigne le Jour des morts, mais ce n’est pas tout.
Il n’a également pas le même rapport à la vie.
Il est donc étranger à l’existentialisme sordide faisant un fétiche de l’identité et de l’aventure psychologique, tel que présenté dans Emilia Pérez.
Le tiers-monde est étranger à Emilia Pérez et à son culte du moi.
Le film Emilia Pérez, expression de décadence, de crise, a reçu en occident notamment le prix du jury et le prix d’interprétation féminine pour l’ensemble des actrices au Festival de Cannes 2024, quatre victoires aux Golden Globes (pour dix nominations), une récompense aux AACTA australiens (pour quatre nominations), le prix du meilleur film européen aux Goya espagnols, 7 récompenses aux César français, deux Oscars (celui de la meilleure actrice dans un second rôle pour Zoe Saldana et celui de la meilleure chanson, pour treize nominations).