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La spécificité de l’art cinématographique: fixer les faits

Se confronter à l’objet !

Nous n’avons pas eu de chance en France, puisque l’écrivain ayant le mieux compris la question du rapport à l’objet au début du 20e siècle, Drieu La Rochelle, a repoussé le marxisme pour se tourner vers le romantisme fasciste, comprenant à la fin de sa vie seulement son erreur dans son entreprise de quête de saisie d’une vie vécue absolument.

Les dernières lignes de sa nouvelle Le feu follet (1931) expriment une tentative de confrontation à l’objet, au réel, comme nulle part ailleurs alors dans la littérature française.

«  »Solange ne veut pas de moi. Solange ne m’aime pas. Solange vient de me répondre pour Dorothy. C’est bien fini. »

 »La vie n’allait pas assez vite en moi, je l’accélère. La courbe mollissait, je la redresse. Je suis un homme. Je suis maître de ma peau, je le prouve. »

« Bien calé, la nuque à la pile d’oreillers, les pieds au bois de lit, bien arc-bouté. La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où l’on a le cœur.

Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet. »

Il est ici très intéressant de voir que cette démarche de Drieu La Rochelle afin d’exprimer le désarroi et la quête d’absolu en quelques lignes porte une dimension résolument cinématographique. La scène est vivante et visuelle ; elle n’est pas simplement posée et racontée, serait-ce de manière dynamique.

Le temps est capté. Andreï Tarkovski dit précisément que c’est là le mode le plus spécifique au cinéma (Le temps scellé, Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014) :

« Sous quelle forme le cinématographe fixe-t-il le temps ?

Je la définirais comme une forme factuelle.

Le fait peut être un événement, un geste, un objet, qui peut même être immobile, dans la seule mesure où cette immobilité existe aussi dans le cours réel du temps.

Voilà où réside la spécificité de l’art cinématographique. »

Le cinéma confronte aux faits, le cinéma fait se heurter aux objets. Cela étant, Andreï Tarkovski a dialectiquement raison et tort dans sa présentation de cette question comme étant propre au cinéma. Le réalisme est la base de tout art authentique.

La différence est que le cinéma permet de propulser le spectateur comme le témoin d’une scène, grâce à la force des images qui s’imposent d’elles-mêmes. Mais ce qu’on gagne d’un côté, on le perd d’un autre. Le roman permet ainsi d’exprimer de manière plus aiguë les processus en cours en les montrant de manière plus étendus, là où le cinéma doit y aller de manière plus nette, plus franche.

Le roman permet de prendre plus de temps et que ce soit pour parler d’un déplacement au moyen d’un transport en commun ou d’un vécu émotionnel de nature sentimentale, il peut davantage enserrer les faits.

Le théâtre, quant à lui, a l’avantage d’imposer une atmosphère ; la sculpture profite de sa forme ramassée pour se concentrer sur une seule chose.

L’art est toujours du temps fixé, mais la synthèse se fait différemment sur le plan de l’aspect principal en fonction du mode artistique.

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Un film ne se décide pas au montage

L’abstraction n’est jamais l’aspect principal d’une oeuvre.

Il est bien connu qu’une des principales tendances erronées chez les artistes, c’est de chercher des recettes miracles. Le problème est que dans le cinéma capitaliste, cette tendance erronée est valorisée et même survalorisée.

Il y a tellement une surproduction de marchandises dans ce secteur capitaliste qu’on a droit à une machinerie reproduisant des recettes à n’en plus pouvoir.

Cela se voit tant avec les suites des films et avec la généralisation des séries. Une fois qu’une base est trouvée, et celle-ci a toujours sa dignité, on décline non stop, jusqu’à ce que le public cesse de consommer, écœuré.

Le capitalisme recommence alors avec autre chose. Et rien de cela ne serait possible sans des cinéastes qui vendent leur âme, acceptant de manière volontaire de produire et surtout de re-produire.

Il est flagrant ici comment le capitalisme produit, et reproduit, comment le capital ce n’est pas que la production, mais la reproduction de capital, la reproduction de marchandises.

Et la clef ici, c’est la question du montage : c’est toujours le capitalisme qui formate les choses, décide des marchandises, et il le fait au montage, dans la délimitation finale du produit.

Voici inversement comment il faut concevoir les choses. Andreï Tarkovski nous parle du montage, dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014). Il ne critique pas le montage dans le capitalisme, mais une approche convergeant avec le principe général du montage comme « décision finale », détermination finale d’un film.

« Aucun élément d’un film ne peut trouver de sens pris isolément: l’œuvre d’art est le film considéré dans son ensemble.

Ses composantes ne peuvent être séparées artificiellement que pour quelque discussion théorique.

Je ne peux être d’accord avec ceux qui prétendent que le montage est l’élément déterminant du film. Autrement dit, que le film serait créé sur une table de montage, comme l’affirmaient dans les années 1920 les partisans du « cinéma de montage », Koulechov et Eisenstein.

On dit souvent, à juste titre, que tout plan nécessite un montage, c’est-à-dire une sélection, un assemblage et un ajustement d’éléments.

Mais l’image cinématographique naît pendant le tournage et elle n’existe qu’à l’intérieur du plan. C’est pourquoi en tournant je suis si attentif à l’écoulement du temps dans le plan, pour essayer de le fixer et de le reproduire avec précision.

Le montage articule ainsi des plans déjà remplis par le temps, pour assembler le film en un organisme vivant et unifié, dont les artères contiennent ce temps aux rythmes divers qui lui donne la vie.

L’idée des partisans du « cinéma de montage » (le montage assemble deux concepts pour en engendrer un troisième, un nouveau) me semble totalement contraire à la nature même du cinéma.

Car un jeu de concepts ne peut être le but ultime de l’art, tout comme son essence ne se trouve pas dans un assemblage arbitraire.

L’image est liée au concret, au matériel, pour atteindre, par des voies mystérieuses, à l’au-delà de l’esprit. Et c’est peut-être à cela que pensait Pouchkine quand il disait :  »la poésie doit être un peu bête ». »

Tarkovski oppose, à une pseudo-dialectique en réalité vrai formalisme, une reconnaissance de la complexité du réel, complexité déterminant en dernier ressort ce que doit être le montage.

Les plans tournés ne sont pas des éléments bruts au service d’une mécanique raffinée que serait le montage. Bien au contraire, le montage n’est que le support des plans tournés.

C’est comme lorsqu’on écrit un roman ou qu’on peint un tableau. Il n’y a pas un plan de montage et des applications tentées dans la pratique pour aboutir au montage. Aucune production artistique ne se réalise ainsi, de manière mécanique, froide, suivant un plan linéaire établi bien à l’avance.

Il y a au contraire un rapport interne entre ce qu’on porte lors de la production artistique, en tant qu’être sensible, dans une activité artistique directe, et l’agencement final concluant l’œuvre pour qu’elle forme un tout cohérent et complet.

Dans ce rapport interne, ce n’est jamais la dimension formelle qui prime, mais la reconnaissance du réel dans sa dimension inépuisable.

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Le cinéma montre le concret particulier à travers l’universel

Et inversement.

Toute situation a beau être particulière, on sait qu’elle repose sur une nombre très importants d’aspects, tous reliés les uns aux autres et à plein d’autres choses plus ou moins éloignés de la situation.

Un film peut montrer des enfants en train de jouer dans un parc : ils sont reliés à un parent regardant la scène, à un autre au travail et non présent, et donc non montré. Pour le cinéma c’est dès lors secondaire si l’on présente la scène en tant que tel ; dans un roman, cela eut pu être mentionné.

Il n’en reste pas moins que la scène particulière contient en fait elle-même une quantité inépuisable d’aspects, sans quoi elle ne porterait pas l’universel et serait « unique », c’est-à-dire une abstraction, une idée « pure » comme Platon en concevait (dans son imaginaire).

En fait, le cinéma doit d’un savoir aller au plus proche du concret, avec sa particularité, son intériorité personnelle.

Andreï Tarkovski nous dit, dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014) :

« Le cinéma exige du réalisateur et du scénariste de vastes connaissances, adaptées à chaque cas particulier.

En ce sens, l’auteur du film doit avoir quelque chose en commun avec le scénariste – psychologue et le psychiatre.

Car la plasticité d’un film dépend d’une façon décisive de l’état concret d’un personnage mis en rapport avec une situation tout aussi concrète.

C’est par cette connaissance de la vérité de l’état intérieur qu’un scénariste peut et doit influencer un réalisateur dans sa mise en scène. »

Et Andreï Tarkovski de présenter comme suit ce qui s’associe à ce mouvement vers le concret : le rapport intrinsèque entre le particulier, par définition délimité, et l’universel, par définition inépuisable.

Après avoir présenté une scène d’un film, il évalue comme suit la réussite de l’entreprise :

« La mise en scène est ici déterminée par l’état psychologique des personnages à cet instant précis, et révèle la complexité de leurs relations.

Le réalisateur, dans sa mise en scène, doit aussi tenir compte de cet état psychologique, de la dynamique intérieure de la situation, et tout rapporter à la vérité, au fait observé dans ce qu’il a d’unique.

La mise en scène réussit à unir l’aspect concret au sens multiple propre à la vérité authentique. »

Une scène est donc unique mais porte le caractère multiple du réel, c’est ce qui fait qu’on peut l’admettre, la reconnaître. Qui échoue à cela échoue dans le cinéma à sortir de l’apparence formelle. Il y a échec à accorder un simple supplément d’âme qui devient, de manière qualitative, l’apport de la vie elle-même, dans toute sa richesse.

Une vraie scène de cinéma porte toute la vie, tout en ne montrant qu’un simple détail, même banal. Il ne s’agit pas ici de forcer les choses et de réaliser une sorte de poésie cinématographique, ou de cinéma poétique. Andreï Tarkovski en critique avec des mots très justes le côté forcé, cryptique :

« C’est un cinéma [le « cinéma poétique »] qui, dans ses images, s’éloigne des faits concrets dont la vie réelle offre le tableau, et qui revendique pourtant une cohérence dans la construction.

Il y a là un risque pour le cinéma de s’éloigner de sa vraie nature.

Le « cinéma poétique » appelle le symbole, l’allégorie et d’autres figures qui n’ont rien à voir avec la richesse d’images propres au cinéma. »

Parvenir à la richesse inépuisable d’une situation particulière, la montrer en la découvrant sans tricher avec les faits, tel est un défi du cinéaste.

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L’essentiel du travail du réalisateur : sculpter dans le temps

Le cinéma allonge la vie.

Le cinéma est une forme artistique exceptionnelle, en ce qu’il parvient à synthétiser en un temps restreint, aisément accessible et marquant en raison de la primauté de la vue, une vie entière ou une partie significative de cette vie.

C’est du moins ce que devrait être le cinéma et ce qu’il n’est pas, puisque dans le capitalisme le cinéma montre des simulacres de vie, des moments faussement puissants de la vie, qu’il hache et compartimente les éléments clefs de la vie.

Le cinéma, dans le capitalisme, est racoleur, stupide, grossier, répétitif, totalement convenu et ainsi rassurant tout en manipulant les esprits à coups d’éléments « hors du commun » pour jouer sur les émotions.

Finalement, on retrouve là tous les éléments de la consommation capitaliste, mais particulièrement ramassés : le cinéma dans le capitalisme s’assimile à la télévision, avec une consommation passive et répétitive, une absence de profondeur où le spectateur meuble sa vie de manière fictive par procuration.

Le vrai cinéma présente lui la vie réelle de gens réels – il assume la réalité, il part et arrive au réalisme. D’où sa réelle profondeur psychologique s’appuyant sur une authenticité psychique.

Cette dimension réaliste du cinéma repose sur la réalité naturelle de l’être humain. Le cinéma n’est pas une abstraction culturelle produit par la technique, la technologie. Il est une expression artistique synthétique profitant de l’élévation des moyens de production permettant une élaboration plus perfectionnée.

Voici la manière avec laquelle Andreï Tarkovski expose cette réalité du travail artistique, de la formation d’une oeuvre, dans son rapport aux masses, dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014):

« Qu’est-ce qui conduit les gens au cinéma ? Pourquoi entrer dans une salle obscure où, deux heures durant, est projeté un jeu d’ombres sur un écran ?

Un besoin de distraction, une sorte de drogue ? Il y a certes des trusts et des organismes de loisirs dans le monde qui exploitent le cinéma et la télévision comme n’importe quelle autre forme de spectacle. Mais l’important n’est pas là.

Il faut partir du principe de base du cinématographe qui a quelque chose à voir avec le besoin qu’éprouve l’homme de maîtriser, de connaître le monde.

Je crois que la motivation principale d’une personne qui va au cinéma est une recherche du temps : du temps perdu, du temps négligé, du temps à retrouver.

Elle y va pour chercher une expérience de vie, parce que le cinéma, comme aucun autre art, élargit, enrichit, concentre l’expérience humaine.

Plus qu’enrichie, son expérience est rallongée, rallongée considérablement.

Voilà où réside le véritable pouvoir du cinéma, et non dans les stars, les aventures ou la distraction. Et c’est aussi pourquoi, au cinéma, le public est davantage un témoin qu’un spectateur.

Quel est alors l’essentiel du travail d’un réalisateur ?

De sculpter dans le temps. »

Il est évident que dans le capitalisme, les cinéastes ne sculptent pas dans le temps, bien au contraire : ils trichent avec le temps, ils le manipulent en apparence pour prétendre qu’il se passe quelque chose. Alors que tout ce qu’il y a à l’écran du cinéma capitaliste est vide, vide de sens, vide de signification, vide d’émotion, simplement manipulation, et trahison de la nature humaine.

Le Socialisme rétablira les fondements réels du cinéma et, à rebours d’une surproduction délirante strictement équivalente à la surproduction capitaliste de marchandises, permettra aux oeuvres vraies d’être produites et vues par les masses. Et sans aristocratisme aucun, mais en refusant que le cinéma soit occupé par des gens uniquement désireux de l’occuper pour s’occuper eux-mêmes, sur la base de leur subjectivisme.

Le Socialisme coupera les vivres et fera obstacle au subjectivisme, à l’individualisme, aux démarches faisant le jeu de la surproduction capitaliste noyant les consciences humaines, les êtres humains dans leur réalité émotionnelle !

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Sans mémoire, une existence toute en illusions: le rôle de l’art

C’est la question de la vie intérieure qui doit primer.

Ce qui est très intéressant lorsqu’on s’intéresse à la question des arts et des lettres, c’est qu’on peut voir que la Russie a apporté une immense contribution, dans absolument tous les domaines. Que ce soit en peinture, en musique, en danse, en architecture, en sculpture, en littérature… on retrouve d’importantes figures.

Et ce qui est significatif, c’est qu’il existe dans ce pays, historiquement, une profonde continuité dans cette expression artistique. C’est-à-dire que l’irruption de la modernité telle qu’elle a eu lieu plus à l’ouest – avec l’impressionnisme, l’expressionnisme, etc. – n’y a pas eu lieu, à part avec une cubisme et un futurisme qui n’ont pas duré et qui, de toutes façons, étaient eux-même très « russe ».

Pourquoi? Parce que lorsque Kazimir Malevitch fait son carré blanc sur fond blanc, il est en quête d’absolu, d’une vie intérieure puissante. Lorsque les constructivistes, avec à leur tête Alexandre Rodtschenko par la suite photographe renommé, parlent d’organiser le monde, ils le font au nom d’une vie intérieure consciente.

Il y a, dans tous les cas, une obsession russe pour la vie intérieure. En France, deux noms reviennent souvent ici : Tolstoï et Dostoïevski. Mais il suffit de regarder la définition de l’écrivain chez Staline (aidé comme on le sait de Maxime Gorki) pour voir la même préoccupation fondamentale :

« L’écrivain est un ingénieur des âmes. »

Et cette définition est en fait même rapporté à l’artiste en général. Il y a le mot âme, c’est flagrant ; on sait pourtant que les communistes sont athées, alors quel est le sens de ce mot? C’est un équivalent de « vie intérieure ». Et qu’est-ce que la vie intérieure? C’est la reconnaissance de ce qu’on a vécu, comme un assemblage d’expériences, de sensations, de considérations, de réflexions.

Il s’agit alors d’accorder un sens à cela, d’y mettre de l’ordre. Seulement, comment peut-on le faire s’il n’y a pas la mémoire de son propre vécu?

Que peut faire une personne vivant de manière ininterrompue dans un présent sans cesse renouvelé? Et c’est précisément ce que propose ou plutôt impose le capitalisme. Présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il interdit toute pause, toute introspection. On est dans un egotrip permanent et toujours remis en avant par une consommation ou une autre. Un nouvel habit, une nouvel épisode d’une série, une nouvelle relation sexuelle, un « nouveau » corps, etc.

Andreï Tarkovski a raison quand il dit que :

« Privé de mémoire, l’être humain devient le prisonnier d’une existence toute en illusions. Il est alors incapable de faire un lien entre lui et le monde, et il est condamné à la folie. »

Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014)

L’artiste ne saurait donc échapper à une considération approfondie sur la question de ce qui va être tiré de son œuvre, en termes de mémoire. Il doit être capable de produire une œuvre qui s’inscrive dans la vie de tout un chacun, qui possède ainsi une nature particulière s’adressant à chacun en particulier, et en même temps dispose d’une portée universelle pour s’adresser à tous.

Autrement dit, l’artiste doit inscrire son œuvre dans l’Histoire, pour être capable de toucher chaque histoire personnelle des gens confrontés à son œuvre. Il doit établir un lien authentique avec la réalité, celle que tout le monde vit, sans quoi son œuvre ne serait qu’un fantasme.

La capacité du capitalisme est de proposer un nombre immense d’œuvres fantasmés à des gens fantasmant, multipliant les marchés. Ce faisant, le capitalisme tue la possibilité d’une œuvre universelle, d’une œuvre classique, d’un chef d’œuvre. Le relativisme tue l’universel et démolit le temps en le fragmentant en autant de « durées » perçues individuellement.

La course à la subjectivité massacre le monde objectif. L’artiste doit s’y opposer, pour exister en tant qu’artiste, pour s’arracher à la négation du réel, pour porter une œuvre dans un cadre historique. Réfléchir à ce qu’on retenir de son œuvre, à ce qui sera naturellement retenu, est donc essentiel.

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Une oeuvre d’art, c’est une idée et son expression imagée

A condition de correspondre au réel.

L’oeuvre d’art est portée par un artiste, qui sait qu’il transporte quelque chose de particulier, qu’il a besoin de fournir une activité véhiculant quelque chose lui échappant. Or, tout le monde est artiste, car tout le monde est sensible et peut s’exprimer de manière approfondie dans un domaine artistique, grâce à la richesse matérielle acquise par l’humanité.

Cette richesse cependant est fournie dans un cadre capitaliste et les gens se perdent dans des nombrilismes cryptiques ou des réalisations commerciales insipides, oscillant entre ces deux pôles par incapacité de faire des efforts vers une réelle émotion esthétique.

L’art a ce privilège en effet de combiner l’esthétique, au sens de quelque chose de très développé intellectuellement, culturellement, avec l’émotion. C’est unique dans l’humanité avec peut-être l’amour, lorsqu’il est authentique, car alors il découle quelque chose de l’amour : pas seulement des enfants, mais tout une atmosphère, un environnement, un milieu, quelque chose de vraiment artistique… Aucun amour réel n’est statique, improductif ; tout amour réel irradie, donne naissance, et ce de manière naturelle.

Dans l’art toutefois, rien ne découle jamais naturellement, à part bien sûr chez les produits capitalistes s’imaginant que dessiner un trait blanc sur un fond blanc et y ajouter des tâches serait une véritable expression d’une vie intérieure en réalité asséchée, pervertie, démolie. Car l’artiste doit faire des efforts de composition pour agencer sa production, alors que dans l’amour cette composition est naturelle. Et lui vise directement l’esthétique car il sait que son oeuvre doit allier ce qu’il porte, comme idée, avec une capacité à se concrétiser dans une image parlante à tous.

Dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014), Andreï Tarkovski dit à juste titre que :

« ‘Le politique exclut l’artistique, car pour convaincre il a besoin d’être unilatéral!’ (Tolstoï)

En effet, l’image artistique, pour être crédible, ne peut être unilatérale, car pour prétendre à la vérité, elle doit pouvoir unir en elle les contradictions dialectiques inhérentes à la réalité.

Il n’est donc guère étonnant que même des critiques d’art professionnels ne parviennent pas à déceler une différence entre l’idée d’une oeuvre et son essence poétique.

C’est qu’une idée n’existe pas en art en de hors de son expression imagée. Et l’image existe comme une appréhension volontaire de la réalité, mêlée aux tendances et à la vision du monde qui sont celles de l’artiste. »

Et comme il est difficile de parvenir à une expression imagée ! Quels efforts intérieurs déchirants cela exige, car il faut relier sa vie intérieure à la réalité, les faire interagir, tenir le choc de cette confrontation entre son moi et la société, la nature… C’est ce parcours qui permet de donner naissance à une véritable oeuvre d’art, et pas à un simple prolongement d’un point de vue ou d’une émotion fugace et purement individuelle.

C’est pour cela que le capitalisme c’est forcément des montagnes de pseudos créations artistiques d’egos boursouflés étalant sans efforts leurs nombrilismes et d’autres montagnes de productions capitalistes ultra-léchées et totalement commerciales. Et le véritable artiste, s’il sait éviter ces deux montagnes, vit exilé dans la vallée de la production artistique, sachant qu’en y marchant, en la traversant, il est dans le réel, et que s’il y reste, il est même dans l’Histoire.

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L’image, capteur d’absolu

La destruction de l’image est le symptôme de la décadence.

Si le manque de moyens rendait impossible ou du moins très difficile l’accès à la culture, il y a désormais une puissante surcharge pseudo-culturelle fournie par le capitalisme. Et ce qui caractérise cette surcharge, c’est qu’elle a de moins en moins de contenu, qu’elle porte de moins en moins de vérité.

Plus il y a des choses, plus il y a d’individus, moins il y a de personnalité. Faut-il alors tomber dans l’élitisme fasciste ou bien l’existentialisme chrétien? Pas du tout. Ce serait une régression. Il faut porter l’exigence au cœur des masses, en affirmant l’existence de classiques, d’une part, et en posant la nécessité du réalisme, d’autre part.

Car le capitalisme impose une consommation individuelle amenant les gens à toujours plus s’éloigner de la réalité. Les gens décrochent du réel, ils rêvent leur vie et ils le font d’autant plus que leur propre vie est morne, répétitive, fade. Alors qu’ils pourraient être artiste, qu’ils devraient être artiste.

Tout un chacun doit en effet épanouir ses facultés et, selon ses dispositions, développer sa sensibilité pour être capable de voir l’universel dans le réel, le sensible dans le réel. Qui est capable de vivre cela vit deux fois plus, dix fois plus, cent fois plus. Qui ne le fait pas le découvre à la veille de mourir et le regrette.

Il faut savoir s’écouter, non pas dans un sens égocentrique, nombriliste, mais bien dans le sens de la vie elle-même, c’est-à-dire à la fois personnel au sens d’intime et universel. Dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014), Andreï Tarkovski dit avec raison que :

« L’art nous fait appréhender le réel à travers une expérience subjective.

Avec la science, la connaissance de l’univers évolue d’étape en étape, comme si elle gravissait les degrés d’un escalier sans fin, chacune réfutant souvent celle qu l’a précédée, au nom de vérités particulières objectives.

En art, la connaissance est toujours une vision nouvelle et unique de l’univers, un hiéroglyphe de la vérité absolue.

Elle est reçue comme une révélation, ou un désir spontané et brûlant d’appréhender intuitivement toutes les lois qui régissent le monde: sa beauté et sa laideur, sa douceur et sa cruauté, son infinité et ses limites.

L’artiste les exprime par l’image, capteur d’absolu. »

La grande peur de notre époque, c’est finalement d’être authentiquement personnel, d’assumer de l’être, de produire des œuvres reflétant cette réalité. C’est ainsi que l’on passe du particulier à l’universel, qu’on se relie d’un aspect de la réalité à l’ensemble, dans un grand mouvement historique, car les choses se transforment.

En ce sens, c’est d’images dont nous avons besoin, d’images comme capteurs d’absolu. Nous avons besoin d’une génération d’artistes, qui soient à l’avant-garde d’un mouvement général vers l’art, qui soit une partie du vaste mouvement de transformation nécessaire à notre époque. Être un artiste à notre époque est l’une des choses les plus difficiles qui soient, néanmoins c’est également exactement ce qu’il faut pour se transcender et parvenir à se réaliser malgré le capitalisme, parmi, au milieu et avec les plus larges masses!

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Culture

« Il n’y a que l’indifférence qui soit libre »

Ce qui a du caractère n’est pas libre.

Dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014), le cinéaste russe Andreï Tarkovski cite le grand écrivain allemand Thomas Mann, auteur notamment des romans Les Buddenbrook (1901), La mort à Venise (1912), La montagne magique (1924) et Docteur Faustus (1947). Le propos, tout à fait juste, est le suivant :

« Il n’y a que l’indifférence qui soit libre.

Tout ce qui a du caractère n’est pas libre, mais est marqué de son propre sceau, conditionné, figé… »

Tarkovski cite cela en parlant de la question du rapport de l’artiste à l’oeuvre d’art ; il dit que les faiblesses inhérentes à une oeuvre véritable, on n’y peut rien car l’artiste est porté par quelque chose, il est tout d’un bloc. L’artiste est comme prisonnier de son idée, il est façonné par elle, c’est une passion que son activité artistique, qui l’emporte sur tout. C’est une reconnaissance de la dignité du réel.

L’indifférent s’imagine au-dessus des choses et, en un sens, c’est vrai, car il a quitté le domaine du réel. Il vit dans sa subjectivité sans rapport avec la réalité, il vit dans un imaginaire façonné par des impulsions primitives ou sophistiquées, tel un simple désir ou le capitalisme moderne. Il est une individualité, et il n’est qu’une individualité. Une telle personne n’a plus de personnalité.

Il suffit de regarder les profils et les storys du réseau social Instagram : beaucoup d’individualités, que des individualités même. Mais pas de personnalités. Car une personnalité ne se laisse pas façonner selon des exigences fictives, elle n’obéit pas aux formes attendues. Portant quelque chose de réel, il y a de la dignité et de la réserve, c’est-à-dire de l’intimité. L’absence d’intimité, de pudeur, est la caractéristique d’une société sans culture.

La sensibilité cherche par définition, en effet, à se préserver. C’est qu’elle cherche à exister. Et, donc, il est juste de dire qu’une personnalité est quelqu’un marqué par un sceau, conditionné. La réalité a marqué de son sceau une personne, la sensibilité reflète une expérience concrète. Il s’agit là très exactement de ce qu’on appelle le matérialisme.

Le capitalisme est une entreprise de démolition de la culture, en raison de son soutien matériel à tous les nombrilismes, à toutes les indifférences. Le socialisme porte la culture pour cette raison simple : il reconnaît la valeur de ceux et celles marqués par la vérité, portant cette vérité, l’exprimant à travers une émotion esthétique. Aussi peut-on et doit-on considérer que le socialisme ne peut pas se développer sans qu’il y ait des artistes authentiques, et inversement. L’existence de l’un implique l’existence de l’autre.

Aucun artiste n’ayant du caractère ne peut échapper au fait que seul le socialisme le protège, honore sa sensibilité, valorise sa démarche dans toute sa dignité, l’oriente adéquatement hors du nombrilisme et dans l’Histoire, qui est celle du peuple, de la culture, de la Nature. L’artiste a une exigence d’harmonie et le socialisme la possède aussi, les deux confluent dans le même mouvement.

L’artiste et le socialisme savent que le capitalisme, c’est la négation de la sensibilité, la fuite en avant nombriliste, le culte de la puissance et de la quête de puissance… C’est leur ennemi commun, mais au-delà, ils ne font pas que converger, ils sont une seule et même chose, car ils sont le produit de l’avenir commun, harmonieux et productif, culturel et naturel.

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Culture Culture & esthétique

Le cinéma authentique ne repose pas sur la dramaturgie

La vie doit être montrée en elle-même.

Le cinéma tel qu’il est apparu a largement profité du théâtre, dont il a été finalement surtout un prolongement. C’était rendu inévitable par le fait qu’initialement le cinéma était muet et qu’il fallait donc une certaine expressivité forcée, ainsi qu’un scénario qui soit parfaitement accompagnateur du spectateur.

L’irruption du son a modifié la situation, tout comme l’apparition des pellicules en couleur. Cela a permis l’émergence de véritables cinéastes, avant que le capitalisme ne donne la parole à une marée d’opportunistes tournant en masse pour la télévision et les salles de cinéma devenus d’importants centres de consommation. Ce sont les années 1960-1980, avec Ingmar Bergman, Andreï Tarkovski, Akira Kurosowa, Jean-Luc Godard, Satyajit Ray, Im Kwon-taek, Stanley Kubrick, et quelques autres encore.

On parle ici de peu de personnes, car la difficulté était de parvenir à une composition esthétique. Le cinéma est ici vu comme la musique, il faut composer, il ne s’agit pas d’en rester à des principes techniques abstraits, d’autant plus que ceux-ci prolongent le théâtre.

Andreï Tarkovski souligne ici cet important aspect dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014):

« La naissance et le développement d’une pensée obéissent à des lois particulières. Celle-ci requiert parfois pour s’exprimer des formes distinctes de celles de la logique abstraite.

Et je crois la démarche poétique plus proche de cette pensée, donc de la vie elle-même, que ne le sont les règles de la dramaturgie traditionnelle. Pourtant, celles-ci ont été longtemps considérées comme constituant l’unique modèle pour exprimer le conflit dramatique.

Les liaisons poétiques apportent davantage d’émotion et rendent le spectateur plus actif.

Il peut alors participer à une authentique découverte de la vie, car il ne s’en remet plus à des conclusions toutes faites imposées par l’auteur.

Il ne lui est proposé que ce qui peut lui permettre de découvrir l’essence de ce qu’il voit. »

On a ici l’essence du cinéma, à rebours du cinéma capitaliste proposant la passivité comme norme et conduisant tout droit aux séries pour les télévisions ou les ordinateurs.

Une caractéristique insupportable de ce capitalisme télévisuel est la nature stéréotypée des acteurs. Tom Hanks est forcément un homme décent, Bruce Willis un désabusé rentre-dedans, Johnny Depp une personnalité étrange à deux faces, Tom Cruise un malin dans une situation inappropriée, etc. On sait forcément à quoi s’attendre. Et c’est d’autant plus vrai que le scénario est théâtralisé.

C’est particulièrement vrai en France, où la véracité s’efface systématiquement derrière un style surfait, forcé, psychologisant. Ce n’est pas pour rien que les films français, ce sont Taxi, Astérix et OSS 117, c’est-à-dire des constructions, en fait des abstractions, dénuées de vie. C’est bon pour passer le temps ou plus exactement pour le brûler. Le temps perdu dans le capitalisme est gigantesque en effet et toute cette production télévisuelle / cinématographique est l’équivalent d’Instagram ou de TikTok.

Le capitalisme prétend affirmer l’individu : c’est vrai, et c’est aux dépens de la personnalité. Le capitalisme, c’est une avalanche de « créations », mais une absence complète d’auteurs, et donc de productions. Il n’y a pas d’émotion esthétique permise dans le capitalisme, car cela impliquerait une personnalité réelle, alors que le capitalisme ne veut que des fantômes ne laissant rien sur leur personnage, la consommation devant être permanente.

D’où la négation des classiques, d’où la remise en cause permanente de tout et n’importe quoi, au nom de n’importe quoi. Tout doit être fait pour réimpulser la consommation.

Le vrai cinéma peut être une puissante contribution à contrarier cela, à relever le niveau. Pour cela, il doit viser des spectateurs actifs – et peu importe qu’il soit marginal, à l’écart, du moment qu’il ne bascule pas dans le travers d’être cryptique, élitiste, nombriliste. C’est un devoir culturel de notre temps.

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Le film « L’Enfance d’Ivan » d’Andrei Tarkovski (1962)

Après avoir intégré l’Institut fédéral d’État du cinéma (VGIK) en URSS en 1959, Andreï Tarkovski réalise plusieurs court-métrages, puis le moyen métrage Le rouleau compresseur et le violon, film pour enfant de fin d’étude.

Si ce dernier lui permet déjà de se faire remarquer dans les milieux cinéphiles c’est surtout avec son premier long métrage, L’Enfance d’Ivan, sorti en 1962, qu’il gagnera un statut de niveau international, remportant même le Lion d’or à la Mostra de Venise.

Dès cette oeuvre, Andreï Tarkovski s’impose comme l’un des plus grands cinéastes, voire le plus grand comme l’expliqua Ingmar Bergman.

On suit ainsi le jeune Ivan en pleine seconde guerre mondiale, qui a rejoint l’Armée Rouge en tant qu’éclaireur après l’assassinat de sa famille par les nazis.

Le film se veut cependant séparé de toute lecture héroïsante pour ainsi dire, afin de se tourner vers l’enfant lui-même.

Un enfant dont la fragilité a ainsi été volé par la guerre et la barbarie nazie. La guerre n’apparaît d’ailleurs que de manière assez abstraite dans le film. On ne voit presque aucun ennemi. En revanche elle ne lâche jamais Ivan, elle est marqué, gravé en lui, en son être.

La figure d’Ivan est donc très marquée, tout à la fois durcie et brisée ; il n’hésite pas à tenir tête aux adultes et aux gradés de l’armée, animé par un profond sentiment de vengeance.

Il veut absolument participer à l’effort de guerre et refuse catégoriquement d’entendre que celle-ci n’est “pas son affaire”.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que le titre de la nouvelle de Bogomolov était simplement Ivan, c’est Andreï Tarkovski qui a ajouté “l’enfance”. Celle-ci se retrouve justement mise en scène non seulement dans les actions, mais également dans des séquences oniriques, pleine de poésie sur l’innocence et la joie, sauf que la guerre y agit comme un poison, les transformant en cauchemars.

Le film est, par cette raison même, un véritable chef d’œuvre sur le plan plastique, celui de la trame, du montage, de la précision du propos, de sa densité dans la mise en scène.

Le rapport à Ivan comme figure tourmentée est davantage problématique. Il y a un psychologisme indéniable qui est ici mis en avant, au grand plaisir de Jean-Paul Sartre qui, en octobre 1963, se fendit d’une longue lettre au quotidien italien L’Unità pour défendre L’enfance d’Ivan justement pour sa dimension pratiquement existentialiste, avec le refus d’une affirmation de l’héroïsme, des vertus de la mentalité communiste, etc.

Jean-Paul Sartre réduit ainsi l’intervention soviétique dans la seconde guerre mondiale à sa dimension simplement négative, passive, pleine de souffrance ; il explique ainsi qu’un enfant mis en pièce par ses parents, c’est une tragi-comédie bourgeoise, alors que des millions d’enfants détruits ou vivant par la guerre, ce serait l’une des tragédies soviétiques.

Cette réduction à une tragédie est une absurdité insultant profondément le dynamisme de la société soviétique et même assimilant les Russes à des êtres passivement tourmentés pour l’éternité.

C’est précisément, malheureusement, à un tel cliché qu’obéit Andreï Tarkovski lui-même avec ses incessantes références religieuses dans le film.

Il est ici dans l’ordre des choses que Jean-Paul Sartre puisse tenter de réduire le film à cette dimension, mentionnant comme prétendu exemple dans son article l’histoire d’un enfant juif mettant de l’essence sur son matelas pour se laisser brûler vif après avoir appris la mort de ses parents dans un camp d’extermination.

Et cette faiblesse psychologisante est typique des œuvres du « dégel » caractérisant l’accession de Nikita Khrouchtchev au poste de dirigeant du Parti Communiste d’Union Soviétique.

Andreï Tarkovski lui-même n’abandonnera pas cette tendance, qui est le grand travers de ses films.

L’enfance d’Ivan présente ainsi déjà les principales caractéristiques d’Andreï Tarkovski, alors qu’il n’a pas choisi d’adapter la nouvelle de Vladimir Bogomolov. Une première adaptation avait été commencée puis arrêtée par le studio faute de résultat satisfaisant. Il a alors été proposé à ce jeune réalisateur tout juste sorti de l’école de reprendre le projet avec le budget restant.

Celui-ci accepta aux conditions de tout reprendre de zéro, de créer sa propre équipe de tournage et de pouvoir intégrer des séquences de rêve d’Ivan. Il refusa même de regarder les rush du premier projet.

On y retrouve son sens de l’éclairage, ses plans très “photographiques”, la mélancolie, l’onirisme et l’aspect “vie intérieur” qui se dégage de ses films – on pourra, en quelque sorte, évidemment reconnaître là des traits typiquement russe, tant pour la forme que le contenu, l’esprit que l’âme.

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Le film « Le miroir » d’Andrei Tarkovski (1979)

Regarder Le Miroir, film d’Andreï Tarkovski de 1975, est au sens strict une expérience impossible pour un spectateur français, qui se dira nécessairement qu’il aura moins de mal à saisir ce que disent des extra-terrestres qu’à comprendre quoi ce soit à ce film.

Il y a trois raisons amenant à cet état de fait. Tout d’abord, les personnages du film ne peuvent pas s’empêcher d’être eux-mêmes et cela est montré avec tellement de densité que cela en est perturbant pour des spectateurs français habitués au contrôle de soi ou au psycho-drame surjoué.

Ensuite, ces personnages ne pouvant pas s’empêcher d’être eux-mêmes sont russes, avec tout ce que cela signifie en termes d’expression de la mélancolie, de sens de l’interrogation sur l’existence, avec les inévitables longues citations de poésie et références à la littérature (Tchékhov, Dostoïevski).

Le troisième point est le plus délicat, faisant que ce film est, finalement, davantage un film pour les réalisateurs que pour le public. Il se retrouve d’ailleurs systématiquement au plus haut des grandes références chez les réalisateurs.

Cela se concrétise de la manière suivante : le film montre des tranches de vie d’un cinéaste qui va mourir, l’œuvre se voulant par ailleurs autobiographique.

Or, non seulement on découvre cela à la fin, mais qui plus est la même actrice joue la mère et la femme du cinéaste, alors que le même acteur joue le cinéaste et le père de celui-ci au moment de sa jeunesse. Pire encore, on passe de l’année 1975 à 1935, puis à 1975 avant d’aller en 1937, pour retourner en 1975, pour se retrouver en 1942, puis en 1975, en 1935, en 1942 et finalement en 1975.

On ne s’y retrouve pas et le titre a été choisi pour montrer comment la vie reflétait de multiples aspects vécus, un miroir étant d’ailleurs présent dans de nombreuses scènes.

On peut interpréter alors l’œuvre de deux manières. La première, la plus juste, est de rattacher Le miroir à la culture russe et d’y reconnaître un sens de l’interrogation sur le statut de sa propre personne dans l’ensemble.

C’est la fameuse quête typiquement russe d’un sens cosmique général à l’existence – qu’on trouve dans le matérialisme dialectique de Lénine et Staline comme dans les icônes de l’Église orthodoxe ou la mystique de l’Eurasie formulée par Alexandre Douguine.

Reste à savoir dans quel sens va cette interrogation : est-elle un fétiche de sa propre vie, une tentative de saisir la profondeur de sa vie, une réflexion sur l’existence à travers ou malgré la situation de l’Union Soviétique alors ?

Après tout, une importance essentielle est accordée à la maison dans la campagne, avec une identité russe particulièrement marquée.

Et surtout – c’est l’argument principal – le film n’est en tant que tel pas sur le cinéaste, mais sur deux femmes, voire sur la profondeur féminine, la densité de sa psychologie.

Il y a ici la même caractéristique que chez Ingmar Bergman et c’est l’argument décisif montrant bien qu’il s’agit ici d’intimisme et non pas de « psychologisme » partant dans tous les sens.

L’autre manière d’interpréter Le miroir est d’y voir un équivalent soviétique de la réflexion propre à la littérature « moderne », avec son existentialisme, sa quête des « flux de la conscience », sa déconstruction permanente des identités.

Le philosophe Gilles Deleuze, l’un des chefs de file philosophiques de cette vision du monde, est très lyrique au sujet du miroir :

« Le miroir constitue un cristal tournant à deux faces, si on le rapporte au personnage adulte invisible (sa mère, sa femme), à quatre faces aux deux couples visibles (sa mère et l’enfant qu’il a été, sa femme et l’enfant qu’il a).

Et le cristal tourne sur lui-même, comme une tête chercheuse qui interroge un milieu opaque : Qu’est-ce que la Russie, qu’est-ce que la Russie…?

Le germe semble se figer dans ces images trempées, lavées, lourdement translucides, avec ses faces tantôt bleuâtres et tantôt brunes, tandis que le milieu vert semble sous la pluie ne pas pouvoir dépasser l’état de cristal liquide qui garde son secret. »

Gilles Deleuze considère que la qualité photographique du film va dans le sens d’une lecture subjective du film, dans le cas contraire il faudrait considérer celle-ci comme allant dans le sens d’une quête du concret, du solide, au-delà des tourments existentiels.

On comprend la densité de ce film et, en un certain aussi, son ambiguïté.

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Le film « Stalker » d’Andrei Tarkovski (1979)

Stalker est, dans l’histoire du cinéma, considéré comme l’un des plus grands chefs d’œuvre du 20e siècle.

Son grand paradoxe est de présenter une action extrêmement lente combinée à une capacité de capter l’attention avec un magnétisme d’une très grande puissance, avec une vigueur graphique de la plus haute qualité, et servi par la musique profonde d’Edouard Artemiev.

Il y a de quoi désarçonner par cette esthétique résolument étrangère, très oppressante. C’est d’autant plus dépaysant, si l’on peut dire, que la base même de cette capacité à saisir l’intégralité de l’esprit des spectateurs repose sur la perspective « cosmique » propre à la culture slave, plus particulièrement la culture nationale russe.

L’environnement ne peut être compris que comme totalité, comme cosmos ; c’est la raison pour laquelle la Russie a produit au même moment, outre Lénine (1870-1924), le théoricien du voyage spatial Constantin Tsiolkovski (1857-1935) et le théoricien de la planète comme Biosphère Vladimir Vernadsky (1863-1945).

On est dans une sorte de spinozisme modernisé et Stalker est une sorte d’avatar extrêmement captivant et dérangeant en même temps.

Le scénario, on s’en doute, est particulièrement tortueux, afin de justifier la progression du film et d’acteurs particulièrement déroutants.

Dans Stalker, réalisé en 1979 en URSS, Andrei Tarkovski reprend la trame du roman Pique-nique au bord du chemin, de Boris et Arkadi Strougatsky, tout en effaçant cependant l’aspect science-fiction.

Ainsi, au lieu d’avoir une « zone » marquée par des phénomènes étranges en raison des restes d’une pause faite sur terre par des extra-terrestres lors de leur voyage, on a une allégorie de l’univers comme ayant une dimension complexe, où tout est relié.

Stalker se situe ainsi dans le prolongement direct des questionnements cosmiques propres à l’URSS des années 1930-1950, dans la perspective ouverte en Russie à la fin du 19e siècle.

Mais, en même temps, il rompt avec cela dans une partie significative ; de par les conditions propres à l’URSS alors, le film bascule dans un existentialisme pessimiste absolument typique de l’esprit du « dégel » ayant suivi la mort de Staline.

La tendance à la réflexion métaphysique devient alors le grand leitmotiv du film, la véritable obsession des personnages.

Le film, aux images d’un niveau éblouissant sur le plan photographique, se focalise donc sur les affres intellectuelles et spirituelles d’un écrivain et d’un professeur guidés dans la « zone » par un Stalker, c’est-à-dire un passeur, être ultra-sensible rompant avec les valeurs dominantes d’un monde indifférent et cynique.

C’est également car il possède une charge critique virulente : la critique de la situation soviétique d’alors est patente et juste, exposée d’ailleurs par une alternance entre le noir et blanc (le monde hors de la zone) et la couleur (celle de la zone, qui est la nature elle-même, en opposition au monde abîmé).

La pollution, la militarisation de la police, l’oppression du secteur militaro-industriel en général, notamment avec le nucléaire, sont dénoncés de manière indirecte mais flagrante.

L’URSS des années 1970 est présentée comme une sorte d’État policier et d’organisation spatiale particulièrement sordide, entre béton, chaos et profonde laideur.

Le film culmine de ce fait dans un appel romantique, reprenant un poème du très important poète russe Fiodor Tiouttchev (1803-1873) : « J’aime tes yeux mon ami. J’aime les flammes qui y jouent quand tu les lèves soudain et que, telle la foudre, tu embrasses tout de ton regard. Mais plus puissant encore est leur charme quand, baissés comme pour se prosterner, au moment de l’étreinte passionnée, au travers des cils, j’entrevois le feu sombre et terne du désir ».

Cela en fait un film difficile d’accès, si l’on cherche une vue d’ensemble. Si l’on omet de comprendre le caractère fondamentalement russe de Stalker, on sombre dans une interprétation unilatéralement mystico-philosophique d’un film, dont le filigrane est en réalité le panthéisme cosmique dans son approche slave.

Derrière les références à Lao Tseu et au Christ, aux considérations métaphysiques, se retrouve la question de saisir un monde unifié, naturel et tourné vers la bonté. En ce sens, c’est un film particulièrement sombre, mais plein d’espoir.