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Réflexions

L’habitude de psychologiser sur soi-même

Tous ceux qui ont pris l’habitude de psychologiser facilement sur eux-mêmes, savent quelle part immense l’adolescence tient dans le génie définitif d’un homme.

Homme et femme contemplant la lune, 1818-1824, Caspar David Friedrich

Qui ne s’est pas noyé dans la société de consommation ou dans un repli anarchiste se tourne nécessairement vers son vécu et le passé a alors une vraie tonalité, un vrai goût. Il n’est pas une abstraction flottante, il est tactile, il sent quelque chose, on peut le toucher. Les dérives faussement artistiques sont d’ailleurs un fétiche de cela, incapables de revenir vers le futur, alors que c’est la règle pour rester dans le réel. Il faut bien le reconnaître : Marcel Proust a tort, le passé reste le passé.

Et c’est justement parce que le peuple est philosophe et sait faire cela que le capitalisme l’abreuve de chansons nostalgiques et mielleuses, exprimant le traumatisme baroque d’un passé perdu, à jamais révolu. Le but est de le maintenir prisonnier de ce qui n’est plus. Comme l’exprimait Alain Souchon dans une fameuse chanson, on maintient le peuple à l’état de foule sentimentale.

Quelle que soit cette prétention du capitalisme cependant, la vie personnelle reste néanmoins une construction et on change à tous les âges, avec bien entendu une affection particulière pour l’adolescence, ce grand tournant où l’on émerge pour de bon. Au détour d’une soirée, perdue dans les brumes de l’hiver arrivant sur la ville, on rencontre parfois des gens qui ont une conscience aiguë de cela, et l’un d’entre eux a su dire quelque chose de très philosophe à ce sujet.

Son principe était très concret : à intervalles réguliers, il se place devant lui-même, lorsqu’il avait quatorze ans. Dans une expérience philosophique dont les contours restent flous, il discute avec lui-même, celui de quatorze ans dressant un réquisitoire contre celui qu’il est devenu. Le vieux se plie alors aux exigences du jeune, en espérant qu’il y en ait le moins possible, dans la mesure où le vieux cherche toujours à rester dans l’esprit du jeune entre ces moments de discussion, de rappel à l’ordre.

C’est là une tentative de rester jeune à tout prix, en considérant que c’est une mentalité, allant de pair avec la plasticité du cerveau, une curiosité vivace. Le but est de combiner l’expérience acquise, la maturité, avec l’authenticité d’une conscience non démolie par les exigences de l’adulte encadré par le capitalisme. Cela ne semble pas aisé ! Et aussi combien de jeunes sont déjà vieux en pratique ! Ils ont cédé avant même d’avoir à céder en tant qu’adultes !

Peut-être ont-ils raté quelque chose auparavant, dans leur enfance même ? Baudelaire, en parlant de l’écrivain Edgar Allan Poe, tient à ce sujet ces propos si parlants, si confondants:

« Tous ceux qui ont réfléchi sur leur propre vie, qui ont souvent porté leurs regards en arrière pour comparer leur passé avec leur présent, tous ceux qui ont pris l’habitude de psychologiser facilement sur eux-mêmes, savent quelle part immense l’adolescence tient dans le génie définitif d’un homme.

C’est alors que les objets enfoncent profondément leurs empreintes dans l’esprit tendre et facile ; c’est alors que les couleurs sont voyantes, et que les sens parlent une langue mystérieuse.

Le caractère, le génie, le style d’un homme est formé par les circonstances en apparence vulgaires de la première jeunesse.

Si tous les hommes qui ont occupé la scène du monde avaient noté leurs impressions d’enfance, quel excellent dictionnaire psychologique nous posséderions ! »

Baudelaire glisse de l’adolescence à l’enfance, ce qui est là aller sans nul doute trop loin et aboutir aux fantasmagories de la psychanalyse. Il est vrai que la frontière est ténue, et également que cela en dit long sur Baudelaire, mi-romantique et rebelle, mi idéaliste cherchant une survie forcée à travers les choses, de manière ouvertement pré-fasciste, par la vitalité à tout prix.

Et c’est vrai que c’est là le point commun dans l’apparence du Communisme et du Fascisme : les deux exigent, contre le Capitalisme, l’habitude de psychologiser sur soi-même. Mais leurs réponses sont totalement opposées : le Fascisme veut la réduction à l’ego, le fétiche du vécu, l’obsession du passé, l’individu à tout prix, le surhomme ; le Communisme veut la reconnaissance du nouveau, le développement des facultés, la dynamique avec la collectivité, l’homme naturel.

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Les yeux des pauvres – Charles Baudelaire

Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd’hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu’à moi de vous l’expliquer ; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d’imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer.

Nous avions passé ensemble une longue journée qui m’avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une ; — un rêve qui n’a rien d’original, après tout, si ce n’est que, rêvé par tous les hommes, il n’a été réalisé par aucun.

Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées.

Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l’ardeur d’un début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés et les Ganymèdes présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l’obélisque bicolore des glaces panachées ; toute l’histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie.

Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d’une main un petit garçon et portant sur l’autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l’office de bonne et faisait prendre à ses enfants l’air du soir. Tous en guenilles.

Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l’âge.

Les yeux du père disaient :

« Que c’est beau ! que c’est beau ! on dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs. »

— Les yeux du petit garçon :

« Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. »

— Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu’une joie stupide et profonde.

Les chansonniers disent que le plaisir rend l’âme bonne et amollit le cœur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi. Non-seulement j’étais attendri par cette famille d’yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif.

Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites :

« Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères ! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici ? »

Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment !

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Baudelaire et les vitres de couleur pour les quartiers pauvres

Dans le Spleen de Paris, où il écrit des poèmes en prose, Baudelaire appelle au besoin de vitres de couleur pour les quartiers pauvres, afin d’être en mesure de voir la vie en beau…

LE MAUVAIS VITRIER

Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.

Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu’au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l’action par une force irrésistible, comme la flèche d’un arc.

Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d’accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.
Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement. Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.

Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement.

C’est une espèce d’énergie qui jaillit de l’ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opinément sont, en général, comme je l’ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.

Un autre, timide à ce point qu’il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu’il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d’un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d’Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d’un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.

— Pourquoi ? Parce que… parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.

J’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.

Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !

(Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes.)

La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.

« — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.

Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.

Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.

Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »

Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ?