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Le juge et l’assassin, de Bertrand Tavernier

Il est des films qui, par le détour d’une représentation historique, parlent de leur époque et conservent, même longtemps après leur sortie, une vérité éclairante, une acuité sur le monde et la société. Le Juge et l’Assassin est de cela.

Sorti en 1976, le troisième long métrage de Bertrand Tavernier narre l’épopée meurtrière d’un homme en proie à la folie, interprété avec brio par Michel Galabru. À la suite d’une désillusion amoureuse, cet ancien soldat va perpétrer une série de crimes sordides sur des jeunes bergers et bergères, au cours d’une errance à travers les campagnes françaises. L’intrigue, inspirée d’un fait divers, va servir de support à une minutieuse peinture de la société française de la toute fin du XIXème siècle. Non pas à la manière d’une vaste fresque historique, mais en partant de scènes du quotidien d’une petite ville de province bousculée par cette affaire de meurtre.

Philippe Noiret incarne un petit juge de province, bourgeois parvenu et anti-dreyfusard, qui va s’emparer de cette affaire et tenter de faire condamner le meurtrier. Garant d’un ordre social brutal, il gravite dans une petite société de province mêlant aristocrates légitimistes et bourgeois réactionnaires, tous anti-républicains et profondément antisémites.

C’est l’alliance de ces conservateurs de campagne apeurés par les transformations sociales et politiques de cette fin de XIXème siècle : le film montre habilement les convulsions qui secouent l’époque à travers le destin de ces vagabonds, chômeurs jetés sur les routes d’une société chamboulée par la révolution industrielle, au capitalisme en crise perpétuelle, d’une violence implacable pour les ouvriers.

Cette alliance de la bourgeoisie réactionnaire et de l’aristocratie légitimiste trouve un contenu politique dans la démagogie de l’Action française naissante, représentée par une scène de meeting perturbé par des représentants de la classe ouvrière. Nous sommes alors au cœur de l’affaire Dreyfus, qui sert de catalyseur et de matrice pour la formation d’un courant véritablement proto-fasciste en France.

Le film montre également comment la libéralisation récente de la presse conduit le personnage de Philippe Noiret à tenter de manipuler une opinion publique en construction, dans laquelle les classes populaires jouent un rôle de plus en plus important. L’affaire que ce personnage instruit doit servir autant pour sa propre promotion sociale que comme un exemple donné à cette classe ouvrière perçue comme corrompue et subversive. La presse est habilement utilisée pour servir son double projet, à travers des photographies et des rebondissements de l’enquête savamment mis en scène.

Le personnage de fou notoire interprété par Galabru est intéressant de ce point de vue. Ancien soldat, il se perd régulièrement dans des diatribes mêlant anarchisme anticlérical, christianisme mystique et républicanisme radical. S’il ne faut pas le voir comme un personnage symbolisant l’ensemble de la classe ouvrière, ses saillies souvent drôles matérialisent ces débats et courants antagonistes qui traversent la classe ouvrière d’alors. Cette thématique traverse tout le film jusqu’à l’ultime scène de grève finale menée par une CGT naissante.

Bertrand Tavernier choisit donc une époque charnière, marquée par l’affrontement d’une bourgeoisie modernisatrice, avec une frange radicalisée qui trouve dans cette matrice proto-fasciste une voie politique. Une scène résonne particulièrement et montre tout le talent de Bertrand Tavernier ; lors d’une réception réunissant ce petit cénacle de province, un officier militaire exécute une chanson patriotique appelant à la reconquête de l’Alsace-Lorraine, avant de violemment conspuer Dreyfus et les dreyfusards. En évitant la lourdeur d’un film à thèse, Tavernier montre une société traversée par une lutte de classe intense, et en marche vers la guerre. Une société qui trouve dans un nationalisme revanchard l’expression et le moyen politique de mettre au pas une classe ouvrière en ébullition.

Mais le film ne tourne jamais à la démonstration historique, car ce caractère général se devine à travers des discussions, des éléments de mise en scène qui servent toujours la progression de l’intrigue. Le film est d’autant plus fort, qu’en restant concentré sur les individus, c’est la nature même des relations sociales qui surgit dans toutes leur vérité. Le général et le particulier étant intimement liés.

Le film, sorti sur les écrans en 1976, se comprend comme un reflet du contexte de la France post-68, particulièrement troublée. Pourtant, dans le contexte actuel, avec toutes les nuances qu’une situation politique et historique réellement différente impose, l’œuvre résonne avec force.

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Bertrand Tavernier: un grand cinéphile est mort

Bertrand Tavernier est décédé jeudi à l’âge de 79 ans. Né en 1941, pendant l’occupation durant laquelle son père publiait des textes de Paul Eluard et Louis Aragon, il débute dans le milieu du cinéma comme assistant de Jean-Pierre Melville en 1961, et comme comme critique de films.

Son premier long métrage, L’Horloger de Saint-Paul sort en 1974 et se démarque aussitôt de la Nouvelle Vague qui a secoué le cinéma français depuis la fin des années 1950. Bertrand Tavernier assume un certain classicisme aussi bien dans son montage que dans la narration et les dialogues, imprégné par le cinéma de Max Ophuls, Julien Duvivier, Jean Renoir, Robert Bresson, Henri Decoin.

Son cinéma porta tout au long de sa carrière un regard sensible et assez juste sur le monde passé (il a réalisé de nombreux films en costumes) et présent, abordant l’importance de la civilisation, la barbarie de la guerre, les injustices sociales, mais aussi parfois simplement l’amour, la vie et le temps qui passe, accordant une place prépondérante aux sentiments.

Auteur prolifique de plus d’une trentaine de long métrage, il reste assez injustement méconnu en dehors des cercles cinéphiles.

La cinéphilie, et par extension le cinéma dans son ensemble, lui doit pourtant beaucoup car outre son oeuvre de réalisateur il était aussi un des plus grands passeurs de culture cinéma français. Doté d’une connaissance encyclopédique du cinéma il a passé sa vie à transmettre ce savoir.

Dès 1970 avec le livre référence “30 ans de cinéma américain”, qui deviendra plus tard “50 ans de cinéma américain”, il fut l’un des premiers critiques français à s’intéresser et à interviewer de réalisateurs américains, notamment certains peu connu en France comme  André de Toth ou Budd Boetticher,  et dont il projetait les films dans son ciné-club.  Il travaillait par ailleurs ces dernières années à la version “100 ans”.

Et, comme un symbole, sa dernière réalisation, en 2018, est une série documentaire en 8 épisodes, Voyage à travers le cinéma français où il présente l’âge d’or du cinéma français qu’il affectionnait tant, en profitant notamment pour mettre en avant certains artistes qu’il considère comme injustement méconnus ou oubliés. Et même si parfois il peut se laisser aller aux travers de l’oeil d’artiste à oublier le contexte et la portée d’un film, bien souvent il aime à replacer l’ensemble d’une oeuvre à ce qu’elle représente et ce qu’elle dit de l’humanité. Cela fait bien sûr echo à ses réalisations dotées d’un réalisme humaniste touchant, débordant sur le lyrisme, au même titre qu’un Jean Grémillon qu’il aimait tant. 

Il considérait comme primordial de voir, de connaître et de transmettre ce cinéma de patrimoine français, bien plus vivant qu’on ne peut le penser. 

Il disait d’ailleurs que c’était ces films, cette culture, qui l’avait fait aimer la France. 

Il était bien loin des stéréotypes du critique de cinéma français conservateur, il était ouvert à tous les cinémas du monde et à tous les genres, découvreur sans a priori mais qui savait critiquer sans mâcher ses mots.

Cette passion de la transmission et du partage se retrouve aussi dans son très riche blog où il publiait fréquemment des billets sur des films et des réalisateurs, n’hésitant pas à poursuivre les discussions en commentaire.

C’est donc un grand et humble passeur d’une partie de la culture française et du cinéma dans son ensemble qui s’est éteint.