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Cyberpunk 2077, un monde sans idéal

« Il ne s’agit pas de sauver le monde mais de se sauver soi-même. »

L’univers de science-fiction cyberpunk est un pur produit culturel des années 1980, dans son esthétique très marquée et reconnaissable de tous mais surtout dans la vision du monde qu’il porte. Pour résumer simplement les codes de cet univers : le monde est aux mains de mega corporations ayant acquis plus de pouvoir que les États, l’usage de prothèses cybernétiques et de robots est généralisé dans la population, et le tout donne lieu à des aventures d’individus marginaux, des anti héros luttant pour leur survie dans un monde injuste, brutal et ultra high-tech. D’abord un mouvement strictement littéraire, le cyberpunk a débordé sur de nombreux autres formats et surtout le cinéma, le fameux Blade Runner en étant issu.

En 2020, une société de jeu vidéo polonaise, CD Projekt Red (ayant développé notamment les jeux The Witcher), décide d’adapter le jeu de rôle « Cyberpunk 2020 » de Mike Pondsmith, mettant en place une énorme production (330 millions de dollars investis soit le record mondial à l’époque). L’acteur Keanu Reeves est même engagé pour jouer le principal personnage de l’histoire. La sortie initiale du jeu « Cyberpunk 2077 » est plombée par de nombreux bugs, corrigés progressivement, mais génère tout de même 20 millions de ventes. La semaine dernière, la très attendue mise à jour « Edgerunners » a été publiée, accompagnée d’une série de dessins animés sur Netflix du même nom. Dans la foulée, l’éditeur annonce même qu’une suite est en développement « Cyberpunk Orion » ainsi qu’un mode de jeu multijoueur.

Le jeu, aidé donc par des graphismes de très haut niveau, nous projette dans un futur proche, tout à fait crédible vu d’aujourd’hui : des zoonoses ont fait disparaître la plupart des animaux domestiques et sauvages, les inégalités sociales sont étirées à leur maximum et le capital est plus concentré que jamais, les mégalopoles sont autant de furoncles invivables et polluants qui pourrissent ce qui reste de nature (des déserts servant de décharge), les gens trouvent un refuge ultra-individualiste dans la surconsommation, jusque dans leur propre corps ou leur domicile, la culture est totalement gangrenée par le porno, la vanité et la violence…

Le rejet des corporations (des monopoles capitalistes en fait) est le seul horizon politique existant dans Cyberpunk 2077. Cela a bien sûr sa dignité, vu le niveau de corruption qu’on observe dans toutes les strates de la population liées au mode de vie « corpo ». Cet esprit de rébellion passe principalement par le personnage joué par Keanu Reeves, un rockeur connu pour avoir posé une bombe nucléaire au siège social d’une des ces corporations (en plein centre-ville), ou encore Judy Alvarez, une hackeuse anarchiste qui lutte pour l’autogestion des maisons closes. Au long de l’aventure, les espoirs d’un monde un tant soit peu meilleur sont constamment douchés, tant par le monde lui-même que par le jeu.

Toutes les quêtes ayant un minimum de dimension politique finissent mal, invariablement, comme pour enfoncer la tête du joueur sous l’eau, dans le fatalisme : la maison close « autogérée » est reprise par un gang, les policiers corrompus s’en sortent et le lanceur d’alerte River capitule, le candidat aux élections municipales Jefferson Peralez est contrôlé par une IA et sombre dans l’amnésie, le siège social de la corporation Arasaka atomisé est reconstruit à l’identique, le guitariste Kerry Eurodyne se laisse corrompre par l’industrie du divertissement…

Le parti pris de Cyberpunk 2077, c’est d’embrasser cet horrible monde, le colorer et nous le faire vivre à travers les pérégrinations d’un lumpen-prolétariat hyper stylisé. Et, en cela, l’esprit originel de l’univers est absolument respecté : « Il ne s’agit pas de sauver le monde mais de se sauver soi-même », comme se plaisait à répéter Mike Pondsmith au début de chaque partie de son jeu de rôle. L’obsession de quasiment tous les personnages peuplant la ville de Night City est de laisser une trace avant de mourir, d’entrer personnellement dans la légende, que ce soit en se sacrifiant pour une cause perdue ou grâce à des faits d’arme dans le gangstérisme.

Au début du jeu, on peut choisir la « classe » de son personnage (au sens donné dans les jeux de rôle), ce qui influence (toutefois assez marginalement) le déroulement de l’histoire : un arriviste corpo raté, un nomade de type Mad Max ou un voyou urbain. À travers ces personnages, le joueur trouve évidemment intérêt à profiter du chaos pour tirer son épingle du jeu, en piétinant les autres sur son chemin. En errance dans une métropole sans visage, où les seules œuvres d’art sont des publicités ou des tags, visitant le pire du cannibalisme social à travers des quêtes, accumulant une quantité astronomique d’objets de consommation inutiles dans son inventaire, le game-play du jeu n’est par ailleurs qu’une boucherie constante où pas une mission ne se déroule sans meurtre.

La seule catégorie qu’on a pas le choix d’incarner, c’est au final la classe ouvrière, pourtant omniprésente dans le jeu, mais sous la forme d’une masse silencieuse de PNJs (Personnages Non Jouables), tout juste bons à être écrasés en voiture ou victimes collatérales des guerres de gangs. Ouvrir un tel arc aurait forcément impliqué un minimum de dimension collective, un refus de la destruction et donc une expérience de jeu originale, sans en faire nécessairement un brûlot révolutionnaire pour autant. Mais on est bien loin de ce genre de parti pris dans ce blockbuster, finalement très proche d’un GTA-like.
Tout cela rend l’expérience de jeu assez frustrante, avec une impression désagréable d’être confiné à un tunnel de violence gratuite, d’être contraint à passer ses nerfs sur ses semblables, les autres options nous étant interdites.

Cyberpunk 2077 est un jeu graphiquement éblouissant. Son monde est très riche, l’architecture très variée, l’ambiance bien travaillée et tout cela permet de flâner des heures dans Night City, de quartier en quartier, sans s’ennuyer. La bande sonore est aussi très réussie, avec la participation de groupes comme Converge, A$AP Rocky et Run The Jewels. Mais, malgré l’aspect technique, le manque totale de décalage et de perspective générale éloigne largement Cyberpunk 2077 de la qualité de chef-d’œuvre. La grande force d’un outil comme la science fiction, c’est de prévenir le futur : là où les textes d’Asimov ou encore Star Trek ont façonné notre idée du progrès, Cyberpunk 2077 peut clairement être vu comme une ode au nihilisme. Si on pouvait voir l’aspect dystopique d’œuvres comme Ranxerox ou Judge Dredd comme une dénonciation, dans Cyberpunk 2077 c’est la mécanique du jeu lui-même qui participe à assombrir notre horizon.

Plus généralement, le cyberpunk est un monde où le capitalisme pourrissant réussit à perdurer indéfiniment. C’est un monde sans la perspective du socialisme. La résonance d’un tel univers aujourd’hui montre bien que la phase historique des années 1980-1990 (qui a vu naître le genre) a du mal à se clore : nous sommes toujours coincés entre la disparition de l’URSS et la reconstruction de l’idéal socialiste.
Et sans idéal, l’an 2077 s’annonce gris et sans joie : les premières victimes du capitalisme pourrissant sont toujours la vie et la culture.

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RanXerox

RanXerox est une bande dessinée absolument mythique, une sorte d’ovni graphique extrêmement puissant, épuisant toute une gamme de possibilités cyber-punk et s’épuisant par conséquent également, l’oeuvre n’ayant pratiquement que deux tomes, si l’on omet le troisième produit bien plus tard.

Le scénario de cette bande dessinée italienne du tout début des années 1980 est un mélange de Blade Runner et de Robocop, même si ces œuvres ne sortiront qu’après. On est dans une ville géante, une Rome du future entièrement moderne consistant surtout en de gigantesques bas-fonds où règnent l’ultra-violence, les drogues et la décadence, avec des couches ultra-privilégiées vivant dans la décadence la plus outrancière.

Un étudiant révolutionnaire a fabriqué, au moyen de pièces de photocopieuses (de marque Ranx Xerox), un androïde, mais alors qu’il était en train de le régler, la police intervient, sur la dénonciation d’une espionne du Parti communiste italien.

L’étudiant est tué et l’androïde connaît alors diverses aventures de zonard, toutes focalisées sur un triptyque meurtres gratuits – drogues dures – sexualité avec une jeune de treize ans dont il amoureux, le tout présenté sous la forme d’un véritable choc graphique.

Mais il faut ici saisir la nature de ce choc. En filigrane, de par les nombreuses allusions politiques trouvées ici et là dont les nombreux marteaux et faucilles, on reconnaît tout à fait l’ambiance nihiliste qui a été celle de toute une frange des intellectuels de gauche en Italie après la période 1977-1982.

Refusant catégoriquement le Parti communiste italien, sympathisant avec les Brigades Rouges mais refusant l’orthodoxie marxiste, liés d’une manière ou d’une autre à la scène de l’Autonomia Operaia (autonomie ouvrière) ayant basculé dans le mode de vie « alternatif » avec une très forte présence de l’héroïne, ces intellectuels de gauche ont sombré dans une sorte de mélancolie furieuse, dont RanXerox est un témoignage très puissant.

A l’espoir révolutionnaire a succédé un malaise, un mal-être, une fascination pour le morbide, le dégénéré, le décadent, le tout avec plus ou moins de discours néo-romantiques sur les drogues, la sexualité sans limites, la fascination pour l’extrême (les références pullulent de groupes de musique d’ambiance sombre comme Throbbign Gristle, Joy Division, les Ramones avec la chanson sur le fait de sniffer de la colle, etc.), etc.

RanXerox est pour cette raison une bande dessinée à la fois très vivante et horriblement glauque. C’est le besoin existentiel d’autre chose qui suinte de la bande dessinée qui sauve le tout, car sinon tout tombe des mains.

Graphiquement à l’initial tout est mal dessiné, ensuite il y a une véritable atmosphère, mais le scénario se résume à quelques scènes et des meurtres en série de l’androïde, allant jusqu’aux enfants, avec en plus des cases pornographiques.

On a l’impression, pour faire un parallèle discutable mais qui apporte de l’eau au moulin, d’avoir déjà une série par opposition à un film : tout est en continu, tout traîne sans avoir de but, pour capter l’attention on a de l’ultra-violence et de la pornographie.

On fait donc face ici à une gigantesque ville rempli de sociopathes et de psychopathes, d’un chaos urbain peuplé d’une population passive, de cafés futuristes, de délinquants sexuels forcenés, de mafieux et de pervers, avec des scènes malsaines, voire odieuses.

Rien de bien intéressant et pourtant, derrière la désillusion qui se dégage de l’œuvre, on trouve une critique radicale de la société, comme une case précise de manière cynique :

« Il est 20H30 sur le pont Garibaldi : A cette heure-là, l’atmosphère est tellement chargée d’oxyde de carbone qu’on peut presque entendre, dans les poumons des passants, le frou-frou des cellules cancéreuses qui prolifèrent allègrement à la manière de spermatozoïdes dans les testicules d’un beau gosse en parfaite santé. »

C’est donc tout un témoignage sur une époque. Le scénariste Stefano Tamburini, à l’origine de RanXerox, appartenait à toute la scène italienne, massive, des revues alternatives, lui-même travaillant à la maison d’éditions Stampa Alternativa et donnant naissance aux revues Combinazioni (1974), Cannibale (1977) et Frigidaire (1980), avant de mourir d’une overdose d’héroïne en 1986.

Le dessinateur Tanino Liberatore est surtout connu pour cette bande dessinée, certains musiciens lui demandant par ailleurs de faire leur pochette (notamment Frank Zappa, Gold pour Laissez-Nous Chanter, Bijou, Dick Rivers).

Dans le milieu des années 1990, un troisième tome de RanXerox a été publié à son initiative, l’humoriste Alain Chabat terminant un scénario non terminé de Stefano Tamburini. « Amen » n’a cependant nullement la qualité de « Ranxerox à New York » et de « Bon Anniversaire Lubna »… pour autant qu’on puisse parler de qualité pour une oeuvre cherchant justement à montrer l’impossibilité d’en avoir dans un monde ignoble.