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Vers la guerre: l’opération américaine en Irak de janvier 2020

Il n’y a pas que les grandes puissances qui veulent la guerre parce qu’elles en ont besoin. C’est également vrai des pays cherchant une forme d’hégémonie : l’Inde, le Pakistan, la Turquie… et bien entendu l’Iran. Les États-Unis s’approprieraient bien l’Iran et l’Iran s’approprierait bien l’Irak. Dans un contexte de repartage du monde, c’est une poudrière.

Lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak de Saddam Hussein, dans ce qui fut appelé la guerre du golfe en 1990-1991, la Gauche s’est lourdement trompée en dénonçant simplement les États-Unis, alors que le conflit avait deux aspects. Les gens comme l’Irakien Saddam Hussein ou le Serbe Slobodan Milošević, il y en a encore aujourd’hui et ils s’appellent Recep Tayyip Erdoğan en Turquie ou Hassan Rohani en Iran.

On est ici dans une tendance à la guerre – c’est Saddam Hussein qui envahit le Koweït initialement – qui s’oppose à la paix et à la démocratie. Des puissances grandes, moyennes, petites… oppriment leur peuple et cherchent l’hégémonie aux dépens d’autres pays, ou bien carrément la prise de contrôle complète. Les petites puissances sont en partie aux mains des moyennes, les moyennes aux mains des grandes.

Mais aucune de ces puissances n’a besoin de quelqu’un d’autre pour être antidémocratique et pour chercher la guerre comme échappatoire à la crise. L’Iran, une théocratie horrible, opprimant les peuples de ce pays de manière terroriste, pratique ainsi la fuite en avant et le militarisme généralisé, et n’a besoin de personne pour cela. Les manifestations de novembre dernier ont d’ailleurs été réprimées dans le sang avec des centaines de morts.

L’un des moyens de ce terrorisme d’État, ce sont les Pasdaran ou Gardiens de la révolution, une force à côté de l’État disposant d’un armement massif et qui contrôle 30% de l’économie iranienne. Qassem Soleimani en a été un de ses principaux commandants historiques, dirigeant ensuite sa section « non-conventionnelles » avec notamment des opérations « extérieures », dénommées Force Al-Qods (nom arabe de Jérusalem), en Syrie lors de la guerre civile.

Il a été dans ce cadre le stratège de la très forte pénétration iranienne au Liban, ainsi qu’en Irak, et c’est dans ce dernier pays, à Bagdad, qu’il est mort dans un bombardement américain.

Les États-Unis montrent ainsi qu’ils veulent reprendre la main sur l’Irak, passé pour beaucoup sous hégémonie iranienne, alors qu’une révolte contre le régime en décembre 2019 a déjà fait 460 morts et 25 000 blessés, notamment sous les coups des milices pro-iraniennes appelées Hachd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire).

Les bases américaines étaient régulièrement harcelées militairement, avec un contractant américain tué par la milice Kataëb Hezbollah récemment. Le 29 décembre, les États-Unis avaient alors visé une faction armée pro-iranienne en Irak, juste à la frontière avec la Syrie, faisant 25 morts.

En réponse, une manifestation était allée jusqu’à l’ambassade américaine à Bagdad, cherchant à y pénétrer et n’étant repoussé que par les forces américaines armées, le 31 décembre. Donald Trump avait alors publié un tweet, où il disait notamment :

« Ils paieront LE PRIX FORT ! Ceci n’est pas une mise en garde, c’est une menace. Bonne année ! »

Qassem Soleimani est alors victime du bombardement américain, le 3 janvier 2020.

Pour comprendre l’affront à l’État iranien, il suffit de voir que ce dernier a rétabli en mars 2019 la décoration de l’Ordre de Zulfikar, aboli lors de la « révolution iranienne » de 1979 et auparavant mise en place par le régime monarchique. C’est alors Qassem Soleimani qui l’a obtenu. La revue de politique extérieure Global Thinkers avait également placé Qassem Soleimani numéro un à son classement de 2019 des gens les plus influents dans le domaine de la défense et de la sécurité.

On est donc déjà dans une guerre, une guerre larvée, mais qui annonce la guerre ouverte. Et derrière l’Iran, il y a aussi la Russie et la Chine, l’aspect principal du conflit mondial, c’est l’affrontement sino-américain. Ce qui ne signifie pas que les pays européens, y compris la France, ne contribuent pas puissamment à cette tendance à la guerre.

On en est revenu à la veille de 1914 – et on a besoin d’une Gauche capable de l’emporter pour stopper la guerre.

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Politique

La fin de l’État islamique et les islamistes

L’État islamique a perdu le dernier territoire contrôlé. Quelle va être la conséquence sur la mouvance islamiste ? C’est une seconde vague terroriste qui se profile, tout à fait différente.

L’État islamique a perdu hier son dernier territoire, en Syrie, à la frontière avec l’Irak. Ce sont les forces kurdes, dans le cadre d’un front « démocratique » avec le soutien américain, qui ont mis fin à ce régime de terreur et exportateur de terrorisme. De par son importance en tant que phénomène monstrueux et de par son impact en France, il y a lieu de porter un regard approfondi sur les islamistes dans leur rapport à cette perte de territoire.

Les islamistes ont, en effet, des réactions très diverses par rapport à tout cela et cela va juger de manière très forte sur leurs dynamiques. Il va de soi que pour des raisons d’ordre pratique – à la fois par souci de clarté et pour éviter d’aider intellectuellement les islamistes en question – l’article ne rentrera pas dans les détails sur les plans des références.

Il faut bien ici avoir en tête que la mouvance islamiste est évaluée à 20 – 25 000 personnes en France (comme par ailleurs en Allemagne ou en Grande-Bretagne). Cela amène à évaluer la base sympathisante au sens très large au double ou au triple ; la part de gens prêts à basculer dans le terrorisme est estimée à 4000 personnes (qui sont censés à ce titre être surveillés de près par les services secrets français). C’est énorme.

Quand on parle des islamistes, on peut voir qu’il existe trois blocs. Il y a les salafis de type piétiste, qui veulent vivre à l’écart du monde moderne ; il y a Al-Qaïda ; il y a l’État islamique. Leurs perspectives sont très différentes, leurs sensibilités et leurs théologies sont en apparence les mêmes, mais les démarches n’ont rien à voir.

Ainsi, les piétistes ne considèrent pas qu’il soit possible de faire de la politique, il faut organiser une vie à l’écart. La fin de l’État islamique va indubitablement les renforcer, au sens où cela signifie que la politique islamiste n’a aucune chance de réussir et qu’il faut donc passer par un sectarisme culturel, un communautarisme virulent et strict, un refus catégorique du monde moderne sur lequel il faudrait grignoter des espaces. Ce n’est pas une bonne nouvelle.

Al-Qaïda, en toute logique, devrait profiter de la fin de son principal concurrent. Depuis le départ, Al-Qaïda dit que la conquête d’un territoire centralisé est voué à l’échec. Il devrait donc en découler un certain prestige pour cette « clairvoyance » et cette organisation criminelle devrait en profiter. Cela ne sera pas le cas.

Al-Qaïda a d’énormes problèmes internes sur le plan de la direction. L’un de fils de Ben Laden est en train d’être stylisé comme chef à venir, mais rien n’est fait. À cela s’ajoute un gros problème de structures et Al-Qaïda a choisi de rester, coûte que coûte, sous la coupe des talibans afghans, afin de disposer d’une base géographique protectrice. Cependant, les talibans ont un agenda islamo-nationaliste, ce qui est différent d’Al-Qaïda.

Il en va de même avec les forces syriennes « révolutionnaires », qui soutiennent Al-Qaïda dans leur majorité, mais ont rompu leur allégeance par souci pratique dans le cadre syrien. Seul un tout petit groupe a maintenu une allégeance formelle. Ce n’est pas bon pour le prestige. Et c’est d’autant plus problématique que l’État islamique a siphonné la plupart de ses propres réseaux historiques. Al-Qaïda est donc en perte de vitesse générale, notamment dans sa production médiatique, et n’est pas en mesure d’assumer le « jihad mondial » qu’il propose. Il ne reste que l’attente ou une tentative de fuite en avant particulièrement sanglante.

Reste l’État islamique. Peu de gens le savent, mais de très graves dissensions le caractérisent depuis environ deux ans. À la base, l’État islamique est une théocratie et son justificatif idéologique est très simple : sans califat, on ne peut pas être musulman, car il faut un calife pour gouverner les croyants. Tant qu’il y avait l’empire ottoman, cette nécessité religieuse de l’Islam pouvait passer au second plan, mais depuis 1918, cette question est un serpent de mer qui a fini par parvenir sur le devant de la scène.

Face à la pression extérieure, les religieux ont cependant vécu de manière surtout cachée et ce sont les forces militaires – organisées en clans, avec des chefs de guerre – qui ont pris le dessus. À l’arrière-plan, il y a également les chefs d’origine irakienne qui ont pris le dessus. De par l’absence de hiérarchie claire et par les espaces laissés aux chefs de guerre, à quoi s’ajoute une idéologie fanatique, tout cela a provoqué une vaste corruption et des liquidations en série, de torture généralisée dans une atmosphère de paranoïa, notamment chez les lettrés se préoccupant de théologie et chez les militants venant des pays occidentaux.

Depuis deux ans, un vaste mouvement de critique interne est donc apparu dans l’État islamique. Pour cette raison, la fin de l’État islamique est évaluée de manière très différente par les deux fractions. Celle qui est légitimiste considère que l’échec actuel est une épreuve : Dieu est là pour vérifier l’authenticité de l’engagement de l’élite musulmane. Selon ces islamistes du « canal habituel », la situation est simplement là pour les éprouver. Il n’y a rien à changer, même si en pratique la seule légitimité de l’État islamique était sa territorialisation.

En revanche, pour les autres, ce qui se déroule est une « punition divine ». L’État islamique n’a pas été à la hauteur et c’est pour cela qu’il a été puni. Il a beaucoup été parlé d’une jeune femme britannique désireuse de retourner dans son pays, car elle avait un enfant, et qui a tenu des discours très favorables à l’État islamique, regrettant juste une fin chaotique et sa défaite finale. Eh bien c’est exactement représentatif de la ligne néo-romantique de ce qui est en quelque sorte un « canal historique ».

Il y a là quelque chose de terriblement dangereux. On a ici affaire à une démarche non plus simplement apocalyptique, comme avec l’État islamique qui s’imaginait mener la bataille quasi finale, mais post-apocalyptique. Le seul parallèle possible, pour saisir l’esprit de tels gens, est avec la posture du dernier carré d’islamistes lors de la guerre civile algérienne. Après avoir attendu le caractère de mouvement de masse avec le FIS et son bras armé, les défaites ont abouti à des groupes islamiques armés basculant dans un terrorisme criminel tout azimut, tout à fait en écho d’ailleurs avec les tendances régulières du FLN pendant la guerre d’Algérie à frapper indistinctement, y compris dans ses propres rangs.

Ce qui amène à un autre problème : les durs des durs de la première génération du jihad viennent d’Algérie, mais ce pays est un territoire perdu. En 2018, il n’y a pas eu un seul attentat à la bombe islamiste en Algérie, pour la première fois depuis vingt ans, alors qu’en même temps il y a eu de très nombreuses arrestations, mille armes (pistolet, mitraillette, grenades, etc.) confisquées. La frénésie criminelle des islamistes pendant la guerre civile des années 1990 a « vacciné » une large partie de la population et les manifestations contre le président algérien Bouteflika ne prennent pas du tout un virage pro-religieux, malgré la force énorme du piétisme-quiétisme islamiste en Algérie.

Or, les « néo-romantiques » auraient largement espéré un prestigieux « retour aux sources », afin de combler leurs besoins en termes d’images symboliques. Ils ne peuvent pas l’avoir : ils seront par conséquent obligés de se tourner vers la France – si l’on considère que l’idéologie islamiste est aussi, voire largement dans sa genèse historique, le produit de l’absence d’identité nationale bien définie au moment de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, aboutissant pour combler ce manque à l’utilisation massive et mystique d’un Islam identitaire et néo-féodal.

Dans tous les cas, l’émergence d’un islamisme « néo-romantique » des décombres de l’État islamique semble inévitable ; dans les faits, la scission est déjà faite et l’affrontement idéologique existe depuis deux ans déjà. La guerre d’interprétation entre la thèse de « l’épreuve » et celle de la « punition divine » ne peut qu’aboutir à une scission déjà réalisée dans les faits.