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L’interprétation des gilets jaunes par Lutte Ouvrière

Dans différents documents, l’organisation Lutte Ouvrière expose son point de vue approfondi à propos des gilets jaunes, ce qui est intéressant puisqu’il s’agit d’une des très rares structures de gauche à disposer de relais réels chez les ouvriers. Son point de vue est d’ailleurs formel : ceux-ci sont restés à l’écart.

Voici les extraits des passages les plus significatifs, avec les liens vers leurs sources. Pour reprendre la distinction faite pour la liste des positions de la Gauche sur les gilets jaunes, Lutte Ouvrière fait partie de la Gauche « des idées », des « cadres ».

> Lire également : Les points de vue de la Gauche sur les gilets jaunes

« Les gilets jaunes ont fait de Macron et de l’État leurs seules cibles, sans chercher à combattre, ni même à dénoncer, le grand patronat et sa responsabilité dans la situation. C’est une limite importante.

Le mouvement mêlait dans le même combat plusieurs catégories sociales aux intérêts divers, parfois opposés: des travailleurs, des chômeurs ou des retraités qui ne s’en sortent pas avec des salaires ou des pensions trop faibles; mais aussi des artisans, des agriculteurs ou des petits patrons, eux aussi victimes de la crise économique et du grand capital mais qui sont plus prompts à dénoncer ce qu’ils appellent les taxes. Pour assurer l’unité du mouvement, les gilets jaunes ont banni de leurs revendications ce qui était source de désaccords.

C’est pourquoi les intérêts spécifiques et les revendications de classe des travailleurs, c’est-à-dire celles qui opposent les salariés au grand patronat, ne se sont pas exprimés clairement. »

Brochure « Contre le grand capital, le camp des travailleurs »

« Notre conviction de marxistes est qu’il ne peut pas y avoir d’issue positive pour le monde du travail si la classe ouvrière n’intervient pas sur la base de ses intérêts de classe et surtout sur la base de ses perspectives de classe. Le prolétariat organisé dans les grandes entreprises est le seul à même de porter le combat contre la bourgeoisie et l’ordre capitaliste, à porter les perspectives révolutionnaires pour toute la société. Le paradoxe, c’est que les travailleurs qui peuvent le plus se battre sont, en ce moment, ceux qui le veulent le moins.

Mais les choses ne sont pas figées. Quand cela commence à bouger, bien des perspectives s’ouvrent non seulement pour ceux qui sont dans l’action mais aussi pour ceux qui regardent. Alors il nous faut tout à la fois nous adresser aux travailleurs des entreprises où nous militons et à ceux qui participent au mouvement des gilets jaunes.

Les gilets jaunes constituent un mouvement disparate par sa composition sociale, qui réunit le monde du travail de la France rurale ou périurbaine, comme on dit, c’est-à-dire des salariés, des retraités, des chômeurs et beaucoup d’artisans, d’autoentrepreneurs, d’indépendants, parfois des agriculteurs, sans compter cette catégorie qui a fait masse dans de nombreuses villes, les motards, qu’il est bien difficile de classer. Cette composition fluctue selon les régions, selon les villes et même selon les différents points de blocage près d’une même ville.

Quant au prolétariat présent, c’est un prolétariat de petites entreprises, dispersé, bien souvent non syndiqué, et très lié au monde artisan et commerçant : les uns et les autres appartiennent aux mêmes familles, se côtoient en permanence dans les associations diverses et variées et partagent souvent le même niveau de vie. Des coiffeuses, des fleuristes, des artisans du bâtiment, ne vivent parfois pas mieux que les salariés au smic ; et bien des autoentrepreneurs vivent encore plus difficilement.

Alors tous combattent ensemble. Mais nous, c’est à la partie prolétarienne de ce mouvement que nous voulons d’abord nous adresser et proposer une politique, pas au mouvement dans son ensemble. Car il serait vain et erroné de vouloir repeindre les gilets jaunes en… gilets rouges.

Nous militons pour que les travailleurs en gilets jaunes aient conscience de leurs intérêts de classe, pour qu’ils se rendent compte qu’ils ont leurs revendications propres, que leur salaire est leur seule richesse et qu’il faut se battre pour lui. Nous militons pour qu’ils soient conscients du fait que, s’ils se cantonnent à la fiscalité, ils risquent de donner un coup d’épée dans l’eau.

La plupart des gilets jaunes qui sont des travailleurs salariés ne se voient pas du tout se battre contre leur patron. Nombre d’entre eux estiment que leurs intérêts vont de pair et que le combat est à mener, non pas contre le grand capital, mais contre Macron et l’État. De fait, ils sont très éloignés des idées de lutte de classe, voire les rejettent.

Si l’augmentation du smic est une revendication qui est un peu reprise par les gilets jaunes, c’est aussi parce que, dans l’esprit du plus grand nombre, elle s’adresse au gouvernement et à Macron bien plus qu’aux patrons. Et comme l’a déclaré le dirigeant du Medef, il n’est pas contre une augmentation du smic, à condition que ce soit l’État qui la paye ! Et c’est un peu ça qu’il y a dans pas mal de têtes.

Autrement dit, nous n’appelons pas, comme le NPA, à « fédérer les colères », nous visons à les séparer. Nous visons à séparer les dynamiques de classe représentées d’un côté par les travailleurs exploités, et de l’autre par les petits patrons (…).

On connaît dans bien des entreprises des ouvriers qui, après le boulot, foncent sur tel ou tel barrage, ne serait-ce que pour y passer un peu de temps. Autant ils se posent le problème de participer aux gilets jaunes, autant mener la bagarre dans leur entreprise, contre leur patron, leur semble encore impossible. Nous ne savons pas si le mouvement des gilets jaunes peut, comme la révolte étudiante de 1968, déboucher sur une grève générale, mais il faut en défendre la nécessité auprès des travailleurs, qui prennent justement 1968 comme référence (…).

Et les gilets jaunes ont compris une chose, que les dirigeants syndicaux ont voulu faire oublier, c’est que l’essentiel est dans le rapport de force. Tout cela illustre ce que nous répétons souvent : les travailleurs ont des ressources extraordinaires, quand ils se mettent en branle, ils apprennent vite. Si le mouvement ouvrier organisé pouvait s’inspirer de tout cela, ce serait déjà bien ! »

Les révolutionnaires et le mouvement des Gilets jaunes

 

« Il est également dans la logique des choses qu’une explosion de colère comme celle qui a conduit au mouvement des gilets jaunes mélange des colères de catégories sociales diverses. Celles du monde du travail, des retraités qui peinent à survivre, des chômeurs sans espoir de trouver du travail dans leur région, des travailleurs qui n’en ont trouvé un qu’à des dizaines de kilomètres de leur lieu d’habitation et pour qui le prix du gazole est une composante vitale de leur pouvoir d’achat, des aides-soignantes, des mères seules, des jeunes qui galèrent d’embauches précaires en petits boulots, des ouvriers, employés, techniciens de petites entreprises.

Ces colères venant du monde des salariés se sont mélangées avec celles des couches petites bourgeoises qui ont le plus de mal à s’en sortir. La méfiance à l’égard des partis institutionnels, qui prend facilement la forme d’un apolitisme affiché, s’enracine dans le désir de préserver l’unité entre les différentes composantes du mouvement. Cette unité, et la fraternité forgée sur les ronds-points occupés et dans les actions menées en commun, semblent être le gage de la victoire.

De quelle victoire ? De qui et contre qui ? Le mouvement des gilets jaunes a d’autant plus de mal à répondre à ces questions et même à se les poser que, derrière l’unité dans la colère, les intérêts des uns et des autres divergent, tout comme aussi les voies pour exprimer cette colère. »

Les gilets jaunes : l’expression d’une colère, la recherche d’une perspective

 

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La « gauche » postindustrielle en panique devant Aufstehen

L’émergence d’Aufstehen en Allemagne pose un réel souci à une gauche française passée avec armes et bagages dans le camp des valeurs postindustrielles et postmodernes. Un retour aux sources sur le plan des valeurs comme le propose Aufstehen ne peut que déplaire fortement à une gauche française pour qui le seul combat, c’est supprimer toute norme.

En 1931, la SFIO faisait une proposition de loi exigeant que les entreprises n’embauchent pas plus de de 10 % de travailleurs étrangers. C’est qu’à l’époque, la Gauche savait que les entreprises préféraient une main d’œuvre immigrée corvéable à merci, car sans conscience de classe, sans capacité d’organisation, sans niveau culturel élevé, plutôt que des travailleurs s’inscrivant dans un parcours historique bien déterminé.

C’est la raison pour laquelle la « gauche » postindustrielle et moderne est en panique complète devant l’initiative allemande d’Aufstehen, qui a avant-hier officialisé ses positions. Le Monde parle d’une « gauche antimigrants », Libération d’un « mouvement qui reprend les accents de l’extrême-droite sur la question migratoire », le Huffpost parlant d’une « gauche radicale et anti-migrants ».

Dans une de ses brèves publiées hier affirmant que Aufstehen serait « à plat ventre devant des idées réactionnaires », Lutte Ouvrière a présenté comme suit ce mouvement :

« Sahra Wagenknecht, députée Die Linke, classé à l’extrême-gauche au Bundestag allemand, vient d’annoncer la création du mouvement Aufstehen (Debout) avec comme axe politique la limitation du nombre de migrants et de réfugiés. »

Avant-hier, c’est Ian Brossat qui pour le PCF se lançait dans une attaque du même type, assimilant de manière ouverte migrants et réfugiés :

« En Allemagne, certains représentants politiques empruntent une pente dangereuse. C’est le cas de Sarah Wagenknecht, ancienne présidente du groupe Die Linke (gauche radicale) au Bundestag, qui vient de créer un mouvement populiste anti-migrants, « Aufstehen ».

Honte à elle et à tous ceux qui, se prétendant de gauche, adoptent un discours anti-migrants. Je salue nos camarades de Die Linke qui ne cèdent pas à cet appel à adopter le même discours que l’extrême droite s’agissant des questions migratoires.

Faire des réfugiés les boucs émissaires de la crise est une ignominie sans nom. Pendant ce temps-là, les capitalistes qui pratiquent le nomadisme sur fond de dumping social et fiscal dans une totale impunité peuvent continuer à délocaliser et à broyer vies et territoires en toute tranquillité.

Les progressistes d’Europe ont mieux à faire que plagier les arguments éculés de l’extrême droite selon lesquels les étrangers nous volent notre pain ou font baisser nos salaires. Il nous faut au contraire consacrer notre énergie à trouver des issues positives à la crise de l’accueil que vit l’Europe depuis trois ans.

C’est ce à quoi s’emploie le PCF, en proposant d’une part d’ouvrir des voies légales pour permettre l’arrivée en bonne condition des réfugiés qui fuient la guerre et la misère, et d’autre part qu’une clé de répartition européenne impose à l’ensemble des vingt-sept de prendre part à l’accueil et au devoir de solidarité.

Ian Brossat, chef de file du PCF pour les élections européennes »

On peut remarquer que Ian Brossat parle ici de capitalistes pratiquant le nomadisme, un terme classique du national-socialisme, les capitalistes étant assimilés aux Juifs censés être des « nomades ».

Cependant, il faut surtout noter qu’en réalité et contrairement aux propos de Ian Brossat, Sarah Wagenknecht se prononce en faveur de l’accueil des réfugiés, faisant simplement et logiquement la distinction entre ceux-ci et les migrants.

De toutes façons, la question des réfugiés ou des migrants, contrairement à ce que laissent entendre toutes ces réactions, n’est absolument pas centrale dans le positionnement d’Aufstehen. C’est un thème important, néanmoins ce n’est pas du tout un axe politique, comme le prétend Lutte Ouvrière.

Et pour cause ! Aufstehen, qui a dépassé les 110 000 personnes s’inscrivant dans sa démarche, n’est pas un parti politique. C’est un mouvement transversal unissant le maximum d’initiatives pour développer des thèmes sociaux et pacifistes, afin de renforcer la Gauche en demandant aux partis de prendre en compte les points de vue exprimés.

Le texte fondateur et introductif rendu public avant-hier explique ainsi simplement que les écarts de richesse sont devenus immenses en Allemagne, alors qu’il y a davantage de richesses, et qu’on est ainsi ramené aux différences sociales de l’époque de l’empereur Guillaume.

Rien que cette allusion culturelle à l’empire, à la hiérarchie aristocratique littéralement fantastique décrite admirablement en 1914 dans le roman de Heinrich Mann Le Sujet de l’Empereur, place Aufstehen dans le camp antifasciste, inacceptable pour la Droite. Il faut se souvenir que le drapeau du IIIe Reich reprend directement les couleurs du second Reich (le noir, le blanc et le rouge).

Et ce sont les profiteurs, ceux qui ici sont pour Emmanuel Macron des « winners », qui sont dénoncés :

« Ce sont avant tout les grandes entreprises et leurs propriétaires qui sont les gagnants de la mondialisation, du libre-échange, de la privatisation et du marché commun européen. Pour les riches, la promesse « Europe » a été remplie. Qui dispose de hautes qualifications et est mobile peut utiliser les nouvelles libertés.

A l’opposé de cela, exactement la moitié de la population en Allemagne a un salaire réel plus faible qu’à la fin des années 1990. Beaucoup de gens concernés voient en la permissivité et l’immigration avant tout une concurrence accrue et des emplois mal payés. Pour les employés des pays de l’Est travaillant dans les abattoirs allemands ou les soins pour personnes âgées, c’est également avant tout l’exploitation qui est devenue sans limites.

Et pendant que les monopoles s’arrosent de grandes dividendes, les plus pauvres se disputent pour les restes.

Depuis que l’État social ne fournit plus de sécurité suffisante, beaucoup se battent seuls pour eux-mêmes. Qui perd son job ou bien est mis à l’écart par de longues maladies se retrouve rapidement tout en bas (…).

Les dangers globaux grandissent. Dans les rapports internationaux, la loi du plus fort militairement remplace toujours plus les négociations et la diplomatie. Les guerres sont menées de manière effrénée, afin d’obtenir des matières premières convoitées ou bien d’élargir des zones d’influence géopolitique. Cela est particulièrement vrai des États-Unis. »

Pacifisme assumé et orientation sociale complète, telle est la logique d’Aufstehen, et il saute aux yeux que sa dirigeante, Sahra Wagenknecht, s’appuie sur la tradition socialiste allemande.

L’objectif de Sahra Wagenknecht n’est cependant pas un bouleversement social, mais un État social réparateur des liens sociaux. C’est un réformisme assumé, désireux de revenir aux traditions social-démocrates des années 1970.

Un tel projet est-il viable aujourd’hui? En tout cas, on ne peut qu’être étonné que la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon ait salué la naissance officielle d’Aufstehen. La démarche populiste de « la FI » n’a rien à voir avec la tentative de libérer la parole populaire et Aufstehen ne prône pas comme les Insoumis une géopolitique agressive, bien au contraire.