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Réflexions

La raison ne fait pas de bruit

Les gilets jaunes ont rappelé une chose essentielle : la raison ne fait pas de bruit. Analyser prend du temps, exige de l’énergie mentale. Or, le capitalisme apprend à consommer, à utiliser de manière pragmatique, il propage des valeurs abstraites, tout en étouffant la capacité à établir des abstractions intellectuelles.

Gilets jaunes

Quand on est de Gauche, de la gauche historique, celle du mouvement ouvrier, alors on sait que les termes « foule », « plèbe », voire même « peuple », cachent des emportements, des comportements brutaux, des vilenies. C’est pourquoi on leur oppose les mots de classe ouvrière, de prolétariat, de masses laborieuses.

La différence, c’est bien entendu le travail, notion qui change tout. Qui travaille sait ce que signifie transformer, qui sait ce qu’est une transformation a déjà les bases du raisonnement scientifique. C’est bien pourquoi la Gauche dit, dans sa substance, qu’un patron de par sa position, même s’il est sincère ou sympathique ou ce qu’on veut, n’est pas en mesure de porter un regard correct sur la réalité. Il est corrompu par sa position sociale. Et ce n’est pas de la sociologie, c’est en rapport avec le travail.

Le travail exige, comme on le sait, des efforts. Mais pas seulement, il demande des efforts prolongés, une attention soutenue. C’est cela qui aboutit si facilement à l’aliénation du travail à la chaîne. Le travail manuel ne permet en effet pas qu’on se disperse dans son activité. On peut éteindre en quelque sorte ses facultés de réflexion, à condition toutefois de rester plonger dans son activité.

Par conséquent, lorsqu’on réfléchit et qu’on a l’expérience concrète du travail, alors la raison s’impose dans toute son amplitude. Parce que l’effort est prolongé, parce qu’on connaît le principe de transformation et qu’on l’applique, par la force de l’habitude. Voilà pourquoi les ouvriers ont été en mesure de fonder des organisations syndicales, des partis politiques, d’avoir une littérature intellectuelle propre à eux, des conceptions leur étant propres.

Tout cela prend naturellement du temps. Il faut beaucoup d’heures pour lire, étudier, conceptualiser. Cela ne se voit pas forcément, le résultat n’est pas apparent avec toute une période d’incubation. Il est aisé de considérer alors que c’est sans intérêt : la raison ne fait pas de bruit.

Les gilets jaunes sont extérieurs à la classe ouvrière, justement parce que leur substance montre bien qu’ils sont opposés à la raison. Là où il faut du temps et payer le prix d’entrée pour cette raison, ils veulent un résultat facile en s’appuyant uniquement sur un « élan ». C’est là très français, le 19e siècle a pullulé de courants philosophiques et politiques en appelant à l’intuition, l’impression, un certain vitalisme. Il suffit ici de penser à Sorel, Proudhon, Bergson, Proust.

Les gilets jaunes ne font que réactiver cette tradition engourdie par tout un niveau de vie s’étant élevé depuis les trente glorieuses. Comme le capitalisme se ralentit, qu’il profite toujours plus à une minorité toujours plus réduite, cette tradition réapparaît, véhiculée par les classes moyennes appréhendant ce qu’elles voient comme un déclassement, une prolétarisation.

Cela apparaît comme d’autant plus efficace que la déraison, elle, fait beaucoup de bruit. La rage y a l’air puissante, l’élan donne l’impression d’être dans le vrai, la colère prend des airs de vérité. Alors qu’on a perdu pied avec les choses, on a la sensation fausse d’être précisément dans le juste. Si l’on ajoute à cela l’impression d’avoir été floué, volé, un sentiment propre à la petite-bourgeoisie, alors on a une sorte d’apparence de légitimité qui se forme, en quelque sorte une vengeance.

Mais le Socialisme n’est pas une vengeance, c’est l’appropriation des richesses pour faire passer un cap à la société, à la culture, à la civilisation. Cela implique la révolution, un affrontement avec l’oppression et l’exploitation, dans la connaissance qu’il s’agissait d’un phénomène objectif, et non pas d’un « complot » de manipulateurs ayant « choisi » d’agir de manière mauvaise.

D’ailleurs, la raison ne fait pas de bruit… au début. En réalité elle fait bien plus de bruit une fois qu’elle a établi de quoi s’exprimer pleinement. C’est là le sens de l’organisation, de la détermination, de la classe ouvrière organisée, de la classe ouvrière déterminée… et on sait très bien que cela ne ressemble strictement en rien aux gilets jaunes.

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Politique

Emmanuel Maurel et le mouvement ouvrier

Emmanuel Maurel a quitté le Parti Socialiste pour fonder un nouveau parti. Fustigeant les erreurs de son camp, il fait souvent référence au mouvement ouvrier et aux classes populaires pour s’en revendiquer. Qu’en est-il vraiment ?

Emmanuel Maurel

Le mois dernier dans un entretien vidéo au Figaro, Emmanuel Maurel expliquait :

« je suis sur une position traditionnelle du mouvement ouvrier sur l’immigration »

Ces mots sont très importants car presque plus personne à Gauche ne se revendique du mouvement ouvrier. De la même manière, lors de la campagne pour la direction du Parti Socialiste, il avait expliqué que sa ligne était d’unifier la gauche et de :

« reconquérir le cœur des ouvriers, le cœur de la France qui se lève tôt et que l’on n’entend pas »

On peut bien-sûr penser que ce ne sont que des mots, et que de toutes manières il est bien étrange de parler de la classe ouvrière quand on a été au Parti Socialiste si longtemps, tellement ce parti est devenu celui de la bourgeoisie moderniste et libérale des centre-villes des grandes métropoles.

Mais cela n’est pas suffisant. Rien que dans le nord de la France, et particulièrement dans le département du Nord, il existe une filiation très forte entre cette organisation et ce qui reste du mouvement ouvrier.

Emmanuel Maurel est une figure intellectuelle de gauche typique. C’est quelqu’un de très cultivé, aimant la politique et le débat d’idée, qui veut être proche du peuple et répondre à ses aspirations. Seulement, il n’est pas quelqu’un reconnaissant le marxisme et pensant que la classe ouvrière puisse elle-même s’organiser pour conquérir le pouvoir.

S’il a été au Parti Socialiste, c’est parce qu’il ne considère pas les choses en termes de classes sociales et d’idéologies qui leur sont afférentes, mais en termes de politique simplement. La question serait celle des bons ou des mauvais choix politiques.

C’est pourquoi il a été capable la semaine dernière de quitter son parti en plein débat et échéance électorale interne, alors que cette façon de faire est insupportable si l’on considère au contraire que les principes sont ce qui doit primer.

> Lire également : Emmanuel Maurel et Marie-Noëlle Lienemann torpillent le Parti Socialiste

Son « mentor », dont il a écrit une biographie, est Jean Poperen. Ancien membre du Parti Communiste, exclu en 1959 après avoir eu d’importantes responsabilités internationales, ce dernier est devenu un figure socialiste en France, particulièrement en ce qui concerne la question de l’unité de la Gauche.

Tant que le Parti Socialiste était la force la plus importante à Gauche, il était logique pour Emmanuel Maurel d’en faire partie. Il considère par contre que le Parti Socialiste a échoué sur le plan politique avec François Hollande, alors qu’il était majoritaire quasiment partout en 2012.

Il quitte donc le Parti Socialiste en voulant le refonder sur de nouvelles bases. La présidence d’Emmanuel Macron incarne pour lui l’aboutissement des erreurs récentes de son camp :

« nous lui avons fait la courte échelle […] C’est notre créature et aujourd’hui, on s’en mord les doigts. »

Quand Emmanuel Maurel explique qu’il s’était « engagé pour défendre les intérêts des gens modestes, mais aussi des stratégies de rassemblement des forces populaires », alors qu’aujourd’hui « le PS ne correspond plus à l’idée [qu’il se] fait du socialisme », ce n’est pas une critique idéologique. Simplement le regret d’une mauvaise orientation politique.

De ce point de vue, on ne peut pas considérer qu’il fasse partie du mouvement ouvrier. Sa critique n’est pas celle du mode de production, mais des « capitalistes qui se défient des règles ».

Il est par contre un homme politique de gauche ayant compris l’importance de la question ouvrière et ne cédant pas aux positions postmodernes et postindustrielles. C’est pour cela qu’il considère que « la question économique et sociale reste centrale » par rapport aux questions identitaires et républicaines.

C’est pour cela également qu’il défend une ligne intermédiaire par rapport à l’Union Européenne, n’appelant pas à en sortir mais par contre à « désobéir » aux directives qu’il rejette (sur l’austérité budgétaire, les travailleurs détachés, etc.)

C’est là encore un choix très étrange, très « politique », ne correspondant pas aux choix nets et tranchés, idéologiques, qui sont traditionnellement ceux du mouvement ouvrier.

Emmanuel Maurel ne fait pas parti du mouvement ouvrier car le « fil rouge » du parti qu’il souhaite créer sera « la république sociale, une maison de la Gauche républicaine », et que cette approche « républicaine » n’est pas celle de la classe ouvrière.

Son crédo n’est pas celui de la lutte de classe mais la bataille électorale. Il a déjà souvent à la bouche le mot « 2022 » et tout le monde aura compris qu’il se construit sur mesure un tremplin pour les élections présidentielles de 2022, misant tout autant sur l’éparpillement des forces de la Gauche que sur les dynamiques politiques existantes ici et là.

S’il peut être une figure sympathique et ayant une démarche positive sur un certain nombre de sujets, ses alliances avec le Mouvement Républicain et Citoyen à la ligne sociale-gaulliste, ou bien à la France Insoumise et le populisme social-chauvin de Jean-Luc Mélenchon, ne s’inscrivent pas dans la tradition et l’intérêt du mouvement ouvrier.

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Culture Nouvel ordre

La grande chanson ouvrière « L’Internationale »

L’Internationale est la grande chanson historique du mouvement ouvrier. En voici les paroles et une version chantée.

Debout, les damnés de la terre
Debout, les forçats de la faim
La raison tonne en son cratère,
C’est l’éruption de la faim.
Du passé faisons table rase,
Foule esclave, debout, debout
Le monde va changer de base,
Nous ne sommes rien, soyons tout.

C’est la lutte finale ;
Groupons nous et demain
L’Internationale
Sera le genre humain.

Il n’est pas de sauveurs suprêmes
Ni Dieu, ni César, ni Tribun,
Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes
Décrétons le salut commun.
Pour que le voleur rende gorge,
Pour tirer l’esprit du cachot,
Soufflons nous-mêmes notre forge,
Battons le fer tant qu’il est chaud.

L’État comprime et la Loi triche,
L’impôt saigne le malheureux ;
Nul devoir ne s’impose au riche ;
Le droit du pauvre est un mot creux
C’est assez languir en tutelle,
L’Égalité veut d’autres lois ;
« Pas de droits sans devoirs, dit-elle
Égaux pas de devoirs sans droits. »

Hideux dans leur apothéose,
Les rois de la mine et du rail
Ont-ils jamais fait autre chose
Que dévaliser le travail ?
Dans les coffres-forts de la banque
Ce qu’il a crée s’est fondu,
En décrétant qu’on le lui rende,
Le peuple ne veut que son dû.

Les rois nous saoulaient de fumée,
Paix entre nous, guerre aux Tyrans
Appliquons la grève aux armées,
Crosse en l’air et rompons les rangs !
S’ils s’obstinent ces cannibales
A faire de nous des héros,
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux.

Ouvriers, paysans, nous sommes
Le grand parti des travailleurs,
La terre n’appartient qu’aux hommes,
L’oisif ira loger ailleurs.
Combien de nos chairs se repaissent !
Mais si les corbeaux, les vautours,
Un de ces matins disparaissent,
Le soleil brillera toujours.

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Politique

1818-2018 : bicentenaire de la naissance de Karl Marx

Il y a deux cents ans, le 5 mai 1818, naissait Karl Marx, dont l’impact dans l’histoire du monde a été immense, puisque un tiers de l’humanité, à un moment, vivait sous un régime se revendiquant de lui.
Karl Marx aurait affirmé, bien sûr, que ce n’est pas son impact qui a causé cela, mais la lutte des classes, car pour lui « l’histoire est l’histoire de la lutte des classes ». Il serait d’ailleurs erroné de faire de Karl Marx un simple intellectuel, coupé de la réalité de son époque.

Une large partie de ses écrits sont de circonstance, provoqués par telle ou telle situation, comme la Commune de Paris, la prise du pouvoir par Napoléon III ou les liaisons faites pour donner naissance à l’Association Internationale des Travailleurs, la première Internationale.

Tous n’ont donc pas le caractère général du Manifeste du Parti Communiste ou du Capital, pour citer les deux œuvres les plus centrales de son travail.

De la même manière, Karl Marx a joué un rôle essentiel dans la naissance du mouvement ouvrier de son pays, l’Allemagne. C’est la fameuse social-démocratie, dont le grand représentant historique est Karl Kautsky.

Si ce dernier est inconnu en France à part des (rares) personnes s’intéressant à cette période – le socialisme allemand est au programme du bac en histoire et il n’est jamais mentionné – il fut le grand théoricien du marxisme, obligeant des gens comme Jean Jaurès, Rosa Luxembourg ou Lénine à lire le marxisme à travers lui.

On sait évidemment ici que si Karl Kautsky est inconnu, c’est que la Gauche française n’a jamais apprécié le marxisme, d’où naturellement sa profonde faiblesse sur le plan des idées. De par la tradition syndicale, apolitique, sous les formes réformiste ou anarchiste, il y a une méfiance profonde pour les idées, la culture, la théorie.

Dans notre pays, on suspecte toujours un intellectuel de vouloir manipuler, tromper, se placer, etc. ; cela fit que dans notre pays, il n’y eut jusqu’ici pas de gens comme Antonio Gramsci, mais uniquement des fortes têtes tonitruantes, ce qui produisit Maurice Thorez, mais également Jacques Doriot.

Même mai 1968 n’a débouché que sur un gauchisme rapidement sans idées, se précipitant dans l’actionnisme le plus dispersé, pour rapidement s’épuiser : au milieu des années 1970, tout est déjà fini, à part pour des débris sincères mais totalement déboussolés, sauf bien sûr pour ceux s’étant repliés dans la tradition française du syndicalisme.

C’est ce qui fait, par exemple, que la vague maoïste, si forte parmi les étudiants alors, a alors rapidement disparu, tandis que le trotskisme a su se maintenir pour plusieurs décennies.

En ce sens, il n’est pas vraiment possible de parler d’un éventuel retour à Karl Marx de possible ; encore eut-il fallu qu’un passage par Karl Marx ait déjà été fait. Il y a bien entendu beaucoup d’intellectuels et d’universitaires qui y font référence, d’une manière ou d’une autre, mais jamais ne s’agit-il de marxisme, au sens d’une idéologie bien définie par le mouvement ouvrier.

En France, le mouvement ouvrier a encore tout à apprendre de Karl Marx, qu’il ne connaît simplement pas. On en est, finalement, avant même la social-démocratie, puisqu’en France les socialistes ont toujours été des républicains de gauche.

Même le Parti Communiste Français n’a pas su dépasser un horizon intellectuel universitaire : on chercherait en vain des analyses historiques matérialistes historiques produits par ce Parti !

Évidemment, certains diront que l’utilisation des concepts marxistes n’est pas forcément utile pour analyser la France, qu’il est plus judicieux de se tourner vers les trouvailles universitaires : le langage inclusif, la remise en cause du « genre », la « racialisation » des oppressions, une lecture tiers-mondiste favorable à la contestation religieuse, etc.

Mais c’est là sortir du mouvement ouvrier. Et justement, il faut savoir si on est dans le mouvement ouvrier historique, ou en dehors !