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Guerre

Il y a trente ans mourait la Yougoslavie

La haine et le meurtre l’emportèrent.

Il y a trente ans, le 26 juin 1991, le gouvernement yougoslave d’Ante Marković prenait la décision d’envoyer l’Armée populaire yougoslave en Slovénie pour assurer les frontières territoriales du pays, alors que la veille le gouvernement slovène avait affirmé l’indépendance du pays et la prise de contrôle de l’administration. La Croatie avait le même jour affirmé son indépendance elle aussi.

Cette initiative sécessionniste fut immédiatement appuyée de manière forcenée par l’Allemagne et l’Autriche. Les ministres des affaires étrangères de ces pays, Hans Dietrich Genscher et Alois Mock, reçurent à ce titre dans la foulée la plus grande décoration de la Slovénie devenue indépendante.

En apparence, cette initiative expansionniste allemande et autrichienne ne faisait qu’appuyer des référendums en faveur de l’indépendance (88% pour l’indépendance avec 94% de participation en Slovénie le 23 décembre 1990, 93,24% en faveur d’une Croatie indépendante dans une Confédération avec 83,56% de participation le 19 mai 1991).

Mais c’était simplement que la fièvre nationaliste avait emporté les Balkans, au grand dam de la minorité de démocrates tel Djordje Balasevic.

L’Armée populaire yougoslave tenta de contrôler les frontières slovènes, alors que de son côté l’Autriche militarisait sa frontière avec la Slovénie. L’aéroport de Ljubljana fut bombardé, l’intervention de l’Etat central fit 80 morts, mais surtout cela enclencha le début d’une guerre civile à l’échelle du pays.

Après un moment de pause, avec notamment l’intervention des pays occidentaux comme médiateurs, la question slovène céda la place à un affrontement meurtrier, fratricide, entre Croates et Serbes, avec les Bosniaques prisonniers au milieu, dans un endroit du monde où les peuples vivaient côte à côte sans répartition territoriale homogène. La Yougoslavie, en 1990, c’est 23 millions de personnes avec 36 % de Serbes, 20 % de Croates, 9 % de Musulmans (en tant que nationalité, pas en tant que minorité religieuse), 8 % de Slovènes, 8 % d’Albanais, 6 % de Macédoniens, 13 % de gens d’autres nationalités.

La situation des nations yougoslaves en 1990

On doit en fait considérer la guerre en Yougoslavie comme une guerre de purification ethnique. Le pays avait tenu initialement comme promesse d’unité slave puis comme bloc appuyé par les Etats-Unis pour faire contrepoids à l’URSS. Avec l’effondrement de l’URSS les nationalismes l’emportèrent, mais comme il y avait des zones peuplés par les uns et les autres, ce fut un déferlement de haine sanglante. Jusqu’au aujourd’hui le nationalisme hante la région, dans la démesure de la fascination pour la destruction.

La Serbie a notamment basculé dans le fanatisme, et ce malgré un pays aujourd’hui à l’agonie, satellisé en partie par la Chine, avec un Serbe sur trois vivant à l’étranger pour des raisons économiques. En soutenant la Croatie à la finale de la coupe du monde de football 2018, le joueur de tennis serbe Novak Djokovic a pratiquement fait acte d’héroïsme.

Ce fut donc la Bosnie-Herzégovine qui fut le cœur de l’affrontement (et ce jusqu’à aujourd’hui).

Les religions en Bosnie-Herzégovine en 2013, reflétant un découpage national-ethnique suivant la guerre (source Wikipédia), avec les Serbes orthodoxes, les Croates catholiques, les Musulmans musulmans (le terme de Musulman désignant en Yougoslavie initialement une nationalité)

La guerre a fait 120 000 morts, plus de deux millions de réfugiés, alors que les crimes de guerre ont été la norme dans une orgie nationaliste particulièrement patriarcale, avec notamment des viols de masse. Les forces armées serbes ont été ici particulièrement atroces et les Musulmans particulièrement ciblés.

La Yougoslavie a été décomposée. Et, depuis le départ, les forces occidentales ont été aux premières loges pour contribuer à transformer la zone en confettis politiques, afin de diviser pour régner. La Yougoslavie a donné naissance à une série de petits Etats nationalistes se haïssant les uns les autres, totalement satellisés par les pays occidentaux voire la Chine : la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, le Kosovo, la Macédoine du Nord, le Monténégro, la Serbie, la Slovénie.

C’est un exemple de repartage du monde à la suite de l’effondrement de la superpuissance soviétique ayant échoué dans sa tentative de prendre la place de la superpuissance américaine hégémonique.

La division de la Yougoslavie (source wikipédia)
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Culture

Les Balkans pleurent Djordje Balasevic

Tous les Balkans sont frappés au coeur par la perte de Djordje Balasevic, leur immense chansonnier populaire.

Nous sommes en 1998 et le chanteur Djordje Balasevic, qui vient de Serbie, est en concert à Sarajevo, ville qui a été assiégée par la Serbie lors de la fratricide guerre née de l’implosion de la Yougoslavie. Les menaces ont été nombreuses de la part de Serbes, mais lui a simplement dit:

« Sarajevo a eu peur pendant des années, je peux bien avoir peur deux jours »

C’était une affirmation internationaliste de la plus haute valeur de celui qui a composé la merveilleuse chanson anti-guerre « Samo da rata ne bude », un terrible appel à ce qu’il n’y ait pas la guerre, que tout arrive, mais pas la guerre!

Qu’il ne s’arrête pas de pleuvoir, que le temps recule, que les étoiles changent sauvagement leurs courses, que les océans débordent, que les montagnes se déplacent, que les vents emportent tout, que les volcans se réveillent, mais pas la guerre!

https://www.youtube.com/watch?v=tJS_5LR3Mb8&feature=youtu.be

Cette chanson date de 1987. Et à cette époque, tout le monde savait déjà que la Yougoslavie allait s’effondrer et qu’on allait s’égorger. La haine avait été redynamisée par les poisons nationalistes assassinant les cœurs des peuples de ce pays. Seule une poignée, comme Djordje Balasevic, a toujours refusé de se définir autrement que comme yougoslave.

On trouve d’ailleurs sur la page youtube de cette vidéo un commentaire qui résume cet esprit balkanique, avec les drapeaux des successeurs à la Yougoslavie et des petits cœurs. Il est difficile de comprendre en France ce qu’un tel acte a de terriblement subversif, au point d’être physiquement dangereux pour la personne l’ayant publié. La haine la plus implacable a hypnotisé les peuples de l’ex-Yougoslavie, avec un chauvinisme criminel, démesuré, assassin.

Lorsqu’il y a eu la finale France-Croatie à la coupe du monde en 2018, Novak Djokovic (qui est Serbe) a expliqué qu’il aimerait voir la Croatie gagner. Malgré qu’il soit un tennisman parmi les meilleurs mondiaux et très respecté pour cela en Serbie, les réactions ont été terribles. Les nationalistes sont extrêmement puissants, violents, dans un pays corrompu où les mafias sont omniprésentes et les meurtres politiques nombreux, où l’émigration est massive, où plus rien ne tient.

Mais il reste un petit noyau dur, populaire et internationaliste, qui parfois reprend le dessus. Lorsqu’il y a eu l’annonce de la mort de Djordje Balasevic, le 19 février 2021 des suites du COVID, toute la Serbie en a parlé. Mais pas seulement : c’est vrai également de tous les pays de l’ex-Yougolsavie. Ils ont été obligé d’en parler, tellement Djordje Balasevic est respecté du peuple, pour ce qu’il représente.

Il a été le fer de lance culturel de la partie non contaminée par le nationalisme fou et assassin que Djordje Balasevic dénonçait déjà en 1988, comme ici dans Requiem.

« Si jamais je passe dans les rues avec ton nom
Je pense toujours à cette chanson
Je ne la change plus depuis des années
Ce vieux refrain dont plus personne n’en a besoin
Et les gens se rappellent mal des chansons, commandant [Tito]…

Il reste dans les livres et les histoires sur nous
Les Balkans [sont] à la fin d’une époque
Chaque tribu se dessine une frontière
Toutes veulent leur propre camp
Les rêves fondent comme les glaciers, commandant…

Aux frontières il y a de nouveau des drapeaux
Le monde est comme ailleurs
Et les enfants sont enlevés des cours pour voir les ouvriers affamés
Et où sommes-nous, les naïfs
Pourquoi nous sommes-nous soulevés en entendant « Hej Sloveni »
[« Hé, les Slaves » : chanson tchèque de 1834 devenu l’hymne de l’unité slave,
adoptée en Yougoslavie en 1945 et finalement reconnu hymne officiel en 1977]

Comme si nous avions été inventés avec cette histoire…
Les temps sont durs pour les gars comme moi
Qui s’occupent de leurs affaires…
Je ne suis pas une marionnette dont on peut faire ce qu’on veut
Je n’ai que la Yougoslavie…

Djordje Balasevic était un vrai Yougoslave : d’une mélancolie romantique engloutissant tout, burlesque, emporté et avec une profonde fibre sociale populaire, ancré forcément dans les mélodies populaires et horrifiées par les phénomènes superficiels lessivant la culture (comme l’est en grande partie le « turbo folk »). Né en Voïvodine, largement marqué par la Hongrie (et avec une importante population hongroise), il a porté pendant plusieurs décennies des chansons populaires, accessibles et hautement développées.

« Je n’aime pas le mois de janvier ni les diables de l’hiver blanc
Partout dans la neige je vois les mêmes traces de petits pas
A nombre de trente et qui sait partant lentement

Je ne vais plus désormais rue Dositej
Je ne sais pas où c’est quand quelqu’un me demande où elle est
Les deux-cent six pas à cette rue
Que je n’ai jamais compté

Je ne t’ai jamais protégé
Je ne t’ai jamais caressé
Je n’ai jamais pris soin de toi
J’ai marché sur ton amour
J’ai simplement tout compté »

On a tout dit de son caractère national quand on voit son album Dnevnik starog momka. Chaque chanson consiste en un nom féminin, la première lettre de chaque formant « Olja je najbolja », soit Olja est la meilleure : il s’agit évidemment de sa femme Olivera.

La perte de Djordje Balasevic marque la fin d’une époque. Le rêve yougoslave a été englouti par les nationalismes, la situation est dramatique. Et les problèmes remontent à loin : à Tito qui a fait le choix du bloc occidental à la fin des années 1940 et monté indirectement les peuples les uns contre les autres (ce que Djordje Balasevic n’a pas vu), et au-delà aux divisions provoqués auparavant par l’Autriche-Hongrie et l’empire ottoman…

Djordje Balasevic est un jalon sur le long parcours de l’amitié et de l’unité des peuples des Balkans… Son dernier concert aura eu lieu en décembre 2019 à Zagreb, en Croatie. Tout un symbole.