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Madame de Staël : aux sources du féminisme libéral, borné et insuffisant

Madame de Staël est une grande figure à portée universelle de la littérature de notre pays. Son succès vient de ce que sa vie comme ses œuvres reflètent parfaitement la situation historique de la bourgeoisie en France à son époque.

Anne-Louise-Germaine Necker (1766-1817), connue sous le nom de Madame de Staël, est une grande figure à portée universelle de la littérature de notre pays. Son succès vient de ce que sa vie comme ses œuvres reflètent parfaitement la situation historique de la bourgeoisie en France, à son époque.

Madame de Staël illustre précisément les insuffisances du féminisme bourgeois tel qu’il s’est constitué, et qui reste prévalent dans certains aspects de la culture dite « féministe ».

Le carriérisme, l’individualisme, la promotion du « mérite » et du « talent », tout cela est posé clairement dans ses œuvres, bornant historiquement le mouvement d’émancipation des femmes. La bourgeoisie a incontestablement réussi à porter et promouvoir ce féminisme, mais jusqu’à un certain point.

Madame de Staël est un auteur entre deux mondes, deux époques pour mieux dire. La première est celle de l’élan des Lumières, à laquelle elle se rattache directement. Elle ne cessa toute sa vie durant de promouvoir les idées d’émancipation libérale portées par la Révolution de 1789. De celle-ci, elle tenta à la fin de sa vie de synthétiser d’ailleurs son analyse, dans un ouvrage, Considérations sur la Révolution, resté inachevé. Dans ce livre et dans ses œuvres précédentes, elle formule son attachement à une République modérée, rejetant la tyrannie de la Terreur et de la dictature de Bonaparte, tout comme les tentations réactionnaires.

A ce titre, elle est comme la dernière auteur des Lumières. Elle manifeste ce qui est désormais un regret : la « dérive » de la Révolution vers la tyrannie et vers l’exil. Mais aussi l’incapacité d’avoir pu trouver un moyen terme entre sa culture aristocratique et les exigences nouvelles de la bourgeoisie, dont le dynamisme implacable et les valeurs alors émancipatrices et incontournables la fascinent. Madame de Staël, sans vouloir le retour de l’Ancien Régime, regrette néanmoins la brutalité et la radicalité de sa disparition en cours, dont elle a été un témoin particulièrement attentif.

Elle est aussi un auteur d’avant-garde, annonçant dans le domaine des Lettres le nouvel élan qui s’ouvre après l’effondrement de l’Empire napoléonien. On lui doit notamment la généralisation du terme « littérature » en remplacement de celui de « Belles Lettres » et surtout l’introduction en France du terme « romantisme » avec tout un programme culturel de grande envergure.

Il s’agissait alors de définir un nouveau style à la mesure des « leçons » de la Révolution pour faire face aux exigences de la nouvelle période, retrouver et affirmer l’esprit révolutionnaire et ses espoirs pour forger un monde à la mesure de ceux-ci. Mais cette fois cela devait se faire sans l’enthousiasme, sans l’élan populaire qui avait accompagné la grande révolution bourgeoise, considéré par Madame de Staël comme la source de ses échecs et, pire encore, de ses « excès ».

Une émancipation, mais sans portée démocratique donc. La liberté, mais mesurée, limitée, bornée. La base contemporaine du libéralisme était ici déjà assumée.

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La liberté, l’émancipation, pour Madame de Staël, c’est donc clairement et avant tout une affaire individuelle. La personne humaine est ramenée au statut de l’individu et de son existence. C’est par cette démarche qu’elle est amenée à s’intéresser aux femmes, mais sous le rapport de leur exceptionnalité, de leur singularité, c’est-à-dire de leurs « talents », et même plus précisément de leurs « talents » intellectuels. En l’occurrence, il s’agit donc de présenter la question féminine depuis son propre point de vue.

« Dès qu’une femme est signalée comme une personne distinguée, le public en général est prévenu contre elle. Le vulgaire en juge jamais que d’après certaines règles communes, auxquelles on peut se tenir sans s’aventurer. Tout ce qui ressort de ce cours habituel déplaît d’abord à ceux qui considèrent la routine de la vie comme la sauvegarde de la médiocrité. Un homme supérieur déjà les effarouche ; mais un femme supérieure, s’éloignant encore plus du chemin frayé, doit étonner, et par conséquent importuner davantage. Néanmoins, un homme distingué ayant presque toujours une carrière importante à parcourir, ses talents peuvent devenir utiles aux intérêts de ceux même qui attachent le moins de prix aux charmes de la pensée. L’homme de génie peut devenir un homme puissant, et, sous ce rapport, les envieux et les sots le ménagent ; mais une femme spirituelle n’est appelée à leur offrir que ce qui les intéresse le moins, des idées nouvelles ou des sentiments élevés : sa célébrité n’est qu’un bruit fatiguant pour eux.

De la littérature, II, 4. »

Ce passage, d’une de ses principales œuvres, date de 1800. Les féministes  libérales de 2018, du type de celles que promeut Laurence Parisot avec l’association Jamais Sans Elles, pourraient presque le reprendre à leur compte sans en retrancher une ligne.

Ce serait toutefois un anachronisme injuste de faire de Madame Staël un genre d’auteur post-moderne avant l’heure. Et la récupération qu’en fait quelqu’un comme Laurence Parisot qui n’hésite pas à la citer dans ses tweets, est une chose abusive, forcée par rapport au libéralisme décadent d’aujourd’hui. Déjà parce qu’elle n’affirme pas l’individu au point de nier la société. Malgré sa morgue aristocratique à l’égard du « vulgaire », elle cherche encore à affirmer l’individu comme relevant du bien commun, dont il faut défendre la dignité face aux méfaits de l’ignorance et des injustices. Quelques lignes avant ce passage, elle oppose à l’oppression patriarcale que subissent les femmes de son époque un temps où l’émancipation générale l’emportera :

« Il arrivera, je le crois, une époque quelconque, où des législateurs philosophes donneront une attention sérieuse à l’éducation que les femmes doivent recevoir, aux lois civiles qui les protègent, aux devoirs qu’il faut leur imposer, au bonheur qui peut leur être garanti ; mais dans l’état actuel, elles ne sont pour la plupart, ni dans l’ordre de la nature, ni dans l’ordre de la société. Ce qui réussit aux unes perd les autres.

De la littérature, II, 4. »

Ensuite, comme on le voit aussi dans cet extrait, l’œuvre de Madame de Staël porte encore un horizon, à défaut d’une perspective progressiste. Plus encore, elle saisit les limites de l’émancipation féminine sur une base libérale et individuelle qui ne peut amener une émancipation collective. Simplement, l’époque trouble alors la couche intellectuelle de la bourgeoisie à laquelle elle se rattache et la réalité se heurte à ses propres contradictions. La littérature, comme espace d’expression, permet justement de poursuivre un élan, de déterminer un horizon, au moins sur la forme, mais traduisant néanmoins ce trouble.

Madame de Staël porte donc toutes les contradictions de son époque, et celle de sa classe. Elle illustre l’inévitable reflux de la révolution bourgeoise, ses insuffisances, son repli grandissant sur l’individu et ses aspirations, exprimant encore alors sa dignité, son combat contre les forces de la réaction encore tenaces, et aussi peut-être face à ce nouveau monde qui ne s’annonce pas si libre, pas si lumineux, pas avant un lointain futur abstrait et indéterminé. Elle affirmera ensuite en 1807 dans Corinne ou l’Italie sa perception de l’émancipation féminine (et non féministe) individuelle, mais pleine de contradictions, concernant les femmes, c’est-à-dire les femmes de son milieu. L’horizon culturel et collectif recule lui aussi dans l’abstraction avec De l’Allemagne, essai paru en 1810 dans lequel Madame de Staël propose d’affirmer le romantisme comme nouvelle esthétique pouvant souder les aspirations populaires à l’élan intellectuel de la bourgeoisie, sous la forme d’une mythologie constituant un esprit national, face au classicisme forcé défendu alors par le régime bonapartiste.

Madame de Staël annonce donc déjà en quelque sorte le ratatinement de la bourgeoisie, mais à un moment où celle-ci est encore en mesure de maintenir son élan, au prix d’un recul dans l’abstraction et le repli individuel de plus en plus net. Sa lecture doit nous permettre aujourd’hui d’éclairer ce que fut l’élan émancipateur de la bourgeoisie, notamment ici concernant le féminisme.

L’esprit individuel, le carriérisme, l’affirmation de son « mérite » comme femme entreprenante même au prix de l’aliénation des autres, renvoyées finalement dans une sorte de « patriarcat » abstrait qui serait l’esprit jaloux et médiocre du « vulgaire » contre la distinction de soi et de ses « talents » .

Tout cela est posé dans les œuvres de Madame de Staël et le féminisme bourgeois n’a fait depuis que poursuivre cette voie jusqu’à la décadence et l’effondrement toujours plus profond de toutes les valeurs collectives. Le fait même que Madame de Staël ne porte à proprement parler aucune revendication politique, mais se borne à ce que l’on appellerait aujourd’hui  ses « expériences » et son « parcours individuel » face aux « oppressions » , illustre la dimension bornée et insuffisante de sa proposition.

Cela doit appuyer en regard la nécessité aujourd’hui de dépasser ces insuffisances, d’affirmer un féminisme populaire, authentiquement démocratique, visant à l’émancipation de toutes les femmes et ciblant concrètement, matériellement, le patriarcat.

Il revient à la Gauche de notre époque de produire une culture authentiquement féministe, conforme aux exigences actuelles et dépassant le niveau et la base de celui de Madame de Staël.

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