Eugen Heilig est méconnu en France, il est pourtant un personnage important pour l’histoire de la photographie et l’histoire du mouvement ouvrier en général. Cette photographie en est un témoignage subtil.
Sobrement titrée « rassemblement illégal du Parti Communiste d’Allemagne, Berlin, 1932. », la photographie n’est pas spectaculaire. Il émane néanmoins de cette foule une tension dramatique et même une certaine gravité. Cette sensation, le spectateur la doit à la qualité du travail de Heilig.
La composition est soignée. Si bien que, en dépit du fait que le cliché fût pris sur le vif, on peut affirmer qu’il n’y eut que peu de place pour la spontanéité lors de la prise de vue.
Ainsi, l’immeuble faisant face au spectateur est strictement parallèle au plan-film. Cela donne une rectitude parfaite à l’ensemble. Les bâtiments situés sur la partie droite de l’image forment une répétition de motifs et guident le regard vers le centre de l’image. Cet effet de recentrement est accentué par la ligne diagonale formée par les corniches de ces mêmes-immeubles. Le cadrage est pensé pour amener de la lisibilité à une scène qui pourrait sans cela paraître chaotique.
Le dispositif de prise de vue, à tout le moins le boîtier photographique, est tourné comme on l’a dit à l’exacte perpendiculaire du bâtiment d’en face. Il est disposé de manière à surplomber la foule. L’objectif est placé précisément à la hauteur de la tête du tribun. L’image de son corps ne souffre ainsi d’aucune déformation. Une grande profondeur de champ permet de percevoir un grand nombre de détails.
Mais alors, si la prise de vue bénéficie d’un tel soin, pourquoi le personnage central -et avec lui presque tout le premier plan- nous tournent-ils le dos ?
La réponse à cette question est à rechercher en dehors des considérations formelles ou techniques.
Le rassemblement photographié est politique, ces gens sont communistes. Le titre nous l’indique. Les drapeaux situés à l’arrière plan et le poing serré levé au dessus de l’épaule du tribun le confirment.
Or, la prise de vue date de 1932, à la belle saison à en juger par les tenues légères des personnages et le feuillage des arbres.
Cette période est celle d’une agitation intense en Allemagne. En particulier à Berlin où, à côté des sociaux-démocrates du SPD qui ont choisi de s’organiser à part, et contre les nazis du NSDAP, les communistes du KPD livrent un combat résolu. Les communistes subissent la répression de la part des pouvoirs publics du fait des grèves et des agitations de rue qu’ils mènent. Le KPD créera cette année l’Antifascistische Aktion et s’imposera par les élections de juillet comme la troisième force politique du pays. Ne pas montrer les visages, c’est sûrement protéger des camarades contre le renseignement policier en cas de saisie des photographies.
Dans ce contexte de tension historique entre mouvements politiques antagonistes qui tiraillent la société et dapprêté à déchirer l’ordre bourgeois, on comprend la gravité qui se lit sur les visages dans la foule. On est loin de l’enthousiasme du 14 juillet 1936 parisien de Willy Ronis…
La bataille contre le fascisme et pour la création d’un état socialiste en Allemagne mobilise des volontaires dans tous les secteurs de la société. Eugen Heilig est membre du KPD depuis 1922.
Au delà de ses qualités techniques et artistiques, sa photographie doit permettre de comprendre les enjeux de l’époque. Aujourd’hui encore, elle fait le job. Cette image est un document précieux.
C’est que Eugen Heilig saisit l’importance du réalisme, non seulement en tant que recherche formelle comme pouvait le faire August Sander mais aussi comme démarche globale de production des oeuvres. Dans ce sens, il inscrit son travail dans le courant Arbeiterfotografie qui consiste dans la documentation photographique de la vie de la classe ouvrière. Depuis 1926, il édite dans ce sens la revue Der Arbeiter-Fotograf (le photographe ouvrier).
Dans le sillage des figures de proue de ce mouvement – dont Heilig est une des plus marquantes – ce sont bientôt des centaines d’ouvriers qui vont se grouper pour animer des clubs, dans toute la république de Weimar, exposant le point de vue de la classe ouvrière sur la société allemande.
Cette photographie est un parti pris artistique, politique et historique tout à la fois.