Au début des années 1980, des centaines de personnes ont quitté l’Italie pour se réfugier en France. Elles avaient participé à une sorte de grande vague où une partie de la Gauche avait pris les armes. François Mitterrand, devenu président de la République, appliqua ce qu’on qualifia de doctrine : il n’y aura pas d’extradition dans le cas de la volonté de refaire sa vie.
Ce qu’on appelle la « doctrine Mitterrand » fut mis en place en 1981, dès l’élection de François Mitterrand à la présidence de la république. C’est Louis Joinet, magistrat et conseiller pour la justice et les droits de l’homme du cabinet du premier ministre Pierre Mauroy, qui se chargea d’en formuler les principes. L’un de ses propos d’alors est que « le problème du terrorisme n’est pas tellement comment on y rentre, mais comment on en sort » ; il est à l’origine de l’expression ayant depuis fait florès : « la voie à la pacification ».
Le paradoxe est que cette doctrine n’aboutit à aucune formulation juridique, aucune contrainte légale ; tout était dans la parole donnée. C’était un accord tacite, consistant à dire la chose suivante : qui a fui l’Italie, car il a participé à la lutte armée d’une partie de la Gauche, peut rester en France malgré les condamnations dans son pays. Il ne sera pas extradé, mais à trois conditions : ne pas rester dans la clandestinité et donc choisir de vivre de manière ouverte, ne pas contribuer à la lutte armée en France, ne pas avoir d’accusations de crimes de sang en Italie.
Ce dernier point est ambigu, car pour de multiples raisons et toute une série de motivations, la France ne faisait pas confiance à la justice italienne, du moins quand la Gauche avait un grand poids. Cela changea de ce fait par la suite.
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Ce qu’on appelle la « doctrine Mitterrand » est donc en fait une consigne à l’appareil d’État, depuis les juges jusqu’aux policiers. Elle concerne un millier de personnes, alors qu’en Italie 25 000 personnes s’étaient retrouvées en délicatesse avec la justice.
François Mitterrand avait déjà formulé les traits généraux de la « doctrine » avant même son élection. Il faudra toutefois attendre 1985 pour qu’il la définisse pour ainsi dire publiquement, à l’occasion de la visite de Bettino Craxi, le chef du gouvernement italien. À l’issue de la conférence de Presse commune du 22 février 1985, les propos de François Mitterrand qui sont relatés sont les suivants :
« Les principes d’actions sont simples à définir. Ils sont souvent moins simples à mettre en oeuvre. Il s’agit du terrorisme qui est par définition clandestin ; c’est une véritable guerre. Nos principes sont simples. Tout crime de sang sur lequel on nous demande justice — de quelque pays que ce soit et particulièrement l’Italie — justifie l’extradition dès lors que la justice française en décide. Tout crime de complicité évidente dans les affaires de sang doit aboutir aux mêmes conclusions. La France, autant que d’autres pays, encore plus que d’autres pays, mène une lutte sans compromis avec le terrorisme. Depuis que j’ai la charge des affaires publiques, il n’y a jamais eu de compromis et il n’y en aura pas.
Le cas particulier qui nous est posé et qui alimente les conversations, est celui d’un certain nombre d’Italiens venus, pour la plupart, depuis longtemps en France. Ils sont de l’ordre de 300 environ — plus d’une centaine était déjà là avant 1981 — qui ont d’une façon évidente rompu avec le terrorisme.
Même s’ils se sont rendus coupables auparavant, ce qui dans de nombreux cas est probable, ils ont été reçus en France, ils n’ont pas été extradés, ils se sont imbriqués dans la société française, ils y vivent et se sont très souvent mariés. Ils vivent en tous cas avec la famille qu’ils ont choisie, ils exercent des métiers, la plupart ont demandé la naturalisation. Ils posent un problème particulier sur lequel j’ai déjà dit qu’en dehors de l’évidence — qui n’a pas été apportée — d’une participation directe à des crimes de sang, ils ne seront pas extradés.
Cela je l’ai répété à M. le Président du Conseil tout à l’heure, non pas en réponse à ce qu’il me demandait mais en réponse à un certain nombre de démarches judiciaires qui ont été faites à l’égard de la France. Bien entendu, pour tout dossier sérieusement étayé qui démontrerait que des crimes de sang ont été commis ou qu’échappant à la surveillance, certains d’entre eux continueraient d’exercer des activités terroristes, ceux-là seront extradés ou selon l’ampleur du crime, expulsés. »
François Mitterrand rappellera plusieurs fois cette « doctrine », qui était considérée à Gauche comme quelque chose d’intouchable. Relatons ici ses propos au 65e congrès de la Ligue des Droits de l’Homme, le 21 avril 1985 :
« Prenons le cas des Italiens, sur quelque trois cents qui ont participé à l’action terroriste en Italie depuis de nombreuses années, avant 1981, plus d’une centaine sont venus en France, ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés, le proclament, ont abordé une deuxième phase de leur propre vie, se sont insérés dans la société française, souvent s’y sont mariés, ont fondé une famille, trouvé un métier… J’ai dit au gouvernement italien que ces trois cents Italiens… étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition. »
Dans les faits, l’État français s’adressa directement aux réfugiés italiens, notamment par l’intermédiaire de leurs avocats, surtout le cabinet de Henri Leclerc et Jean-Pierre Mignard, ainsi que celui de Jean-Jacques de Felice et Irène Terrel. Les avocats faisaient passer les noms et il y avait un processus individuel de remise d’une carte de séjour. Celle-ci avait une durée très variable, voire n’arrivait pas du tout, sans pour autant qu’il y ait pour autant un risque d’extradition. Ce processus de « déclaration » fut définitivement réalisé en 1984.
Cela provoqua évidemment une scission parmi les réfugiés politiques italiens, certains soutenant l’initiative au point d’assumer ouvertement une « dissociation » en 1987, comme l’espérait justement Louis Joinet, d’autres revendiquant la reconnaissance politique des affrontements des années 1970 et exigeant une amnistie.
Les réfugiés italiens avaient en tout cas réussi à exercer une pression efficace. L’Italie fit de nombreuses demandes d’extradition de nature « politique » : 5 en 1981, 76 en 1982, 110 en 1984, 38 en 1985, 30 en 1986, 15 en 1987… mais aucune ne fut acceptée. L’État italien, fou de rage, accusa même en 1984 la France de diriger les Brigades Rouges depuis une cellule spéciale à l’Élysée ! De telles accusations délirantes font partie du folklore du droit italien et le rendent d’autant plus dangereux.
En mars 1998, le premier ministre Lionel Jospin confirma encore la « doctrine Mitterrand » aux avocats Jean-Jacques de Felice et Irène Terrel :
« Maîtres, vous avez appelé mon attention par une lettre du 5 février dernier sur la situation de ressortissants italiens installés en France à la suite d’actes de nature violente d’inspiration politique réprimés dans leur pays. Vous avez fait valoir que la décision avait été prise en 1985 par le Président François Mitterrand de ne pas extrader ces personnes qui avaient renoncé à leurs agissements antérieurs et avaient souvent refait leur vie en France. Je vous indique que mon Gouvernement n’a pas l’intention de modifier l’attitude qui a été celle de la France jusqu’à présent. C’est pourquoi il n’a fait et ne fera droit à aucune demande d’extradition d’un des ressortissants italiens qui sont venus chez nous dans les conditions que j’ai précédemment indiquées. »
Seulement, la Gauche perdait toujours plus ses valeurs au cours de ce processus et les coups se révélèrent toujours plus forts, la pression toujours plus grande. Cela se montra en 2002 avec l’extradition de Paolo Persichetti, arrêté à la fin du mois d’août et directement extradé… Alors qu’il avait une fonction d’enseignant à Paris 8, une université basée à Saint-Denis et un bastion de la Gauche !
Et pour souligner encore le scandale que représenta l’extradition de cet ancien membre de l’Union des Communistes Combattants, il faut savoir qu’Edouard Balladur, comme premier ministre, avait accepté de signer le décret d’extradition en 1994, alors qu’il avait été arrêté à la fin de l’année 1993, et que c’est François Mitterrand lui-même qui prit l’initiative de publiquement appeler à sa libération !
Enfin, Paolo Persichetti avait vu son extradition justifiée pour un « crime de sang » : un repenti avait affirmé qu’il avait été l’auteur des coups de feu contre un général. Or, le procès en Italie le lava rapidement de cette accusation, mais le condamna à une lourde peine simplement pour l’appartenance à une « bande armée ».
Son extradition en 2002 était ainsi une attaque directe contre la « doctrine Mitterrand » et les valeurs de la Gauche. Il s’ensuivit, en 2004, l’accord pour l’extradition de Cesare Battisti, gardien d’immeuble et écrivain, qui prit le parti de s’enfuir au Brésil, et en 2007 de Marina Petrella, assistante sociale, que le président de la République Nicolas Sarkozy bloqua finalement.
Surtout, le Conseil d’État remit officiellement en cause la « doctrine Mitterand » en 2005, en niant toute valeur juridique :
« Considérant que, si le requérant invoque les déclarations faites par le Président de la République, le 20 avril 1985, lors du congrès d’un mouvement de défense des droits de l’homme, au sujet du traitement par les autorités françaises des demandes d’extradition de ressortissants italiens ayant participé à des actions terroristes en Italie et installés depuis de nombreuses années en France, ces propos, qui doivent, au demeurant, être rapprochés de ceux tenus à plusieurs reprises par la même autorité sur le même sujet, qui réservaient le cas des personnes reconnues coupables dans leur pays, comme le requérant, de crimes de sang, sont, en eux-mêmes, dépourvus d’effet juridique ; qu’il en va également ainsi de la lettre du Premier ministre adressée, le 4 mars 1998, aux défenseurs de ces ressortissants. »
Cela n’est que du blabla sans intérêt, reflétant simplement le changement de rapport de force politique entre Gauche et Droite.
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