Le conflit entre l’Ukraine et la Russie apparaît comme un nouveau type de conflit, propre à une situation de crise mondiale. La guerre n’est plus une intervention armée suivant des objectifs politiques établis séparément de l’armée, mais une combinaison directement de nature politico-militaire, avec des objectifs dans tous les domaines. Il ne s’agit pas d’écraser l’adversaire, mais de modifier l’ensemble des facteurs économiques, politiques, culturels, idéologiques, et même géographiques.
C’est flagrant si l’on prend les vingt dernières années. Lorsque les États-Unis sont intervenus en Irak, en Yougoslavie, en Afghanistan, lorsque la France est intervenue en Afrique… Il s’agissait d’exercer une pression, parfois immense, de changer le régime. Mais il n’y avait pas de modification du cadre, même s’il y avait des appuis à telle faction, à tel séparatisme. On peut résumer cela à des coups d’État. C’est différent désormais. Avec la crise, il faut modifier les cadres existants. Si l’on veut un parallèle il faut prendre le projet d’un prétendu Nouvel ordre européen prévu par l’Allemagne nazie. Tous les cadres devaient être modifiés pour être adaptés aux exigences impériales des nazis. Des régions comme le nord de la France étaient séparés, de nouveaux États mis en place, les frontières modifiées, les dynamiques idéologiques et culturelles modifiées…
Si l’on prend l’initiative de la Russie depuis début avril, on a une même logique de démantèlement, de sape, de manipulation, de formation de factions au sein des pays visés, d’appuis à des mouvements culturels convergents, etc. Il suffit de prendre les gilets jaunes pour voir que leur approche est en tous points convergents avec l’expansionnisme russe.
Les gilets jaunes ont été une contestation anti-politique, réfutant toute orientation intellectuelle pour se contenter d’un populisme dénonçant le régime. Et les médias russes comme RT ou Spoutnik ont été un appui tout à fait clair à l’arrière-plan. C’est calculé. Il s’agit de présenter la Russie comme un support, un soutien. Il est facile de voir que beaucoup des gens liés à la culture PCF des années 1970-1980 voient en la Russie (voire même la Chine) un prétendu contre-poids au capitalisme. Tout comme il est flagrant que dès que Jean-Luc Mélenchon parle de politique internationale, c’est entièrement convergent avec la Russie. L’expansionnisme russe joue en fait sur tous les tableaux, cherchant à modifier la situation dans tous les domaines pour faire pencher une pseudo opposition vers elle. Il s’agit de faire converger. Et en amassant ses troupes à la frontière ukrainienne, la Russie a inauguré la généralisation de cette démarche au plus haut niveau car il s’agit de soulever les gens en Ukraine, de former un parti pro russe pour faire se scinder en deux l’Ukraine. En fait la guerre moderne, celle du 21e siècle, implique une artificialisation du factionnalisme.
Il est ici incorrect de penser que l’État islamique a relevé d’une telle démarche. Cette faction fanatique n’a pas été une construction américaine ou israélienne, mais un phénomène féodal nullement artificiel, puisque s’appuyant sur de vieilles traditions, des clans, des thèses djihadistes déjà développées, etc. Il en va de même pour le Printemps arabe, soutenu par les Frères musulmans, c’est-à-dire le Qatar et la Turquie. Là encore on parle de mouvements ancrés dans le réel depuis longtemps.
Mais justement les idéalistes ont cru que c’était artificiel et c’est le cas de la Russie, le général Gerasimov parlant d’une nouvelle vague de subversion politique, à tous les niveaux. Et la Russie s’imaginant lutter contre cette nouvelle forme de subversion l’a en fait inauguré. Le régime russe ne le voit pas ainsi, il pense réellement que l’Eurasie est un concept concret, que tous les Russes partout relèvent d’une même entité impériale. Mais c’est en réalité une fiction. Bientôt la Chine basculera entièrement dans la même démarche.
La raison est que la superpuissance américaine est hégémonique. Elle gère les factions, fait souffler le chaud et le froid. La Russie et la Chine sont des challengers, qui doivent inventer une dynamique idéologique pour mettre en place un nouvel ordre mondial qui leur soit favorable… Une dynamique avec laquelle puissent converger des factions à travers le monde.
Avec la crise l’aspect militaire devient prédominant et l’annexion un point essentiel au repartage d’une monde. Aussi ce que la Russie a fait, la Chine le fera, avec Taïwan. Et on n’ira pas à la guerre, on est déjà en guerre, une guerre jouant sur tous les tableaux, de la diplomatie à l’économie, de la politique au droit, comme la Chine à Hong Kong ou la Russie distribuant des passeports au Donbass.
Il faut ici bien entendu mener une importante réflexion sur l’armée de métier et son rôle dans la guerre moderne. Les moyens technologiques sont désormais si développés qu’un haut degré de professionnalisme est nécessaire, avec un appui matériel de pointe. Naturellement, si le peuple se soulevait une telle armée échouerait à moins de procéder à un génocide. Cependant pour des affrontements entre pays, c’est adéquat. D’ailleurs au sens strict la vraie inauguration de la guerre du 21e siècle a eu lieu au Haut Karabagh, avec les tactiques nouvelles liées aux drones.
Les conflits localisés vont de ce fait se généraliser, se résumant à des accrochages bien délimités, sur un territoire bien délimité. Les grandes puissances ne seront pas en jeu dans leur existence, seulement dans leurs parties où leurs besoins de conquête impériale. En fait la crise implique la guerre et celle-ci a trouvé le moyen de contourner l’arme nucléaire.
Tout cela est très complexe et se développe très rapidement. Comment faire pour que les gens comprennent cela, alors que la guerre apparaîtra comme lointaine et technologique ? Il n’y a pas que le nationalisme comme obstacle, mais la croyance en un capitalisme moderne qui dépassera toujours tous ses propres blocages. Les gens prisonniers du confort des pays riches laissent passer bien des choses en général, alors une guerre pour maintenir leur niveau de vie, une guerre lointaine et technique… Sans parler des manipulations, espionnages, création de factions, d’idéologie justificatrice et faiseuse d’alliances… comment ne pas être débordé ? Et la Russie a été la première à inaugurer ce style d’un expansionnisme à tous les niveaux, cherchant à tout remuer pour remodeler. Étudier ce qui se déroule est impératif, pour ne pas avoir en France un jour des présentations esthétisantes d’un bellicisme à visée impériale…
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