Setsuko Thurlow est une survivante du bombardement atomique d’Hiroshima au Japon le 6 août 1945. Figure de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (Ican), elle répond dans une lettre ouverte (initialement publiée dans Libération) à Emmanuel Macron et son discours de vendredi dernier assumant l’arme atomique.
« Le président Emmanuel Macron a prononcé aujourd’hui un discours sur les centaines d’armes nucléaires de la France, refusant le désarmement nucléaire et invoquant le manque de réalisme des efforts en vue de les abolir au niveau mondial. Mais il n’a jamais fait l’expérience de l’inhumanité absolue de ces armes. Moi, oui. Et j’ai passé ma vie entière à avertir le monde de la menace réelle que ces armes posent, et à faire comprendre l’illégalité et le mal ultime qu’elles représentent.
Le président Macron n’a pas répondu à ma demande de le rencontrer à Paris la semaine prochaine afin de partager avec lui les réalités de ce que sont les armes nucléaires et de ce qu’elles font aux personnes et à l’environnement. Mais les Français, et notamment les jeunes, méritent de connaître l’entière vérité sur les armes nucléaires.
En août prochain, cela fera 75 ans que les Etats-Unis ont complètement anéanti ma ville natale, Hiroshima. J’avais 13 ans. À 8h15, j’ai vu par la fenêtre un éclair aveuglant, blanc bleuté. Je me souviens d’avoir eu la sensation de flotter dans l’air.
Alors que je reprenais conscience dans un silence total et une profonde obscurité, je me suis retrouvée prise au piège du bâtiment qui s’était effondré sur moi. J’ai commencé à entendre les cris faibles de mes camarades de classe : «Maman, aide-moi. Dieu, aide-moi.» Alors que je sortais en rampant, les ruines étaient en feu. La plupart de mes camarades de classe ont été brûlés vifs. J’ai vu tout autour de moi une dévastation totale, inimaginable.
Des processions de figures fantomatiques se sont mises à défiler. Des personnes grotesquement blessées saignaient, brûlées, noires et enflées. Des parties de leurs corps avaient disparu. Leur chair et leur peau pendaient, laissant leurs os à. vif. Certains tenaient leurs yeux dans leurs mains. D’autres, le ventre ouvert, les intestins pendants. La puanteur nauséabonde de la chair humaine brûlée remplissait l’air.
Chaque fois que je me souviens d’Hiroshima, la première image qui me vient à l’esprit est celle d’Eiji, mon neveu de 4 ans. Son petit corps a été transformé en un morceau de chair fondue méconnaissable. Il n’a cessé de mendier de l’eau, d’une voix faible, jusqu’à ce que la mort le libère de son agonie.
Ainsi, avec une bombe atomique, ma ville bien-aimée a été anéantie. La plupart de ses habitants étaient des civils – parmi eux, des membres de ma propre famille et 351 de mes camarades de classe – qui ont été incinérés, vaporisés, carbonisés. Dans les semaines, les mois et les années qui ont suivi, des milliers d’autres personnes sont mortes, souvent de façon aléatoire et mystérieuse, des effets à retardement des radiations. Aujourd’hui encore, les radiations tuent des survivants.
Monsieur le président Macron, vous voulez maintenir et moderniser des centaines de ces armes inhumaines, instruments de génocide, qui menacent d’indicibles souffrances tous les êtres vivants ? Il est profondément naïf de croire que le monde peut conserver indéfiniment des armes nucléaires sans qu’elles ne soient à nouveau utilisées. Toute utilisation d’arme nucléaire serait contraire aux règles et aux principes du droit international humanitaire. En perpétuant le mythe de la dissuasion, en en faisant un élément central de la politique de défense de la France, en investissant massivement dans ces armes (à hauteur de 37 milliards pour les cinq prochaines années), vous mettez en péril la sécurité européenne ; vous mettez en péril la sécurité mondiale. Soyez réaliste.
Chère France, vous pouvez faire un autre choix.
En 2017, j’ai accepté le prix Nobel de la paix au nom de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires – distinction obtenue pour le travail que nous avons accompli avec l’adoption de la première interdiction juridique internationale des armes nucléaires, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. A ce jour, 35 Etats ont ratifié ce traité et 81 l’ont signé.
Près de 20 villes françaises, dont Paris et Grenoble, ainsi que des dizaines d’élus français appellent la France à adhérer à ce traité et à s’engager sur la voie d’un monde sans armes nucléaires. La jeunesse française, cette nouvelle génération, a compris la menace inacceptable que représentent les armes nucléaires pour l’humanité. Selon un sondage publié en janvier par le Comité international de la Croix-Rouge, 81% des «milléniaux» pensent que l’utilisation des armes nucléaires n’est jamais acceptable. Et la semaine prochaine, des centaines d’étudiants et des militants se réuniront à Paris pour une conférence sur l’abolition des armes nucléaires.
Comme l’a déclaré le pape François à Nagasaki en novembre dernier, l’histoire jugera sévèrement les dirigeants qui rejettent le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires et qui, au contraire, prononcent des discours à la gloire de leurs armes atomiques conçues avec l’intention de commettre une tuerie de masse. Les théories abstraites ne doivent plus masquer la réalité génocidaire de ces pratiques. Ne considérons la «dissuasion» comme rien d’autre que ce qu’elle n’est : la mise en péril certaine des peuples. N’acceptons plus d’avoir cette épée de Damoclès nucléaire au-dessus de nos têtes.
Monsieur le président Emmanuel Macron, vos stratèges de la défense ont peut-être étudié la théorie nucléaire, mais j’ai moi-même fait l’expérience bien réelle de l’enfer atomique. Vous devez choisir un avenir meilleur pour la France et pour l’Europe. Adhérez au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, et éradiquez à jamais la menace de l’anéantissement nucléaire. »