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« Exalté par l’espoir du triomphe prochain »

« — Mais comment nous décider à faire la guerre à la France, prince ? demanda Rostoptchine. Comment nous lèverions-nous contre nos maîtres, contre nos dieux ? Voyez notre jeunesse, voyez nos dames ! Les Français sont leurs idoles, Paris est leur paradis ! »

La guerre est une chose d’autant plus abominable qu’elle exalte les esprits et fait puiser en les hommes ce qu’ils ont de plus profond, de plus total, pour leur faire perdre toute raison.

Pour gagner une guerre, il faut de la ferveur, il faut des gens ayant non pas seulement compris qu’ils allaient mourir, mais qui sont eux-mêmes d’accord pour mourir, même contre leurs frères, même contre leurs amis d’hier.

Si Guerre & Paix de Léon Tolstoï est un monument de la littérature, c’est en grande partie parce qu’il décrit cela avec une finesse et une précision extraordinaire.

Un extrait, seul, n’apportera jamais la même profondeur que la lecture de ce même passage au milieu de l’ouvrage, alors que l’on connait les personnages, alors que le décor est solidement implanté et que les événements ont été déjà minutieusement décrits depuis des pages.

Cela vaut toutefois la peine, et nous le faisons ici. Cela a d’autant plus de signification à notre époque en 2024 que la France est pratiquement en guerre avec la Russie, et que c’est de cela qu’il s’agit dans ce passage.

On y voit comment un jeune officier, initialement terrorisé par sa présence sur le front, s’en trouve finalement exalté, jusqu’à souhaiter mourir par ferveur.

Que cette ferveur soit patriotique, ou bien issue d’une loyauté pour l’empereur, ou n’importe quoi d’autre, cela ne change en réalité pas grand-chose, et c’est cela qu’à voulu montrer Léon Tolstoï.

La guerre est une abomination qui se suffit à elle-même, qui s’auto-alimente, qui broie les esprits et les cœurs, qui annihile la raison. Les gens qui sous-estiment la guerre, qui ne croient pas en la guerre, ont tort, et ils se rendent finalement coupables de laisser-faire.

Au contraire, nous dénonçons la guerre ! Opposez-vous à la guerre à la Russie et lisez Guerre & Paix de Tolstoï, voilà le mot d’ordre de gauche à notre époque en France !

Voici le chapitre 10 de la 3e partie du Livre 1, d’après la traduction de Boris Schloezer. Les passages en italique sont en français dans le texte original.

À l’aube du 16, l’escadron de Dénissov, auquel appartenait Nicolas Rostov et qui faisait partie du détachement du prince Bagration, quitta son bivouac pour entrer en action, à ce qu’on disait ; ayant parcouru près d’une verste à la suite d’autres colonnes, il reçut l’ordre de s’arrêter sur la grand-route. Rostov vit passer devant lui des cosaques, le 1er et le 2e escadron de hussards, des bataillons d’infanterie avec de l’artillerie et les généraux Bagration et Dolgoroukov avec leurs aides de camp.

La peur qu’il ressentait comme toujours avant l’action, la lutte intérieure grâce à laquelle il parvenait à dominer cette peur, sa résolution de se conduire en vrai hussard au cours de ce combat, tout cela se révéla vain : l’escadron resta en réserve et Nicolas Rostov passa une journée ennuyeuse et triste. 

Vers neuf heures du matin, il entendit une fusillade quelque part devant lui et des “hourras”, vit des blessés que l’on ramenait vers l’arrière (ils n’étaient pas nombreux) et enfin, au milieu d’un détachement de cosaques, un groupe de cavaliers français. 

Le combat évidemment était terminé, un combat peu important mais victorieux. Les soldats et les officiers qui en revenaient parlaient d’une éclatante victoire, de la prise de Wischau, de tout un escadron français fait prisonnier. Le temps était clair, ensoleillé, après la forte gelée nocturne, et la gaie lumière de cette journée d’automne était en accord avec la nouvelle de la victoire que répandaient non seulement ceux qui y avaient pris part, mais aussi les visages joyeux des soldats, des officiers, des généraux, des aides de camp qui passaient devant Rostov, se rendant aux lieux du combat ou en revenant. 

Il en avait le cœur serré, lui qui avait lutté douloureusement contre la peur précédant la bataille pour ensuite passer toute cette magnifique journée dans l’inaction. 

– Rostov ! Viens ici, buvons pour nous consoler ! cria Dénissov s’installant sur le rebord de la route devant une gourde et un casse-croûte.

Des officiers formaient cercle autour de la cantine de Dénissov, mangeant et bavardant.

– En voilà encore un, dit un des officiers en désignant un dragon français à pied entre deux cosaques. 

L’un d’eux conduisait par la bride la monture du prisonnier, un grand et beau cheval français. 

– Vends-moi le cheval ! cria Dénissov au cosaque. 

– Volontiers, Votre Noblesse…

Les officiers se levèrent et entourèrent les cosaques et le prisonnier. C’était un jeune Alsacien qui s’exprimait en français avec un accent allemand. Il était rouge et haletait d’émotion. Entendant parler français autour de lui, il se mit à expliquer aux officiers en toute hâte, s’adressant tantôt à l’un, tantôt à l’autre, qu’on n’aurait jamais réussi à le faire prisonnier, que ce n’était pas de sa faute s’il avait été pris, que la faute en était au caporal qui l’avait envoyé chercher des housses, qu’il lui avait dit pourtant que les Russes étaient là. 

Et à chaque phrase, il ajoutait : Mais qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval, et il caressait sa bête. On voyait qu’il ne comprenait pas très bien où il se trouvait. Tantôt il s’excusait d’avoir été pris, tantôt, supposant qu’il se trouvait devant ses chefs, voulait prouver son zèle et sa ponctualité. Il apporta avec lui à notre arrière-garde, dans toute sa fraîcheur, l’atmosphère de l’armée française qui nous était si étrangère. Les cosaques cédèrent le cheval pour deux pièces d’or, et ce fut Rostov, maintenant le plus riche des officiers, qui l’acheta.

Mais qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval, dit l’Alsacien avec bonhomie à Rostov, lorsque le cheval fut remis au hussard.

Rostov rassura en souriant la dragon et lui donna de l’argent.

– Allez, allez ! dit le cosaque en touchant le bras du prisonnier pour le faire avancer. 

– L’empereur ! l’empereur ! crièrent soudain des hussards. 

Tout le monde s’affaira, se mit à courir et Rostov s’étant retourné vit approcher des cavaliers empanachés. En une minute tous avaient gagné leur place et attendaient. Rostov s’était précipité et avait sauté en selle sans savoir ce qu’il faisait. Ses regrets de n’avoir pu participer au combat, l’humeur morose où l’avait plongée l’inaction au milieu de visages trop bien connus, tout cela s’évanouit instantanément. 

Complètement submergé par la vague de bonheur que soulevait en lui l’approche du souverain, il ne pouvait plus penser à lui-même. Cette seule approche suffisait à le dédommager de sa journée perdue. Il était heureux comme un amant qui obtient le rendez-vous tant désiré. N’osant se retourner dans les rangs et ne se retournant pas, il sentait son approche dans une sorte d’extase.

Il la sentait non seulement au bruit toujours plus distinct des sabots des chevaux, mais parce qu’à mesure que les cavaliers avançaient tout autour de lui, devenait plus clair, plus joyeux, acquérait un nouveau sens, prenait un air de fête. 

Il se rapproche de Rostov, ce soleil qui répand une lumière splendide. Et voilà que Rostov se sent plongé dans son rayonnement, il entend déjà sa voix, cette voix si douce, si calme, si majestueuse et si simple à la fois. Comme il se devait et comme le pressentait Rostov, un silence de mort tomba et dans ce silence retentit la voix de l’empereur.

Les huzards de Pavlograd ? dit-il d’un ton interrogateur.

La réserve, Sire, répondit une autre voix qui parut si humaine après celle, non humaine qui avait dit : les huzards de Pavlograd ? 

L’empereur arriva à la hauteur de Rostov et s’arrêta. Son visage était encore plus beau que trois jours auparavant, lors de la revue. Il rayonnait d’une telle gaieté, d’une telle jeunesse, d’une jeunesse si innocente qu’on songeait à sa vue à un enfant espiègle ; et c’était tout de même le visage empreint de majesté d’un empereur.

En parcourant des yeux l’escadron, le regard d’Alexandre rencontra par hasard celui de Rostov et s’arrêta sur lui deux, secondes, pas davantage. L’empereur comprit-il ce qui se passait dans l’âme de Rostov ? (Il avait tout compris, sembla-t-il à Rostov.) Toujours est-il que pendant deux secondes il fixa de ses yeux bleus (la lumière en coulait douce et pure) le visage de l’enseigne. Puis, soudain, il releva les sourcils, frappa brusquement son cheval du pied gauche et partit au galop.

Le jeune empereur n’avait pu résister au désir d’assister à la bataille et en dépit des objurgations des courtisans, à midi il avait dépassé la troisième colonne qu’il suivait et avait galopé vers l’avant- garde. Mais avant même qu’il eût rejoint les hussards, des aides de camp venus à sa rencontre lui avaient annoncé l’heureuse issue de la bataille.

Cette bataille s’était réduite en fait à la capture d’un escadron français, mais elle fut présentée comme une brillante victoire sur l’armée française. C’est pourquoi l’empereur et toute l’armée, surtout tant que la fumée ne se fut pas dissipée au-dessus du lieu du combat, s’imaginèrent que les Français étaient vaincus et reculaient contre leur gré.

Quelques minutes après le passage de l’empereur, la division à laquelle appartenaient les hussards de Pavlograd reçut l’ordre de se porter en avant. À Wischau même, petite ville allemande, Rostov revit encore une fois l’empereur. Sur la place de la ville où avait eu lieu une fusillade assez nourrie, gisaient quelques morts, quelques blessés qu’on n’avait pas eu le temps de relever. 

L’empereur accompagné d’une nombreuse suite civile et militaire montait encore une jument alezane demi-sang, mais ce n’était pas celle de la revue. Ayant porté à ses yeux d’un geste gracieux son face-à-main en or, il regardait, penché de côté, un soldat étendu sur le ventre, sans shako, la tête ensanglantée. 

Le soldat blessé était tellement crasseux, grossier, affreux, qu’à le voir si proche de l’empereur Rostov se sentit offusqué. Il vit les épaules légèrement voûtées d’Alexandre tressaillir comme parcourues d’un frisson glacé, il vit son pied gauche éperonner convulsivement le flanc du cheval qui, bien dressé, tourna la tête avec indifférence et ne bougea pas. Un aide de camp mit pied à terre, prit le blessé sous les bras et l’étendit sur une civière qu’on venait d’apporter. Le soldat gémit.

– Doucement, doucement ! ne peut-on faire plus doucement ? dit l’empereur qui apparemment souffrait plus que le soldat mourant, et il s’éloigna.

Rostov vit les larmes qui remplissaient ses yeux et il l’entendit dire en français à Czartoryski, tout en s’éloignant :

Quelle terrible chose que la guerre, quelle terrible chose !

Les troupes formant l’avant-garde s’établirent au-delà de Wischau, en vue des lignes de l’ennemi qui, au cours de toute cette journée, recula et céda du terrain à la moindre fusillade.

L’empereur remercia l’avant-garde, on annonça de prochaines récompenses et les hommes reçurent une double ration de vodka. Les feux des bivouacs crépitaient plus gaiement encore que la nuit précédente et les chants des soldats retentissaient. Denisov feta cette nuit-là sa promotion au grade de major, et Rostov, qui avait déjà pas mal bu, proposa à la fin du festin un toast à l’empereur, non pas “à Sa Majesté l’empereur, comme aux banquets officiels, dit-il, mais à la santé de l’homme bon, séduisant et grand. Buvons à la santé de l’empereur et à sa victoire certaine sur les Français !“.

– Si nous nous sommes bien battus jusqu’à présent, si, comme à Schængraben, nous ne nous sommes pas laissé faire par les Français, que ne ferons-nous pas maintenant qu’il est à notre tête ! Tous nous mourrons, nous mourrons pour lui avec bonheur ! Est-ce bien ainsi, messieurs ? Peut-être que je ne m’exprime pas comme il faut, j’ai beaucoup bu, mais c’est ce que je sens, et vous aussi. À la santé d’Alexandre Ier ! Hourra !

– Hourra ! crièrent les officiers enthousiasmés. 

Et le vieux capitaine Kirsten criait avec autant de ferveur et non moins sincèrement que le jeune Rostov. Quand les officiers eurent bu et cassé leurs verres, Kirsten en remplit d’autres et en manches de chemise et culotte de cheval, il s’approcha, le verre à la main, des feux de camp des soldats. Le bras levé, il se dressa majestueusement dans la lueur des feux avec sa longue moustache grise et sa poitrine blanche que laissait voir sa chemise entrouverte.

– À la santé de l’empereur, les enfants ! À notre victoire ! Hourra ! cria-t-il de sa voix martiale, la voix barytonnante d’un vieux hussard.

Les hussards attroupés autour de lui répondirent par de violentes acclamations.

Tard dans la nuit, quand tout le monde se fut dispersé, Dénissov tapota de sa courte main l’épaule de Rostov, son préféré.

– Voilà ce que c’est, dit-il. Personne de qui s’amouracher en campagne, et alors le voilà qui tombe amoureux de l’empereur !

– Dénissov, ne plaisante pas avec ça ! cria Rostov. C’est un sentiment si élevé, si admirable, si…

– Je te crois, je te crois, mon petit, et je partage, et j’approuve… 

– Non, tu ne comprends pas ! 

Et Rostov se leva et alla errer parmi les feux de camp, rêvant au bonheur de mourir non pas pour le salut de l’empereur (de cela il n’osait pas rêver), mais simplement de mourir sous ses yeux. Il était en effet amoureux du tsar, et de la gloire des armes russes, et exalté par l’espoir du triomphe prochain. 

Et il n’était pas le seul à éprouver de tels sentiments dans les jours mémorables qui précédèrent la bataille d’Austerlitz : les neuf dixièmes de l’armée russe, en ce temps-là, étaient amoureux, bien qu’avec moins de ferveur, et de leur empereur, et de la gloire des armes russes.

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Comment lire Guerre & Paix de Tolstoï ?

C’est une œuvre majeure de la littérature mondiale, un joyau universel qu’on se doit d’avoir lu comme il faut avoir vu La flûte enchantée de Mozart.

Guerre & Paix, ou La guerre et la paix, consiste en un gigantesque tableau d’art littéraire, écrit avec une finesse marquante et beaucoup de profondeur, de relief. On en sort aussi satisfait que grandi et meilleur. Autrement dit, plus cultivé.

L’œuvre a une résonance toute particulière pour les Russes, car c’est l’une de leurs fiertés nationales, mais aussi pour les Français, car il y est beaucoup question de la France. D’ailleurs, il y a énormément de passages en français dans le texte original, les personnages étant des aristocrates parlant régulièrement le français, la langue des cours européennes de l’époque. Les éditions françaises impriment normalement ces passages en italique pour les différencier du reste qui est traduit.

Guerre & Paix est un roman historique, de type réaliste, dont le cœur de l’intrigue est la guerre de la France, à travers la figure de Napoléon, contre la Troisième coalition (l’Empire russe, l’Empire d’Autriche, le Royaume-Uni et la Suède).

On dit le cœur de l’intrigue, car c’est de cela dont il s’agit, mais on peut tout aussi bien considérer que ce n’est que prétexte ; en fin de compte, Lev Nikolaïevitch Tolstoï parle de bien plus que de cela dans son roman. Il y sonde l’âme russe, c’est bien connu, mais aussi l’Humanité en général, dans son rapport intime et particulier à la guerre, à cette horreur transcendante et bouleversante qu’est la guerre. Mais cela est fait de manière complexe, assumant toute la subtilité de la politique, jamais avec mièvrerie.

En 2024, alors que la France assume pratiquement ouvertement son intention de faire la guerre à la Russie, et que la Russie assume encore plus ouvertement de tuer en priorité tous les soldats français qui se dresseraient sur son chemin, le roman a une résonance encore plus particulière. Il faut lire ou relire Guerre & Paix de Tolstoï !

Seulement voilà, ce n’est pas une œuvre facile à aborder. D’abord quantitativement : pour une édition classique en français, c’est grosso modo deux milles pages ! Mais aussi qualitativement, car la lecture de ce livre demande un certain effort, particulièrement pour suivre la longue et précise suite de personnages qui se succèdent et s’entremêlent, tout cela au milieu de beaucoup d’autres qui ne font que passer.

Il faut donc trouver une méthode. La première chose, c’est d’assumer l’effort. Il faudra pour lire ce livre de la concentration. Le plus souvent, on sera porté par l’intrigue et les pages se succéderont avec délice. Mais parfois, on se retrouvera plusieurs minutes sur la même page, car il aura fallu réfléchir un peu plus en profondeur ou relire plusieurs fois, pour s’y retrouver, quitte à aller chercher ailleurs des informations, du vocabulaire.

Une fois cela su et assumé, c’est bien plus facile.

La seconde chose à faire, en tous cas pour la plupart des gens, c’est de dresser au fur et à mesure une liste précise et rigoureuse des protagonistes, d’autant plus qu’ils changent souvent d’appellation (qu’ils soient désignés avec ou sans le nom de famille, ou bien par un des nombreux diminutifs typiquement russes). Seuls les lecteurs les plus aguerris peuvent s’en dispenser. Nous allons proposer ici un exemple pour les premières pages.

Mais avant cela, une présentation de l’intrigue et du contexte historique est nécessaire.

En juin 1805, l’aristocratie mondaine de Saint-Pétersbourg (capitale de l’Empire) est obnubilée par Napoléon, devenu « Empereur ». La guerre est de toutes les conversations, avec en arrière plan la question de la révolution démocratique bourgeoise française qui chamboule l’élite russe et les émigrés français qui se sont réfugiés dans le pays.

Le monde change littéralement de base à cette époque, des centaines d’années d’Histoire féodale européenne étant renversées par la modernité bourgeoise.

On suivra d’abord quelques mondanités, dans la capitale puis à Moscou. La deuxième partie du Livre 1 (au bout d’un peu moins de 200 pages) sera ensuite consacrée au front, avec bientôt la fameuse bataille d’Austerlitz.

Les premières lignes servent à introduire quelques principaux protagonistes, au moyen d’une soirée organisée chez elle par Anna Pavlovna Schérer (favorite de l’impératrice).

Voici le début de la liste des personnages à connaître dans un premier temps, et à garder sous la main, par exemple sur une feuille cartonnée qui fera office de marque-page.

  • Le Prince Basile Kouraguine, très installé dans le monde. Il a trois enfants, jeunes adultes.
  • Anatole Kouraguine (fils du Prince Basile), intenable.
  • Hippolyte Kouraguine (fils du Prince Basile), mondain.
  • Hélène Kouraguine (fille du Prince Basile), mondaine et courtisée.
  • Pierre, fils illégitime du Comte Cyrille Vladimirovitch Bézoukhov (mourant), personnage principal du roman, souvent considéré comme la « voix » de Tolstoï lui-même. Il est hébergé par le Prince Basile à Saint-Pétersbourg.
  • André Bolkonski, proche de Pierre, s’apprête à partir au front comme aide du camp du Général Koutouzov (figure historique réelle).
  • Lise Meinen, femme d’André Bolkonski, enceinte.
  • Princesse Anna Mikhaïlovna Droubetskoï, ancienne du monde, cherche à placer son fils Boris.
  • Boris Droubetskoï, jeune adulte, se place habilement dans la société moscovite.
  • La famille Rostov avec le père le Comte Ilia, la mère la Comtesse Natalia Rostov, née Chinchine, les enfants Véra, Natacha et Nicolas, ainsi que leur cousine Sonia.

C’est normalement une très bonne base, pour appréhender l’œuvre confortablement, en mettant de côté beaucoup de personnages relativement secondaires. Cela dépendra de chacun, mais on peut considérer que cette liste suffira pour les deux cents premières pages.

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Merci Damo Suzuki !

Né le 16 janvier 1950 avant de s’en aller le 9 février 2024, Damo Suzuki est une figure marquante et attachante de la musique. Japonais parcourant le monde en mode bohème, il est découvert jouant de la musique sur les trottoirs de la ville de Munich en Allemagne et directement engagé par les membres du groupe Can. Il joue le soir même en concert et chante sur plusieurs albums, Soundtracks (1970), Future Days (1973), et surtout Tago Mago (1971), ainsi que Ege Bamyasi (1972).

Can

Can est un groupe dit de « Krautrock », la variante allemande de rock progressif. On parle ici d’un mélange de musique psychédélique, de jazz, de funk, avec l’utilisation des premiers matériels de musique électronique. Ecouter Can, c’est redécouvrir de nombreux groupes essentiels qui l’ont suivi : Joy Division, The Stone Roses, The Happy Mondays, Siouxsie and the Banshees, Cabaret Voltaire, Radiohead, The Jesus & Mary Chain, Sonic Youth, Portishead, Talk Talk, The Talking Heads, PIL, et plus tard on retrouve bien entendu Kanye West.

Can est emblématique d’un son répétitif envoûtant, au son particulièrement léché et d’un rythme dansant (ou bien au contraire très lancinant), avec une boucle psychédélique retrouvant pied grâce à la dynamique funk. C’est à la fois totalement minimaliste et entièrement plein, et toujours d’une pleine maîtrise musicale. On est ici chez des orfèvres de la musique.

En un sens, l’approche de Can est très intellectuel ou intellectualisé ; c’est entre Pink Floyd avec son approche psychédélique et le Velvet Underground (de White Light / White Heat) avec son approche abrasive underground. On est ici dans l’expérimental et il ne s’agit pas d’en faire un fétiche, ce que s’empressent de faire les snobs. On ne peut pas être un intellectuel bourgeois parisien – forcément « de gauche » – sans ne pas tarir d’éloge sur Can.

Si on voit les choses de manière socialiste par contre, on peut voir que Can a été à la base d’un mouvement de musique populaire de masse : la scène de Manchester appelée « Madchester », avec sa musique « avant-funk », sorte de démarche d’avant-garde de funk électronique avec tout un arrière-plan disco, dont les Happy Mondays sont un bon exemple. Can a produit tout un travail en amont et c’est en cela qu’il faut s’y intéresser et l’estimer. C’est sans doute de la musique pour musiciens, mais il en faut aussi.

Dans les Happy Mondays, il y a Bez qui ne sert à rien dans le groupe, il ne fait au sens strict que danser. Mais ce petit élément inégal tient justement à Can. Tout comme les postures de David Bowie ont bouleversé les jeunes qui formeront ensuite la vague gothic rock, la position de Damo Suzuki a inspiré ceux qui faisaient le dos rond au star system dans la musique.

Damo Suzuki chantait dans une langue inventée par lui, mais ce n’était pas un délire comme le feraient des tenants de l’art contemporain aujourd’hui, il y avait une idée de négation qu’on retrouve dans la « no wave », les sons répétitifs ou abrasifs à la PIL, Sonic Youth ou à la Jesus & Mary Chain (qui jouaient initialement souvent le dos au public).

Damo Suzuki insistait sur la dimension « spontanée », mais on parle ici d’un vrai artiste, avec un immense arrière-plan culturel. On est dans un travail sur la composition musicale, pas dans le subjectivisme.

Tago Mago fut enregistré dans un château prêté gratuitement au groupe par un collectionneur d’art, dans l’esprit « mécène » propre aux années 1960-1980, et inconcevable aujourd’hui dans la (haute) bourgeoisie.

En ce sens, merci Damo Suzuki, pour sa contribution à l’histoire de la musique, au développement de la composition musicale ! Il est un bon exemple de la rencontre inéluctable de toutes les nations du monde, de leur mélange, de leur fusion. Le monde de demain, fusion de toutes les nations en une seule humanité, regorgera de productions de valeur s’interpénétrant comme des vagues l’une en l’autre, à l’infini !

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Triomphe bourgeois de l’exposition Van Gogh au musée d’Orsay

L’établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie – Valéry Giscard d’Estaing, plus connu sous le nom de musée d’Orsay, joue un rôle majeur dans le dispositif idéologique et culturel français. Il représente en effet le grand accompagnateur, celui qui présente de manière accompagnée la peinture du milieu du 19e siècle à 1914, en insistant de manière acharnée sur le rôle central de l’impressionnisme.

Autrement dit, c’est un lieu essentiel pour nier le réalisme, pour affirmer le subjectivisme, pour présenter l’individu et son égocentrisme comme inéluctable. Il n’y aura pas de révolution qui ne ferme le musée d’Orsay, et il n’y aura pas de révolution qui n’ait comme objectif de le fermer. Ou, plutôt, de le transformer, car le lieu, une ancienne gare, peut faire rêver.

Il est donc fort logique qu’il y ait un engouement bourgeois fondamental pour le musée d’Orsay et ses expositions. Celles-ci sont de véritables messes bourgeoises de masse. Celle qui fut le plus visitée depuis 1986, c’est Van Gogh à Auvers-sur-Oise, les derniers mois, tenue du 3 octobre au 4 février 2024, avec 793 556 visiteurs.

Le catalogue de l’exposition, 45 euros

Suivent dans le classement deux autres expositions, consacrées à deux autres géants du subjectivisme : Un poème de vie, d’amour et de mort consacré à Edvard Munch en 2022, avec 724 414 visiteurs, et Bleu et rose consacré à Picasso en 2018, avec 670 667 visiteurs.

Ce sont là des chiffres très importants. En soi, ils ne représentent rien en termes de qualité, car Van Gogh, Munch et Picasso sont des tapisseries bourgeoisies. Ils ne jouent aucun rôle à aucun niveau sur le plan culturel, à part éventuellement Guernica en cours d’histoire au collège.

Mais en termes de quantité, les chiffres sont puissants. Ils valent largement les chiffres des manifestants syndicalistes, surtout que culturellement l’impact est plus marqué, davantage prolongé. Avec Van Gogh, Munch et Picasso, on présente l’art comme un accident individuel, un déraillement créatif à vocation subjectiviste.

Champ de blé aux corbeaux, peint par Van Gogh quelques jours avant de se suicider en juillet 1890

Si Van Gogh a la préséance, c’est bien en raison du cliché qu’il véhicule justement sur ce plan. On a un artiste tourmenté, mettant fin à ses jours, n’ayant jamais connu le succès de son vivant, etc. La bourgeoisie porte la disharmonie et elle ne peut pas concevoir l’art autrement que comme un délire, une chute, un acte gratuit visant la toute-puissance de l’ego.

L’exposition avait un but précis : présenter de manière artificielle les derniers mois de Van Gogh comme un aboutissement créatif, une synthèse sans commune mesure. Le subjectivisme et le nihilisme de Van Gogh se voient ici présentés comme de l’art pur. Christophe Leribault, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie, résume de la manière suivante cette mystique bourgeoise décadente sur l’art.

« Cette exposition prouvait que, jusqu’à la fin, Van Gogh s’est réinventé et frayait de nouveaux chemins pour l’art : à Auvers, il trouve des sujets nouveaux, développe un style plus synthétique, compose sur des formats différents, continue à réveiller les couleurs du monde en inventant des accords inédits, toujours avec cette expressivité hallucinante qui fait qu’un Van Gogh ne ressemble qu’à du Van Gogh ! »

On a ici la clef du charlatanisme bourgeois. Chaque artiste serait « unique », chaque grand artiste atteindrait une dimension unique qui serait incomparable.

En réalité, ce que célèbre la bourgeoisie, ce sont des artistes décadents dont la sensibilité est incapable d’aller à l’universel. Ils agissent comme un filtre d’un produit de graphisme qui prendrait une représentation de la réalité pour la déformer dans un sens ou dans un autre, en appelant cela de la nouveauté artistique.

Van Gogh? Ce n’est qu’un massacreur de Rubens. Il suffit de regarder des tableaux de Van Gogh, de regarder ensuite des tableaux de Rubens, de revenir à Van Gogh, et même sans être un expert en art, on voit comment Van Gogh n’est que du Rubens déformé, du Rubens sans la vigueur, du Rubens sans la technique, du Rubens sans la synthèse sur le plan de la composition.

L’Église d’Auvers-sur-Oise, peint par Van Gogh en juillet 1890
Rubens, Deborah Kip et ses enfants, 1630
Van Gogh, Autoportrait à l’oreille bandée, 1889
Rubens, Portrait équestre du Duc de Lerme, 1603

Il est tout à fait juste de ne voir en Van Gogh rien d’autre qu’un tenant de l’impressionnisme, dans une version simpliste-coloriste :

« Au sens strict, pour définir les choses de manière la plus nette, il faut résumer la peinture de Vincent Van Gogh comme de la gravure amenée à la peinture et dégradée en illustration de carte postale.

Vincent Van Gogh dévie littéralement toute une tradition germanique puis néerlandaise, avec un sens complexe de l’organisation du tableau, de la disposition des formes en mouvement, pour tout réduire à l’extrême. Vincent Van Gogh est une insulte à toute la tradition de la peinture flamande, dont il se veut évidemment le dépassement.

Vincent Van Gogh inaugure le colorisme, ce principe d’avoir quelques formes qu’on peut s’évertuer à remplir de couleur, pour se vider l’esprit.

C’est du crayonnage, comme plaisir personnel, avec un choix de couleur pour faire passer une impression. Cela peut être plaisant, on peut apprécier un aspect agréable dans une telle peinture ; ce n’en est pas de l’art par autant, ni même d’ailleurs de la décoration ou tout autre art appliqué.

C’est une fuite dans une démarche psychologisante formant une fin en soi.

La peinture de Vincent Van Gogh a une dimension accessible qui forme un piège terrible : une bourgeoisie pétrie d’oisiveté se complaît dans son moi, tout comme elle sera fascinée justement par la psychanalyse. Les peintures simplistes-coloristes de Vincent Van Gogh apparaissent alors comme de la culture, alors qu’ils sont une production idéologique relevant d’une classe improductive.

On peut d’ailleurs considérer que le néo-impressionnisme simpliste-coloriste de Vincent Van Gogh, c’est le cézannisme accompli. Là où Paul Cézanne considérait quelque chose manquait, car il était encore lié à l’Histoire de l’art au moins symboliquement, Vincent Van Gogh parvient à plonger dans le subjectivisme comme en fin en soi.

En cela, son style préfigure directement Pablo Picasso, même si pour la forme ce dernier relève au sens strict du cézannisme géométrique, sans la charge impressionniste renforcée comme chez Vincent Van Gogh.

Vincent Van Gogh est si fascinant pour la bourgeoisie, comme Claude Monet, car il est pareillement plaisant et complaisant.

C’est un monde sans profondeur et, d’ailleurs, ce qui est marquant, c’est que cette lecture idyllique-fragile du monde, même illusoire et purement esthétisante-psychologique, ne pourra pas être reproduit.

La bourgeoisie entrera dans une telle décadence que le sordide prévaudra, avec une incapacité de représenter quoi que ce soit.

Vincent Van Gogh est le symbole d’une nostalgie, celle de la Belle époque, d’une bourgeoisie installée et s’installant, d’un confort réel et rêvé, d’un maintien sans fin dans une aise aussi ouatée que les peintures impressionnistes et néo-impressionnistes. »

Le néo-impressionnisme simpliste-coloriste de Vincent Van Gogh

Van Gogh est un drapeau bourgeois, il est un outil idéologique, et non un grand artiste. Et sa célébration par le musée d’Orsay et par 800 000 visiteurs relève d’un dispositif bourgeois – contre le réalisme, contre la réalité, contre la Nature.

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Quand les attitudes l’emportent

Imaginons que la thèse du matérialisme dialectique soit juste et que, somme toute, l’être humain est un animal sorti de la Nature et qui doit y revenir, en assumant tous les acquis de son parcours « civilisé ». Tant qu’il n’a pas fait le tour de lui-même, il est en souffrance : il est animal, mais hors de la Nature, donc ça ne va pas.

Il peut bien entendu s’imaginer toutes les folies structuralistes, post-modernes, existentialistes, transhumanistes qu’il voudra ; il peut consommer et détruire de manière démesurée. Cependant, cela ne change rien à l’affaire.

C’est là où il faut réfléchir sur les attitudes. Les gens prennent des attitudes, on peut l’observer de manière la plus flagrante lorsqu’on pointe un appareil photo (ou un smartphone) sur eux. Immanquablement ils prennent la pose. Pourquoi donc?

Et cette pose est prétexte à des mises en scène, plus ou moins subtils, qui sont d’ailleurs le cœur d’Instagram. On se montre, non pas comme on est, mais dans une attitude.

Il ne faut pas confondre l’attitude avec le style ; il est important de se cultiver, de s’élever à un style. Toutefois l’attitude pour l’attitude, la pose, l’apparence choisie arbitrairement ou de manière subjectiviste… C’est vain, c’est abstrait.

On voit pourtant l’être humain s’y précipiter, y compris à ses dépens, comme si l’attitude primait sur toute chose. Dostoïevski, au détour d’un roman, souligne cette dimension éperdue. L’attitude est choisie si profondément, elle est si forcée dans son expression, qu’elle l’emporte même sur l’intérêt de qui l’adopte.

« Effectivement, Fiodor Pavlovitch aima toute sa vie à prendre des attitudes, à jouer un rôle, parfois sans nécessité aucune, et même à son détriment, comme dans le cas présent.

C’est d’ailleurs là un trait spécial à beaucoup de gens, même point sots. »

Les Frères Karamazov, 1879-1880

Si on reprend la thèse d’un être humain inaboutie tant qu’il n’est pas revenu à la Nature, alors on se dit là qu’elle apparaît comme juste. L’être humain se perd facilement dans son ego.

Il a un besoin de reconnaissance non seulement dans les yeux des autres, mais vis-à-vis de lui-même également. Et le meilleur moyen pour obtenir une telle reconnaissance, c’est l’attitude, qu’on enfile comme du prêt-à-porter.

Le capitalisme est ici très malin dans sa démarche commerciale, car il propose des attitudes, énormément d’attitudes, tout en faisant en sorte que chaque personne qui l’adopte se sente « unique » pour autant.

Tout le monde fait pareil, à quelques degrés ou nuances près, car tout le monde agit selon le catalogue des attitudes proposées par le capitalisme. Et chacun se sent différent pourtant, comme si personne d’autre n’avait la même attitude.

On connaît tous des situations où on a ressenti une situation dérangeante, malsaine même, où les gens se forçaient à adopter une attitude dans un moment « social » se prétendant incontournable. Il y a quelque chose d’odieux qui se profile alors, et on a une seule envie, celle de vite quitter les lieux.

On pourrait dire, simplement, que quand les attitudes l’emportent, la situation est mauvaise. Mais c’est un raccourci, car rien que le fait d’écrire un article est une attitude adoptée dans les faits. La civilisation permet de progresser, justement en proposant des attitudes formulées adéquatement pour que, quand on les prend, on arrive à quelque chose.

Reste à faire le tri et à ne jamais perdre de vue l’essentiel. Dès qu’on tombe dans le formel, c’est horrible. Et le capitalisme propose justement uniquement des choses formelles… Cela souligne d’autant plus l’importance de souligner que le Socialisme, c’est la production de Culture.

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Des halles socialistes plutôt que des zones commerciales

Avec l’essor de la commande en ligne et des livraisons à domicile (ou points relais), le capitalisme s’enfonce tout en essayant de résoudre ses propres contradictions. La décadence d’un mode de production est justement complet quand même les solutions aux problèmes sont de nouveaux problèmes.

Depuis les années 1950, la société marchande a connu un véritable bond en avant, développant une multitudes de possibilités de consommation. D’un côté cela veut dire que l’abondance des biens est un progrès immense qui permet de vivre confortablement, si l’on vit dans un pays développé. D’un autre côté, cela signifie que la tendance au monopole et la mise en concurrence produisent un éparpillement. En pratique, pour trouver ce que l’on cherche il faut se rendre dans plusieurs enseignes au lieu d’une seule et souvent cela veut dire faire des kilomètres, perdre du temps et ne plus s’y retrouver.

Cela est particulièrement palpable au moment des fêtes dans la mesure où l’on veut mettre la barre haute, que ce soit en faisant des cadeaux ou préparant des repas conviviaux, mais c’est surtout une réalité qui pèse toute l’année pour ses courses au quotidien.

Galeries Lafayette, boulevard Haussman, Paris (1894, coupole 1912)

Dans un magasin A on trouve de la nourriture pour animaux correcte, dans un magasin B comment s’alimenter sainement de manière vegan, dans un magasin C le meilleur rapport qualité prix pour des produits de base, dans un magasin D l’ambiance sera moins oppressante que le magasin C mais on ne trouvera que peu de choses, ainsi de suite. C’est un vrai casse-tête du quotidien qui se multiplie dans tous les domaines de consommation.

Il ne faut pas négliger cet aspect dans la tendance à l’augmentation des achats en ligne, du recours au « drive » ou à la livraison de ses courses à domicile : il y a une tentative de résolution de ce chaos à l’échelle individuelle. Et comme cela touche l’organisation du quotidien, ce sont principalement les femmes qui ont recours à ces services.

Certes beaucoup apprécieront de faire les boutiques, mais au quotidien naviguer de zones commerciales en supermarchés en zones piétonnes, de tours de ronds-points en embouteillages et recherche d’une place de parking, c’est tout bonnement intenable.

Dans ce cadre, il faut maintenir un certain rythme, un certain standing et avec le développement anarchique des enseignes et des produits visant simplement à satisfaire des niches, rien n’est uniformisé, homogénéisé, centralisé, simplifié et surtout rendu plus agréable. Le temps libre se transforme en un long cauchemar quand il faut se confronter à ces espaces labyrinthiques d’une grande laideur. À ce titre on voit bien l’évolution esthétique de la bourgeoisie rien qu’en comparant un centre commercial d’après les années 1970 avec une galerie marchande de la fin du XIXe siècle. Entre vecteur de beauté et décadence capitaliste.

Grand Magasin à dimension populaire, Paris (1856)

Les centre commerciaux ont été imaginés chacun comme une flânerie à l’abri des intempéries, mais dès qu’une agglomération dépasse quelques milliers d’habitants ce sont plusieurs centres commerciaux, voire zones commerciales qui se font concurrence, et alors cela se transforme en course contre la montre quotidienne. À moins d’être chanceux, il faut choisir entre rationaliser ses lieux de consommation avec ses trajets domicile travail ou faire de choix plus culturels ou sain au prix de beaucoup de temps et d’argent.

En soi cela ne pose aucun problème pour le capitalisme que le temps libre du travailleur soit dédié à ce genre de course à la consommation. Mais le besoin de sérénité et surtout de rationalité trouve toujours un chemin !

Celui-ci pourrait être celui de remettre en question une vie quotidienne dictée par les lois du profit et sa laideur. Mais en l’absence de perspectives la remise en question est remplacée par un repli sur soi et une participation à l’extension de la consommation capitaliste à la sphère privée.

Avec le développement des plateformes d’achats en ligne, de la livraison et des « drive », le capitalisme exploite ses propres failles en compensant l’absence de l’objet convoité par un « parcours client » virtuel amenant à la compulsivité.

Passage Pommeraye, Nantes (1843)

Là où en allant en ligne on pensait gagner en tranquillité tout en supprimant la tentation des packaging et de la mise en rayon en faisant son panier en ligne, les publicités ciblées se chargent de rappeler qu’on ne s’est mis à l’écart de rien du tout, que la capitalisme se glisse dans la moindre pensée de manière perfide.

La seule échappatoire est politique et sur ce sujet là, il n’est pas compliqué d’avoir un minimum d’utopie car on peut faire beaucoup mieux. Alors, que serait un lieu de distribution de la marchandise tout à fait socialiste ?

Tout d’abord, le socialisme permet d’unifier les différents monopoles et ainsi de supprimer l’éparpillement des produits tout en réduisant le volume de l’inutile grâce à la planification. Il est donc possible de rendre la distribution des produits plus claire. Surtout cela permet de satisfaire la qualité des produits dans l’abondance générale. Car à y regarder de près, le capitalisme prétend à l’abondance en ne parvenant pas à répondre à la qualité, sauf à appartenir aux classes les plus riches de la société.

La « publicité » doit être limitée à promouvoir des bonnes habitudes de salubrité et à présenter les nouveaux produits élaborés dans ce sens. Cela diminue le stress psychique au quotidien et au moment des courses. Ainsi, les dépenses compulsives en raison de prétendues promotions sont éliminées.

Passage Balthus, Autun (1848)

Le moment des courses est replacé au centre de la vie quotidienne et doit pouvoir s’effectuer à moins de dix minutes de chez soi, sans prendre la voiture puisque les voitures sont bannies du quotidien du plus grand nombre.

La fin des voitures étant nécessaire pour réduire l’étalement urbain, il est évident que les zones commerciales seront repensées soit pour ramener la nature dans et aux abords des villes, soit pour créer de nouveaux centres-villes là où les grandes villes et zones commerciales avaient absorbés l’activité des bourgs secondaires. Dans le cas de cette seconde option, les nouveaux magasins socialistes sont une structure centrale pour reconstruire la vie collective dans les déserts urbains capitalistes.

On trouve une halle dans chaque quartier dans les grandes villes, celles-ci sont adaptées au nombre d’habitants par leurs dimensions et la quantité de produits, mais le choix est aussi large dans les bourgs modeste que les grandes villes. Les halles participent à l’attractivité et ainsi au rééquilibrage démographique entre ville et campagne.

La forme du lieu où faire ses courses pourrait être empruntée aux halles ou galeries marchandes puisque cela permet d’éviter les « parcours clients » des hypermarchés de la société actuelle au milieux de rayons de marchandises dont l’achat n’est pas prévu. Les galeries sont un ensemble de boutiques thématiques approvisionnées essentiellement de la marque issue des monopoles précédemment socialisés.

Ainsi, on a d’une part l’alimentaire sec, de l’autre les fruits et légumes, ou encore la parapharmacie, les produits d’entretien, etc. La qualité est mise en avant car mise à disposition du peuple tout entier, que cela concerne l’alimentation, l’habillement, l’ameublement, etc.

Les galeries sont couvertes et il est possible de ramener les chariots jusque chez soi, jusqu’aux prochaines courses. Pour les personnes âgées et le parent faisant les courses en présence d’enfants en bas âge, les halles emploient des personnes affectées à l’aide aux course et à la restauration du lien social.

Coupole en vitrail dans le magasin Printemps (Paris) reconstruit en style néo-classique en 1883

Le beau redevient un critère essentiel aux nouvelles constructions, y compris pour les halles. Leur architecture se réfère au classicisme et les ornements empruntent à différents courants figuratifs du classicisme à l’art nouveau.

Les halles socialistes sont réellement des lieux de flâneries où l’on se croise aussi bien à faire ses courses qu’à admirer les bas reliefs, tableaux, vitraux et statues représentant la Nature, les animaux ou des moments clefs de l’Histoire de l’humanité. Ce lieu, comme le reste des villes et communes populaires sont décorés avec goût pour fêter les solstices et les dates clefs de l’Histoire mondiale du mouvement ouvrier.

En somme une halle socialiste se doit d’être un carrefour entre le musée, l’architecture et la satisfaction des besoins humains. La halle a comme aspect principal de mettre en exergue le contrôle par le peuple des forces productives permettant de satisfaire les besoins. Contrairement aux grands magasins bourgeois, les halles socialistes ne font pas dans la démesure, l’objectif est de faire du beau simplement, et néanmoins répandu sur tout le territoire.

Retrouver des lieux de consommation agréables ne pourra se faire qu’avec le socialisme puisque les modalités d’accumulation du capital poussent à réduire le bâtis au fonctionnel et poussent ceux-ci en dehors des villes. Cette incapacité à faire du beau, de la qualité et de l’écologique est d’ailleurs une des choses qui va pousser inéluctablement l’Humanité dans l’ère du Socialisme.

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L’effacement de la peinture par le capitalisme

C’est l’une des grandes caractéristiques de la décadence de la société française et de la crise du capitalisme en général. La peinture, autrefois valorisée et considérée comme le summum de la culture avec la musique classique, est effacée. Elle ne représente plus qu’un arrière-plan sans insistance, à découvrir dans les musées ou les expositions.

Les expositions ne désemplissent pas d’ailleurs. Mais elles se répètent à l’infini, leur caractère est ouvertement commercial comme en témoignent les kilos d’objets divers de consommation qu’on trouve dans la petite salle en bout de visite. Et surtout, on est dans le racolage pittoresque, il faut que les peintures frappent et qu’on retienne l’exposition, seulement l’exposition.

C’est tout un esprit de synthèse qui a ici disparu ; la bourgeoisie, par le passé, s’efforçait au moins de conserver les apparences et de reconnaître dans la composition d’une peinture un aboutissement formidable de l’esprit civilisé. Il n’y a plus de place pour cela désormais, alors que triomphe l’art contemporain, cette négation complète de l’image composée.

Boris Koustodiev, Portrait de Renée Ivanovna Notgaft, 1909

La peinture est devenu, en soi, révolutionnaire. Elle exige en effet une attention prolongée, ce que le capitalisme réfute ; elle demande qu’on ait l’esprit de synthèse pour saisir la composition, ce que le capitalisme condamne. La peinture a une dimension totale et pour cette raison, elle s’oppose frontalement au capitalisme pour qui tout est relatif.

Il y a également, on ne saurait assez le souligner, la question de l’harmonie. Le capitalisme ne produit que des monstres : des monstres économiques, des monstres sur le plan des sentiments, des monstres sur le plan des émotions, des monstres d’indifférence ! La peinture exige la beauté, non pas en soi, mais comme expression d’une harmonie, d’une cohérence positive.

C’est pour cela que le capitalisme efface la peinture, et qu’à l’opposé la révolution doit de manière ininterrompue appuyer ses propos, ses analyses, par des peintures. Au propos synthétique doit répondre une peinture, comme illustration, comme exemple de synthèse, comme rappel que ce qui compte, c’est la composition.

Evelyn De Morgan, Nuit et sommeil, 1878

Un autre aspect évidemment marquant, c’est que la peinture s’appuie sur le réalisme, et que dans le capitalisme plus personne ne veut être réaliste. Dans la société de consommation, les gens rêvent leur vie, ils vivent leur vie par procuration. En consommant, on fuit, on remplit le vide ou du moins on essaie.

Cela ne veut pas dire que consommer soit mal en soi, bien au contraire puisque la consommation permet la culture. Acheter un ouvrage sur la peinture flamande relève de la consommation. Cependant, il en reste quelque chose, en soi, d’une part, et chez soi, en tant que livre. Ce n’est pas quelque chose de vain, d’éphémère.

Prendre la vie telle qu’elle est, voilà ce que fait le peintre authentique, et sa capacité à reconnaître le réel, à l’accepter, est une leçon qui devrait être permanente.

Bartolomé Esteban Murillo, Les Mangeurs de melon et de raisin, vers 1650

Enfin, la peinture touche la vie intérieure. Quand on regarde une peinture, on n’est pas là pour faire étalage, pour être bruyant. On est simplement soi-même, avec sa sensibilité entière qui découvre la composition, qui est happée par la composition.

La peinture est ainsi personnelle et culturelle, pas individuelle et consommable. C’est là sa force, et c’est là sa faiblesse dans le capitalisme. Car qu’elle relève de l’Histoire, cette Histoire que le capitalisme veut effacer afin de prétendre être éternel. La peinture est un danger pour le capitalisme, car elle exige l’époque, chaque composition s’inscrit de manière sensible dans un réel bien déterminé.

Iouri Pimenov, Nouveau Moscou, 1937

Il faut bien comprendre ici une chose. La révolution sera faite par deux types de gens. Si on prend la peinture, cela donnera cela :

  • des gens désireux de protéger la peinture, de la prolonger ;
  • des gens qui ne connaissent rien à la peinture, car le capitalisme aura réussi à l’effacer chez eux.

Cette opposition peut se retrouver dans tous les domaines. Il y aura ceux qui ont une filiation avec une thématique et constateront la décadence… Et il y aura ceux qui seront le produit de la décadence et qui auront compris que tout est insupportable, sans pour autant s’appuyer sur un domaine particulier.

Le décalage sera très grand entre ces deux types de gens, qui forment les deux aspects de la révolution. La révolution réussira en sachant rendre productive leur contradiction.

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Casse-noisette va rétablir Noël

Noël est devenu un prétexte à l’achat de n’importe quoi sur internet, distribué n’importe comment dans des points relais. Tout est fait dans la précipitation et en même temps machinalement, et les cadeaux n’ont pas de personnalité, ils ne sont plus adaptés aux gens.

Les aristocrates ou ceux qui s’imaginent l’être diront qu’on a troqué la qualité contre la quantité. Ce n’est même pas sûr. Mais admettons, peut-on pour autant revenir en arrière? Pas du tout, il vaut mieux profiter de la capacité énorme des forces productives pour faire mieux.

Il suffit que les gens aient du goût et à ce moment-là ils choisiront de manière à la fois naturelle et culturelle. La magie de Noël pourra alors opérer, car s’adressant à chacun personnellement. Et qui peut faire tout cela? Casse-noisette qui remplace le père Noël !

Ce n’est pas seulement que le ballet Casse-noisette de Tchaïkovski est charmant, incontournable. C’est qu’il plaît de manière universelle et même s’il y a une dimension commerciale dans le phénomène, depuis plusieurs années en France la figurine du casse-noisette est devenue régulière au moment de Noël. C’est assez notable quand on sait que le régime ukrainien fait un lobbying de folie pour interdire tout ce qui est russe, Tolstoï et Dostoïevsky en tête.

De plus, il y a l’arrière-plan littéraire. Il est vrai que le roman d’Ernst Theodor Amadeus (E.T.A.) Hoffmann est assez difficile à lire et peut-être un peu sombre dans son ambiance, malgré la magie. Cependant, cela renforce la dimension culturelle. Un ballet, un roman… c’est autre chose que Coca-Cola ayant forcé l’introduction du Père Noël.

C’est d’ailleurs ici une contradiction qui doit nous intéresser en premier lieu. Il y a un côté désuet, passéiste dans Casse-noisette. Et c’est très bien, car cela montre bien que c’est un héritage historique. Exactement ce que le capitalisme ne supporte pas, de par son besoin de tout déconstruire, de tout recycler. Ce n’est pas non plus de l’idéalisme réactionnaire, car c’est de la vraie culture, allemande puis russe, atteignant l’universel.

Bref, c’est du classicisme et le socialisme défend le classicisme!

Noël a bien mérité un ballet, plein de légèreté et de féérie. Casse-noisette peut rétablir Noël, il en a les moyens. Il y a ici suffisamment d’ampleur, de profondeur, pour faire s’exprimer les esprits avec intelligence et bienveillance. C’est de cela dont les enfants ont besoin, et d’ailleurs Noël ne doit être que pour eux.

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Diane, Actéon et le professeur des collèges

Il en faut bien peu pour désarçonner les adultes à l’époque du capitalisme moderne ; même des élèves de sixième peuvent ébranler un professeur au collège. Tel est le triste panorama d’une société libérale où aucune valeur n’est considérée comme intouchable. Le détonateur de l’affaire dont on parle ici est pourtant une peinture, du 17e siècle qui plus est, et on pourrait s’imaginer que face à une œuvre d’art, c’est le respect qui prime.

Cependant, comme le capitalisme massacre l’art avec ses carrés noirs, ses lignes blanches plus ou moins blanches et ses « installations » contemporaines, la peinture est désacralisée par les nouveaux barbares.

Le tableau dont on parle ici, c’est Diane et Actéon, de Giuseppe Cesari, dit Il Cavalier d’Arpino ou Le Cavalier d’Arpin. Il date du début du 17e siècle et se trouve au Louvre. Les personnages féminins ne sont pas forcément bien représentées, le personnage masculin est lui trop formel, mais la composition est admirable et il y a un sens du mouvement.

Dans cet épisode de la mythologie gréco-romaine, en effet, Actéon tombe sur la déesse Diane en train de prendre un bain et celle-ci pour se venger le transforme en cerf. Actéon est alors dévoré par ses chiens de chasse. L’épisode est raconté dans les Métamorphoses d’Ovide (III, 138-252).

On comprend tout de suite la portée de cet épisode, qui est à la fois en défense des femmes face à la convoitise des hommes, et un témoignage de comment les déesses-mères de l’humanité première ont été intégrées dans le panorama mythologique.

De manière plus approfondie, on peut y voir une expression de la violence latente en chaque femme en raison de la soumission générale des femmes depuis l’élevage et l’agriculture. C’est tout un potentiel de rage en défense de son intimité qui s’exprime ici et c’est sans nul doute l’aspect le plus intéressant.

Au milieu du 17e siècle, le thème a été repris par Rembrandt, mais c’est forcément plus obscurci que dans la peinture italienne et, surtout, il y a une dimension photographique nuisant au propos « philosophique ».

Rembrandt, Diane et ses nymphes surprises au bain par Actéon

On trouve le même défaut, mais sans le réalisme et de manière plus anecdotique dans la peinture réalisée cent ans plus tôt par le Titien. On y retrouve par contre toute une préciosité du détail à l’italienne.

Le Titien, Diane et Actéon

Le tableau de Cesari a en tout cas été prétexte début décembre 2023 à un droit de retrait de la part des professeurs du collège Jacques-Quartier d’Issou, dans les Yvelines, en périphérie de Paris. La présentation de la peinture par un professeur de français a en effet provoqué des troubles en raison de la nudité des femmes, troubles qu’on devine liés à l’Islam sans que ce ne soit jamais dit.

Et comme le collège est rempli d’élèves livrés à eux-mêmes et de parents égocentriques pour qui leur enfant est roi, le tout dans une abandon social et une décadence culturelle, alors forcément, cela tourne au drame. Et on ne saurait être sauvé par l’idéalisme, à la fois cosmopolite et de la démesure, de pseudos gens de gauche, comme la secrétaire générale du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES-FSU) Sophie Vénétitay, qui vient expliquer qu’à ce stade rien ne montre que c’est la religion qui pose problème.

On notera ici d’ailleurs un aspect marquant. Mahomet était un porteur de civilisation et il a amené les tribus arabes à un niveau supérieur. Pour s’opposer frontalement aux superstitions, il a toutefois été dans l’optique d’interdire tant la musique que toute représentation d’êtres vivants. Il visait en fait les cultes mystiques, le paganisme avec ses chants, ses cultes, etc.

On sait comment l’Islam a pu composer avec cela, par exemple avec les miniatures persanes qui représentent tout de même des êtres vivants, ou bien avec l’architecture islamique justement produit de la non-possibilité de développer la peinture. Inversement, ces interdictions ont été largement utilisées par l’obscurantisme de l’armée et du clergé, qui ont fini par étouffer la civilisation islamique jusqu’à son effacement.

Mais donc, au sens strict, aucun musulman ne peut, non pas simplement regarder ce tableau, mais même n’importe quel tableau représentant des êtres vivants. Pour « déradicaliser », il suffirait de cours de peinture et de cours de musique. Bien entendu, une société libérale ne peut pas mettre cela en place, car cela serait rendre « absolu » certaines valeurs.

« Sacraliser » la peinture, c’est « sacraliser » l’Histoire, c’est affirmer l’universel. Le capitalisme ne peut pas faire faire cela, car il relativise tout. L’héritage culturel n’est bon pour lui que comme base de recyclage, et son horizon c’est de toutes façons Harry Potter.

Voilà comment on se retrouve avec des élèves de 6e en révolte contre la peinture, et avec des professeurs incapables de protéger la civilisation. Les uns sont idiots façonnés par leurs parents, les réseaux sociaux et la consommation, les autres des lâches qui n’assument rien au nom du confort occidental.

Et les Français qui voient ça, choqués, mais ne valant pas mieux, vont dire à l’extrême-Droite de régler tout ça. Voilà le panorama d’une France sans dimension, sans envergure, incapable de porter encore le Socialisme.

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Radio Classique, AOC, France Culture et Zhang Zhang

La polémique de la fin de l’année 2023 sur la musique classique est exemplaire et mérite d’être connue. En voici les étapes.

1. Tout part d‘AOC (Analyse Opinion Critique), qui est une sorte d’équivalent d’agauche.org mais en mode payant et avec une démarche d’universitaire contemplatif. Dans un article (payant), un professeur de l’École des hautes études en sciences sociales – pour faire simple un centre parisien de « sciences sociales » qui est le bastion des bourgeois intellectuels de gauche – attaque Radio Classique.

En voici les traits principaux :

« Radio Classique est une station de radio du groupe LVMH, dirigé par Bernard Arnault. Cet empire est connu pour ses activités dans le secteur du luxe (Louis Vuitton, Moët Hennessy, Fendi, Tiffany, Christian Dior, etc.) […].

Radio Classique se présente elle-même comme « le premier média en France sur la musique classique » que ce soit sur l’écoute, le streaming ou les podcasts. Officiellement, le positionnement de cette station s’ordonne autour de trois axes – la musique, l’information et la culture – mais en fait il est profondément politique et ancré à droite […].

Par « musique classique », on entend « classiquement », si l’on peut dire, la musique occidentale, savante et écrite s’étendant du Moyen-Âge à 1945. C’est sur cette conception, implicitement assumée par Radio Classique que s’appuie cette station de radio.

Fidèle auditeur depuis plusieurs années, j’ai pu noter que la plupart des morceaux de musique diffusés était puisée dans une séquence temporelle s’étendant du XVIIe à la première moitié du XXe siècle, pour résumer de Haendel, Bach et Scarlatti à Mahler et Rachmaninov. Sont donc exclues de ce répertoire ce que l’on nomme la musique populaire occidentale non écrite ainsi que la musique classique contemporaine (Schönberg, Berg, Webern, Boulez, Stockhausen, Messiaen, Cage). Sont exclues également les musiques non-occidentales (…).

Le socle de la programmation de Radio Classique est donc constitué par un bloc musical « blanc » et conservateur. Ce socle fait lui-même partie d’un environnement artistique, culturel et journalistique bourgeois et de droite. »

Radio Classique ou la production d’une culture musicale « blanche » et de bon ton

L’article parle également de :

« la forme « concert » de musique classique, qui est le mode de consommation bourgeois par excellence ».

Radio Classique ou la production d’une culture musicale « blanche » et de bon ton

Cette dénonciation du concert de musique classique comme bourgeois « par excellence » est typique des bourgeois de gauche, avides de décadence anti-historique sous prétexte de modernité. Sous prétexte de critiquer la manipulation du classique par la bourgeoisie conservatrice, on en arrive à un appel au nihilisme moderne.

2. L’article d’AOC, passé forcément inaperçu de par le caractère confidentiel du site, date du 20 novembre 2023. La polémique prend une réelle dimension avec une chronique sur France Culture, le 27 novembre. Dans « Radio Classique, une radio conservatrice ? », la chroniqueuse s’appuie sur l’article d’AOC, pour en accentuer les traits.

Et, il faut le dire, le caricaturer. L’article sur AOC est très sérieux, on peut en rejeter le contenu mais son auteur a indéniablement une solide culture. Ce qui est raconté sur France Culture est par contre du niveau d’un compte Twitter.

« Parlons musique en effet, puisque c’est ça qu’on entend surtout et qu’on cherche quand on écoute Radio Classique. L’article de Jean-Loup Amselle mériterait sans doute d’être approfondi sur cette thèse, selon laquelle le choix éditorial des morceaux passés à l’antenne est à l’avenant des publicités et des contenus parlés : une musique classique qui se situe principalement entre Haendel et Rachmaninov, très peu d’incursions dans la musique du 20e siècle, très peu aussi dans la musique non-occidentale.

Après petite vérification sur le site, qui liste les morceaux passés dans l’heure, c’est une évidence : Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann : la musique classique, c’est comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres en dehors de Radio Classique, la musique blanche, composée entre 1680 et 1890 : c’est la musique classique qu’on identifie immédiatement, même si on n’est pas connaisseur, c’est en fait, de la mélodie.

C’est à ce mot que j’ai pensé tout de suite vendredi devant mon poste, à l’écoute de cette fin de sonate de Mozart parmi les plus connues et de ce début de concerto de Bach, un tube du classique, autant de morceaux poncés par la publicité ou le septième art, de chefs-d’œuvre qu’on n’entend plus vraiment ainsi diffusés en playlist, sans être édités, sans commentaire sur la spécificité de leur interprétation – une sorte de bruit de fond, jolie mélodie, très à l’opposé de la culture mélomane.

Dans le fond, Radio classique, c’est un peu le “Chante France” de la musique dite classique. Il y a un devenir variété de ces morceaux juxtaposés ainsi, qui en plus serait une variété des dominants, armée contre le neuf. Pas élitiste, c’est facile d’écouter Radio Classique, seulement bourgeois. »

Radio Classique, une radio conservatrice ?

Assimiler la musique classique à la mélodie, c’est ne rien comprendre à la musique classique. La musique classique, c’est en effet tout sauf seulement la mélodie, car celle-ci est associée au contrepoint. C’est Bach qui est le premier à inaugurer l’association de « l’harmonie » et du « contrepoint ».

Le « rap », tel qu’on le connaît depuis les années 2000, se contente de mélodie, par exemple ; il n’y a pas différentes couches musicales se superposant, se renforçant, se combinant. C’est pourquoi Kanye West, Travis Scott, Frank Ocean… ne font pas du « rap », car eux mélangent, combinent, superposent, cherchent à synthétiser.

On pourrait penser que la chroniqueuse de France Culture veut en fait critiquer la musicalité facile, cet esprit d’opérette, voire d’opéra, où l’on retient juste un air sans chercher plus loin. Sauf que ce n’est pas le cas, dans la mesure où la chroniqueuse parle de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann.

On parle ici de géants de la musique, d’une ingéniosité formidable. Ce que la chroniqueuse dénonce en réalité, ce n’est pas la mélodie, c’est l’harmonie. C’est conforme au capitalisme en guerre contre l’harmonie, car il est décadent, court à sa perte et veut tout prendre avec lui dans les enfers de la destruction.

3. Le Figaro est rentré dans la bataille le 1er novembre 2023. Ce quotidien est conservateur politiquement, mais sur le plan des valeurs il est très libéral à l’américaine, et cette incohérence l’amène à se contredire régulièrement. Ici, il prend les choses politiquement en interrogeant Zhang Zhang, violoniste membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Elle avait déjà pris la parole dans Le Figaro début 2021 pour refuser le principe de critères ethniques pour l’appartenance à un orchestre.

Voici ce que cela donne :

« LE FIGARO. – Dans un billet d’humeur sur France Culture, une chroniqueuse s’en prend à la programmation de Radio Classique: «Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann : la musique classique, c’est comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres en dehors de Radio Classique, la musique blanche, composée entre 1680 et 1890 […] très à l’opposé de la culture mélomane». En tant que violoniste, quel regard portez-vous sur ces propos ? »LE FIGARO. – Dans un billet d’humeur sur France Culture, une chroniqueuse s’en prend à la programmation de Radio Classique: «Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann : la musique classique, c’est comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres en dehors de Radio Classique, la musique blanche, composée entre 1680 et 1890 […] très à l’opposé de la culture mélomane». En tant que violoniste, quel regard portez-vous sur ces propos ?

ZHANG ZHANG. – Tout d’abord, quels sont les critères pour être «mélomane» ? Qu’est-ce que la culture mélomane exactement ? Y a-t-il une liste spécifique de musique qu’ils doivent apprécier pour se qualifier ?

En tant que musicienne classique non-blanche, et comme pour des millions de personnes sur cette planète, ce qu’ils appellent la «musique blanche» est considéré comme un patrimoine commun célébrant notre humanité.

Partout dans le monde, des artistes et des mélomanes de toutes origines et de toutes cultures écoutent, apprennent, partagent, jouent et apprécient cette musique. »

Zhang Zhang: «Quand France Culture s’offusque que Radio Classique diffuse de la musique… classique»

C’est une défense de l’universel, mais qui a des limites. Zhang Zhang fait en effet ensuite l’éloge du libéralisme où chacun peut apprécier ce qu’il veut, et qu’on laisse les gens qui apprécient la musique classique en écouter, sans avoir à leur dire de le faire ou de le faire différemment.

4. La Gauche historique défend la musique classique et le classicisme en général, au nom de l’héritage historique. Si Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann sont des classiques, c’est d’ailleurs avant tout parce qu’ils ont réussi à intégrer les airs populaires de leur époque, cette musicalité du peuple qui flotte dans la culture, dans leurs propres œuvres. Il suffit de s’intéresser à leur parcours pour voir comment ils sont ancrés dans la musique populaire.

Naturellement, le capitalisme veut tout dissoudre en marchandises et partant de là, récuse le classicisme. C’est récent, car jusqu’à 1989, la bourgeoisie faisait tout pour s’approprier à l’inverse la musique classique, afin de se prétendre porteuse de civilisation.

D’où un conflit inévitable entre les bobos « modernes » qui veulent du bruit et rejettent le principe d’harmonie, et les bourgeois « à l’ancienne ».

Mais les bourgeois « à l’ancienne » peuvent-ils encore porter la musique classique ? Absolument pas. Là est la différence entre les bobos de gauche qui veulent supprimer la musique classique et la gauche historique qui considère que le prolétariat doit sauver la musique classique.

Radio Classique appartient en effet au groupe Les Échos-Le Parisien, au même titre que les quotidiens Les Échos et Le Parisien, la revue mensuelle Connaissance des arts, la chaîne Mezzo, le site Boursier.com et l’institut Opinion Way. Ce groupe appartient lui-même à LVMH – Moët Hennessy Louis Vuitton, où on retrouve Louis Vuitton et Christian Dior, les champagnes Moët & Chandon et Dom Pérignon, les montres et bijoux Bulgari et TAG Heuer, les magasins Le Bon Marché et Sephora, etc.

On a là affaire à un monopole et ce monopole appuie à la fois l’esprit de marchandisation généralisée et l’art contemporain, les deux allant de pair. Partant de là, la musique classique est forcément condamnée. Il y aura des concerts de musique classique tant que des gens au-dessus de trente ans seront encore suffisamment éduqués pour en apprécier ou du moins en respecter la signification. Mais plus ces générations disparaîtront et plus le capitalisme procédera à la liquidation de la musique classique.

Il suffit d’ailleurs de voir que, disposant de toujours moins de culture, les bourgeois « mélomanes » tendent à une musique classique de prêt à porter et d’entre-soi, sans esprit ni profondeur, ce que dénoncent à juste titre les bobos de gauche… Sauf que les bobos de gauche ont comme réponse à ce problème le culte du bruit nihiliste et subjectiviste, présenté comme « contemporain ».

C’est pourquoi, en réalité, le camp du Socialisme gagnera forcément à lui des bourgeois éduqués, désireux de préserver l’héritage. C’est ce qui arrivé au moment de la révolution russe, où nombre de compositeurs qui avaient pris la fuite sont revenus et ont participé à la culture soviétique. Il est bien connu que l’URSS est indissociable de la musique classique, tout comme en architecture le classicisme était la grande orientation (ainsi que dans les démocraties populaires, en RDA par exemple).

Il ne faut pas se faire piéger par les bobos modernes nihilistes ni les conservateurs idéalistes asséchés ; il faut préserver l’héritage, se mettre à son niveau, et ainsi être reconnu historiquement comme les porteurs réels de la civilisation.

Qu’il en soit comme à la fin de la Flûte enchantée, où l’obscurité est chassée, alors que triomphent les Lumières et l’ordre harmonieux… « Lumière éternelle, Dissipe la nuit, Détruis la puissance Conquise par l’erreur ! Paix à vous, mes frères, O vainqueurs de la Nuit ! »

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Le minable Musée de la Marine à Paris

Les Français tendent toujours à l’océan, où qu’ils soient dans le pays. Ce n’est pas le même océan qui les attire ; on ne trouve pas le même esprit dans le ciel de Biarritz et celui de la Normandie, sur les plages de Bretagne ou de la Côte d’Azur. Mais la France est indissociable de sa vaste côte bleue et Baudelaire ne sera jamais oublié dans le pays rien que pour son mot si français dans l’esprit : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ».

La réouverture du Musée de la Marine à Paris se devait donc d’être à la hauteur de la tradition. Situé sur la place du Trocadéro, à deux pas de la Tour Eiffel, ce Musée est d’ailleurs une version amiral, puisqu’il en existe également à Port-Louis en Bretagne, Rochefort, Brest, Toulon. Et au bout de six années de travaux, le résultat est en effet là : le musée est massif, extrêmement rempli d’objets souvent grands, prêts à frapper les esprits.

Le drame, c’est qu’il n’y a aucun charme, contrairement à la version précédente qui profitait du charme suranné d’un certain romantisme qui, pour aussi passéiste qu’il était, avait le mérite d’être historique. Désormais, le capitalisme est passé par là et même le romantisme marin national-agressif, dont la principale figure était les corsaires, a disparu.

Le Musée est désormais indubitablement et unilatéralement une oeuvre idéologique, visant à légitimer, par une savante disposition du parcours, une avancée de l’histoire marine française dont l’aboutissement seraient un porte-avion et des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins – on parle ici de missiles nucléaires.

Le discours d’Emmanuel Macron pour l’ouverture, fin novembre 2023, reflète le caractère forcé de la démarche, qui ne manque pas de sauter aux yeux lorsqu’on visite le musée. Lorsqu’il souligne qu’il y aura la guerre sur l’océan au 21e siècle, il donne la clef de la nature et de la fonction du musée, qui dispose par ailleurs de multiples salles pour conférences et ateliers à vocation propagandiste.

De manière cocasse, on notera l’anecdote que le musée abrite au milieu d’innombrables objets sur le thème du sauvetage en mer, un gilet de sauvetage de SOS Méditerranée, l’ONG de la bourgeoisie « de gauche » qui accompagne l’émigration forcée depuis le tiers-monde pour disposer d’une main d’oeuvre corvéable à merci. Ne manquent plus que les drapeaux de l’Otan et LGBT.

Militarisme et apparence démocratique se côtoient donc dans une sorte de syncrétisme très mal ficelé ; l’endroit est aussi propre et vaste que sans âme et froid. Même les tableaux représentant la vie des marins semblent avoir été placés dans le musée de manière purement symbolique, parce qu’il le fallait bien.

Ceux qu’on peut voir ont un intérêt d’ailleurs plutôt naturaliste, avec un goût facile pour le pittoresque, le facile. On notera toutefois un tableau dont il est dommage de ne pas disposer d’une photo de qualité. A la mer, triptyque de 1902 d’Albert Guillaume Desmarest est en effet à remarquer. La vieille mer dit au revoir à son fils, celui-ci meurt en mer, et c’est le cercueil qu’elle récupère. Un reflet terrible de la vie si précaire des marins, à laquelle on trouve une simple allusion dans le musée, de par la dimension anti-populaire. Le public visé, c’est celui des adultes appréciant les catamarans et des enfants fascinés par les bateaux de guerre. La France, moisie, ne peut pas viser mieux.

Le Dîner de l’équipage de Julien Le Blant, de 1884, est également très intéressant. On reconnaît toutefois facilement le problème fondamental. La mer, en France, c’est historiquement celle de l’armée obsédée par ses faits d’armes et celle d’activités de pêche artisanale très difficiles et ainsi très marquées par la religion catholique. On retombe, qu’on le veuille ou non, très aisément dans la logique historique de la bourgeoisie.

Il faut utiliser les grands mots et le dire : sans révolution culturelle dans le rapport à l’océan, les Français résument celui-ci à des bords de plage, du poisson à manger, des catamarans et des bateaux de guerre. Il y aura bien des gens pour s’intéresser à la dimension scientifique, mais cela reste soumis aux impératifs « nationaux ». Quant à la Nature, elle est réduite à quelques peluches dans la boutique finale du musée, très riches bien sûr en multiples habits et gadgets marins à la française, hors de prix comme il se doit.

En fait, le musée est à l’image de la France : dépassé et forcé, il est condamné à être refait. Heureusement, la solution, elle est très simple. Lorsque le drapeau rouge flottera, il faudra refaire tout le musée en se fondant sur 20 000 lieux sous les mers. Voilà une porte d’entrée historique française et une porte de sortie vers la compréhension à la fois scientifique et sensible de l’océan.

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Nescafé et le métissage avec la Cumbia

Nous sommes en 1981 et la multinationale Nestlé lance une campagne internationale pour son café soluble, Nescafé (dont le nom mixe Nestlé et Café). La chanson à l’arrière-plan atteint une formidable popularité, avec son air entraînant.

Voici la chanson utilisée pour la publicité, qui a atteint une grande renommée alors, tant en France (et d’autres pays européens) qu’en Amérique latine.

Par la suite, Nestlé a dû sacrément mettre à la poche et payer les ayant-droits. La chanson était en effet une reprise. C’est bien de la Cumbia, une musique colombienne d’esclaves africains passée au prisme des influences des Caraïbes et amérindiennes, tant au niveau des innombrables instruments que du tempo, du refrain, etc.

Cependant, la chanson originale de 1977 relevait de la Cumbia du Pérou, qui a eu une influence du rock psychédélique notamment. On est dans le métissage le plus complet, la synthèse en pleine action (les post-modernes diraient que c’est de la « réappropriation culturelle »).

Si la chanson originale n’est pas extraordinaire, la Cumbia péruvienne, ou Chicha, ou Cumbia tropicale andine, dispose d’un patrimoine exceptionnel, dont voici deux exemples résolument bluffants.

La chicha est née du départ de paysans andins pour la banlieue de Lima ; on est ici à une époque où ces zones, tant les Andes que les banlieues de Lima, vont justement former le bastion des maoïstes du Parti Communiste du Pérou (le fameux « Sentier lumineux » des médias).

La Cumbia dans sa version moderne est pour ainsi dire une musique typique de ces paysans débarquant dans l’urbanisation, avec la rencontre de la musique traditionnelle et de son souci populaire d’un côté, des instruments modernes et de l’approfondissement musical expérimental de l’autre.

On retrouve la Cumbia dans la plupart des pays d’Amérique latine suivant ce modèle. Voici un exemple d’Argentine, avec un sous-genre populaire-vulgaire qui eut son succès.

Chaque pays latino-américain a même repris la Cumbia à sa manière, ou emprunté un style d’un autre pays pour l’adapter à sa manière, pour le meilleur et le pire, car ce sont des musiques populaires et on tombe malheureusement aisément dans le côté facile, commercial.

Si on ajoute à cela que chaque région est très riche musicalement, cela donne une multitude sans fin de genres et de sous-genres de Cumbia, avec à chaque fois – en raison de l’esprit latino – une codification extrême du style dans l’apparence et la danse. C’est enjoué, mais cadencé, libéré mais très cadré, dans ce paradoxe typiquement latino-américain.

Rien que pour les variantes mexicaines cela donne comme liste de genre : Cumbia norteña, Cumbia Texmex, Tecnocumbia, Cumbia sonidera, Cumbia del sureste, Cumbia Sureña mexicana, Cumbia Andina Mexicana, Cumbia Banda, Cumbia saxofonera, Cumbia rock, Cumbia mariachi, Cumbia poblana, Cumbia peñonera, Cumbia texana, Cumbia ranchera, Cumbia grupera ou tecnocumbia, Cumbia estadounidense, Cumbia ska, Cumbia Tribalera, Electro Cumbia, Cumbia huapango/Cumbia huapanguera o de la huasteca y michoacana.

Voici un exemple avec la représentante de son propre style, la « Anarcumbia » à l’esprit féministe assumé, attention hypnose musicale garantie.

Pour finir, voici un mix de la nouvelle vague Cumbia chilienne, encore un témoignage du côté circulaire et entraînant de la Cumbia.

La publicité de Nescafé relevait classiquement de la « mondialisation » et on cerne ici bien les deux aspects. D’un côté, c’est du capitalisme, de l’autre il y a l’inexorable avancée dans la rencontre – fusion des masses mondiales.

Et ce on devine comment, même quand l’humanité sera unifiée, il y aura fusion et refusion dans un mouvement infini !

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Biensüre, l’amitié anatolienne

Biensüre est un groupe originaire de Marseille ayant sorti son premier album au titre éponyme en 2022. Il s’agit de sept morceaux dansants dans leur style particulier, que les quatre membres qualifient de « psychédelisco anatolien ».

Se dire de l’Anatolie est pour eux une manière de prôner artistiquement un rassemblement autour de la méditerranée, un échantillon d’amitié entre les peuples. Parler d’Anatolie est d’ailleurs historiquement un marqueur pour les gens de gauche liés de près ou de loin à l’actuelle Turquie.

C’est que Hakan Toprak, le chanteur, lyriciste et joueur de saz est un kurde de Turquie et Anselme Kavoukdjian (clavier) est d’origine arménienne de Turquie. Hakan chante à propos de l’exil, de l’amour et de l’amitié.

L’influence « Kraftwerk » est flagrante dans ce morceau.

« Anatolien » car le saz est leur signature. Le saz est un instrument à corde, à la manière d’une guitare, que l’on trouve en Perse jusqu’à 3000 ans avant notre ère. Il est donc un liant de la musique que l’on trouve en Turquie, Grèce, Azerbaïdjan et Arménie mais aussi jusque dans le Caucase, la Crimée et les Balkans.

On le trouve dans des musiques traditionnelles et plus récemment dans la scène disco turque des années 1980 dans laquelle Hakan a baigné.

L’influence turque ne sera donc pas nationale, mais liée à une très grande histoire culturelle et de mélange des peuples. Ce mélange continue avec l’influence du batteur, Milan Petrucci, amateur de techno et de cold wave façon New Order qui n’hésite d’ailleurs pas à saluer Deli Teli, un groupe de musique grec.

Dans le clip de Muhabbet il arbore d’ailleurs un t-shirt Versace « greca » avec un motif clé grecque identique à celui du logo de la marque, inspiré directement de la mythologie grecque. Ici il s’agit d’un logo des années 1990, c’est très fin, très branché, très marseillais et sûrement pas laissé au hasard.

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« Barnyard deck », le skateboard des années 1990

Le skateboard n’est pas simplement une approche, mais une culture, un life style. Il fait partie d’une vague née dans le milieu des années 1980 et ayant pris son véritable envol moderne dans les années 1990.

Dans les années 1990-2000, aller vers la culture skateboard, ou même devenir carrément un skateur, était une perspective qui se voulait à la marge de la société. Non pas tant contestataire ou rebelle, qu’alternatif, à la marge, en dehors du monde, désengagé du cours normal des choses.

On se mettait au skateboard pour s’échapper d’une vie quotidienne marquée par la routine et la morosité, pour se connecter avec toute une contre-culture urbaine allant des vêtements à la musique en passant par la vision du monde faite de désintérêt envers l’école et de refus du travail.

Dans tout cela, il est intéressant de noter que le véganisme et l’amour des animaux n’a pas été intégré au « pack ». Et pourtant, cela n’a pas été sans tentative… Comme en atteste la très connue « barnyard deck », littéralement « planche de la basse-cour », qui a été une planche de skateboard sortie en 1989 qui a marqué son époque.

A cette époque, on est au tournant du skateboard : on passe progressivement de l’approche dite « freestyle » consistant à réaliser des figures sans ne jamais décoller du sol, comme une sorte de gymnastique, à ce qu’est le skateboard moderne avec ses « ollies » et autres variantes infinies de figures, notamment au-dessus de divers obstacles que présente la ville.

Si le « ollie », soit la capacité à passer par-dessus un obstacle grâce à un mouvement coordonné des pieds sur la planche elle-même, est réalisé dès 1976 par Allan Gelfand à l’aide de la rampe d’une piscine, il faut attendre le milieu des années 1980 pour que Rodney Mullen réalise la figure directement dans la rue. Il ouvre alors la boite de pandore avec la réalisation de variantes tels que les « flip », « heelflip », « 3-6 flip », etc.

C’est ce même Rodney Mullen qui fonde en mars 1989 avec Steve Rocco et Mike Vallely la marque « World Industries » qui sera tout un symbole au cours des années 1990-2000. Et les trois skateurs sentent qu’un tournant va s’effectuer qu’il s’agit d’accompagner, voir de révéler.

C’est dans ce contexte qu’est pensé la « barnyard deck » qui n’est autre que le pro-modèle de Mike Vallely chez World Industries. Alors âgé de 29 ans, Mike Vallely est végétarien puis vegan depuis ses 17 ans . Il influencera un autre grand nom du skateboard moderne connu pour la défense du veganisme, Ed Templeton, fondateur en 1993 de la marque « Toy Machine ».

Mike Vallely et une version de la « barnyard deck »

La « Barnyard » est alors un bijou tant sur le plan esthétique que sur le plan technique. Elle offre une forme novatrice pour l’époque, permettant de faire des ollie dans tous les sens possibles, notamment avec l’avant avec le pied inversé (« nollie ») ou en avant avec le pied normal (« fakie ») alors qu’auparavant l’avant d’une planche était plate.

Sur le plan esthétique, le travail graphique de Marc Mckee est avant-gardiste car on parle de planches à l’époque qui sont souvent sans motif élaboré, voir totalement nues.

Surtout on y trouve la mise en avant du véganisme dans la variante fun propre au skateboard. Le graphisme de la planche se lit telle une bande-dessinée, de haut en bas, avec côté roues une scène typique de la vie (capitaliste) à la campagne avec son exploitation animale, son agrobusiness destructeur en haut. En bas les poules et poussins apparaissent en amateurs de hip-hop avec leurs platines vinyles et autre ghetto-blaster. Sur le dessus de la planche, on a le slogan qui sonne comme un credo « Don’t eat my friends ! », le fermier étant écrasé sous une enclume, le poussin enfin libre sur un skateboard.

Réédition en 2015 par la marque de Mike Vallely « Street Plant » de la Barnyard Deck

Mais il n’était pas si curieux de voir le véganisme mis en avant à cette époque. D’une mode à la fin des années 1970, le skateboard était passé à la marginalité dans les années 1980, l’amenant tout naturellement à se connecter au punk hardcore. Mike Vallely sera ainsi le chanteur de « Black Flag » puis de « Revolution Mother ». On a eu de grands noms du skateboard qui sous cette influence passèrent au véganisme, tel que Jamie Thomas, Nyjah Huston, Geoff Rowley, ayant tous abandonné depuis lors.

Même Mike Valley avait cessé d’être vegan à partir de 1999 avant de le redevenir en 2015 après une tournée dans le Kentucky pour le groupe Black Flag où il revit la réalité sordide des abattoirs du coin… Un choix qu’il ne vit plus comme une simple réaction en opposition, mais comme une célébration.

C’est la raison pour la quelle l’esthétique végan de la « barnyard deck » sonne aujourd’hui totalement décalée. Non pas parce qu’elle assume le véganisme mais parce qu’elle exprime une contre-culture presque activiste. Or, dorénavant, il y a de nombreux skateurs végétariens mais aussi vegan sans pour autant que cela passe par un activisme.

Sur le plan particulier, une connexion a été loupée car il aurait pu être possible qu’en 2023 être vegan soit une partie-intégrante de la culture skateboard. Mais sur le plan général, cela signifie la dilution dans un grand ensemble !

Comme tant d’autre contre-culture, comme l’a été pratiquement le véganisme des années 1990-2000, le skateboard ne peut plus être ce qu’il a été dans les années 1990 : une volonté d’affirmer une contre-tendance séparée du reste de la société.

D’ailleurs, si Geoff Rowley, ce skateur emblématique de chez Vans dans les années 2000, a cessé d’être vegan pour devenir un promoteur du mode de vie chasseur c’est bien parce qu’il a refusé la dilution. Au fond, pour lui, comme pour d’autres, le véganisme n’était qu’une promotion existentielle liée à la marginalité et non pas une cause universelle portée par des subversifs.

Un retour sur la « barnyard deck » montre qu’il en est fini des scènes s’affirmant contre ou à la marge du monde car le XXIe siècle porte en lui la synthèse générale !

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Culture & esthétique

Les infâmes sacs Basic Fit

Impossible de manquer la prolifération de ces sacs aux couleurs de la chaîne de salles de musculation Basic Fit, et ce en dépit du bon goût. Ils sont partout depuis quelques temps, résultat d’une opération promotionnelle avec un sac systématiquement offert à l’abonnement d’un an à l’enseigne néerlandaise.

Certains avancent que ce serait un accessoire incontournable de l’année ou encore une publicité réussie… Dire que des gens sont payés pour dire des bêtises pareilles dans des revues à gros tirage et sites spécialisés sur internet. Il est pourtant évident que l’opération se retourne en son contraire et donne des frissons d’angoisse rien qu’à l’idée de fréquenter une de ces salles.

Il n’a pas été pris le temps de faire le portrait des gens qui osent sortir affublés de ce sac publiquement, car si il était originellement imaginé que le sac serait porté fièrement par des hommes et des femmes au corps sculpté par leur assiduité à « la salle », en réalité il s’agit désormais de l’objet incontournable des limbes de la société.

En effet, une large partie de ces sacs offerts à l’adhésion en 2022 a vraisemblablement fini dans les circuits de seconde main en 2023 et plus probable encore dans ceux de charité, compte tenu de leur gratuité et de leur laideur.

Rien que sur la plateforme Vinted, on en trouve environ 450 n’ayant jamais servis, à des prix d’ailleurs ridiculement élevés. C’est déjà un manque de respect pour soi-même et autrui que de vendre un tel objet, à moins d’être guidé par la misère la plus profonde. Pour le français moyen, le sac doit être absolument donné ou refusé à l’inscription, ou mieux, il faut s’en aller pratiquer un vrai sport et éviter à tout prix d’être mêlé à l’origine de ce mal.

Quelle idée déjà de porter un produit dérivé de la sorte ? Avec un logo sans aucune recherche graphique. Et même si on oublie le flocage, avec de telles couleurs et formes, c’est peine perdue. Le sac, au lieu d’épouser le corps et d’offrir des lignes agréables, est une espèce de boursouflure due à ses poches proéminantes et tombe lamentablement sans aucune tenue. Cela contraste évidemment avec l’image dynamique voulue par la marque. On a ensuite cet aspect matelassé qui n’entre en résonance avec rien de connu, ni d’original, à rebours de toute fraîcheur, de toute modernité.

Trop gros pour être utilisé au quotidien de manière esthétique, trop petit pour voyager, il finit logiquement dans les mains de ceux qui se contentent d’errer, l’esprit verrouillé.

On est donc tout à fait à l’abri d’une quelconque tendance, comme cela avait pu être le cas avec l’engouement éclair pour les baskets Lidl.

C’est qu’en fait les gens qui portent les sacs Basic-Fit sont trop perdus pour se poser des questions. Et finalement, l’accessoire finit par montrer aux yeux de tous la laideur ambiante de notre temps.

Le sac Basic-Fit n’est pas un détail, c’est une expression parmi tant d’autres du manque d’ambition collective auquel il faudra bien remédier, avec un haut niveau d’exigences sur tous les plans.

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Les origines guerrières du sport

Le sport est une forme développée des jeux populaires traditionnels et des affrontements aristocratiques codifiés à l’époque féodale. Il existe de nombreuses continuités entre les sports d’aujourd’hui et ces activités, rien n’étant jamais créé ex nihilo

Une grande partie des sports actuels étaient d’abord des arts martiaux. Ils étaient liés à l’activité militaire, mais ont développé petit-à-petit une existence autonome avec une finalité propre, devenant des activités de délassement physique et morale raffinées, strictement codifiées et censées ne plus être dangereuses. 

L’escrime, sport français par excellence, a d’abord été enseigné pour la guerre. Il est devenu ensuite un art martial à mesure que son utilité militaire disparaissait avec le développement de la poudre pour les armes. Il était alors enseigné par des maîtres d’arme et pratiqué en duels.

À la fin du 16e siècle, le Roi Charles IX autorisa les « Maistres Joueurs et Escrimeurs d’Épée de Paris » à former l’Académie des Maistres en faits d’armes de l’Académie du Roy, ce qui va permettre à l’escrime de se structurer en France. Il deviendra un sport au 19e siècle avec la fin des duels et l’utilisation de protections dont le masque à grille ou encore l’utilisation du fleuret en combat (alors qu’il était réservé à l’entraînement). 

Les duels étaient des affrontements à l’épée devant témoin, convoqués par une personne s’estimant offensée. Les motifs pouvaient-être parfois futiles, parfois plus importants, mais les combats étaient normalement très codifiés. Ils pouvaient avoir lieu jusqu’au « premier sang » (le premier qui saigne perd) ou même jusqu’à la mort. Cette pratique était très courante au 16e siècle et a perduré en France jusqu’au 19e siècle, avec encore des centaines de morts par an en duel à cette époque. 

La pratique des duels était déjà une forme plus moderne et plus raffinés des joutes ou pas d’armes de la fin du Moyen-Âge. Ces derniers étaient eux-mêmes des combats issus des tournois de chevaliers.

Les tournois de chevaliers au Moyen-Âge donnaient lieu à de véritables épreuves physiques, se déroulant parfois sur plusieurs jours devant de nombreux spectateurs et avec des acteurs appréciés et ovationnés de manière assez proche des sportifs d’aujourd’hui.  

La savate, ou boxe française, se développe au 19e siècle également sur la base des duels, mais dans une forme plus raffinée et plus codifiée. C’est en quelque sorte l’escrime des pieds et des poings et cela permet des duels sans armes (donc plus discrets et moins risqués). L’intérêt est aussi de se défendre à tout moment, alors que l’usage du port de l’épée a disparu.

La boxe française est également devenue au fur et à mesure un sport, tout en continuant d’être un moyen de défense utile. Elle s’est cependant beaucoup effacée en France du fait de l’arrivée massive d’arts martiaux en provenance d’autres pays, notamment asiatiques. 

La savate, ou boxe française, développe pourtant un caractère national dans sa forme et ses usages. Elle se distingue par exemple fortement de la boxe anglaise, plus rude, moins fine. 

En France, l’armée a joué un rôle important pour le développement et la diffusion des techniques de combat et de la gymnastique, ce qui servira ensuite le développement et la diffusion du sport. 

L’intérêt des techniques de combat et de la gymnastique pour la préparation physique des soldats était évident pour le régime de Louis-Napoléon Bonaparte qui en 1852 ouvra l’École Normale Militaire de Gymnastique de Joinville, dans le bois de Vincennes à Paris.

Y furent mises au point des techniques d’assaut particulières, notamment de canne ou de bâton dont certaines sont toujours enseignées aujourd’hui dans les clubs de savate, ou boxe française, ainsi que dans les écoles de police. 

Après la défaite de 1870 face à l’armée prussienne, l’école se restructura et devint l’École Normale de Gymnastique et d’Escrime. En 1925 elle devint École Supérieure d’Éducation Physique puis s’émancipa des autorités militaires à partir des années 1930.

Elle changea plusieurs fois de nom avant devenir en 1975 l’INSEP (Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance), toujours en activité, mais coupée de ses origines militaires. 

Parallèlement, pour garder une affiliation militaire au sport, fût formé dès 1956 le Bataillon de Joinville, célèbre pour avoir accueilli jusqu’à la fin du 20e siècle des milliers de sportifs de haut niveau pendant leur service militaire. Y sont passé des figures du sport français telles que Michel Platini, Alain Prost, Laurent Fignon, Henri Leconte, etc. 

Le bataillon de Joinville a été dissous avec la suspension du service militaire en 2003. L’armée française continue néanmoins d’accueillir des sportifs de haut niveau sous le statut de Sportifs de Haut Niveau de la Défense (SHND) sous l’égide du Centre national des sports de la Défense (CNSD) (qui est maintenant appelé « bataillon de Joinville » en référence à l’ancien bataillon, bien qu’il n’en soit plus un au sens strict). 

Il est parlé de « l’armée des champions ». Ces engagés doivent participer à quelques stages militaires mais disposent de l’essentiel de leur temps pour leur sport et sont rémunérés pour cela.

Ces sportifs ont surtout un rôle de représentation pour l’Armée, ils n’ont plus vocation à être des militaires au sens strict. Ils sont environs 200 sous contrat chaque année.

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Playlist « Parce que Paris Texas »

Le hip-hop est terminé comme musique. Soit il est devenu une nouvelle musique de variété avec des éléments hyper basiques, soit il est passé dans un mélange très complexe ouvert à toute une série d’autres genres musicaux. La playlist qu’on trouve ici présente cette seconde perspective, en mettant l’accent sur la dimension agressive, nihiliste, révoltée, froide de ce nouveau hip-hop.

Un hip-hop extrêmement travaillé, avec un grand arrière-plan culturel, à rebours du cliché du « rap ». Et comme c’est porté par des personnalités en rupture, il y a une tendance puissante au tourmenté et au grotesque, à l’utopie et au nihilisme. Impossible de rester indemne devant cette déferlante totalement 21e siècle où le hip-hop disparaît en se conjuguant au punk.

Il est commencé ici avec la meilleure chanson de l’album Utopia de Travis Scott, avec une partie notamment incroyable de SZA. Cette vague de froid est rejointe par FML de Kanye West. Initialement, la chanson avait une partie chantée par Travis Scott, mais finalement ce fut la version avec The Weeknd qui fut choisie. La fin de la chanson consiste en un long sample de la chanson « Hit » du groupe post-punk britannique Section 25, datant de 1981 et sur un album coproduit par Ian Curtis du groupe postpunk Joy Division.

Ian Curtis est d’ailleurs la référence incontournable pour des figures majeures de cette tendance historique, comme Vince Staples, Danny Brown, Tyler The Creator, Earl Sweatshirt… Quand on sait que Vince Staples est vegan straight edge et a connu Joy Division grâce aux Mexicains de la rue d’en face… On voit bien qu’on ne peut que gagner et que le capitalisme a déjà perdu. Trop c’est trop, il est dépassé.

Le côté froid de ce hip-hop tourmenté post-hip-hop, si rentre-dedans et dont Travis Scott est un acteur fondamental, se retrouve de manière notable chez Paris Texas, référence à l’incontournable film de Wim Wenders (1984). La chanson Panic!!!, voilà ce qu’est le vrai punk en 2023. Il faut par contre bien l’écouter en entier pour voir la magistrale transition qu’on y trouve, sinon on rate la substance de la démarche et on en reste au premier degré. Une seconde chanson est mise dans la playlist, car inévitablement une part significative des auditeurs basculera dans Paris Texas.

Le début du 21e siècle, pourquoi ? Parce que Paris Texas. Tout va de plus en plus vite, tout se mélange, c’est la grande synthèse et le socialisme, cela va être formidable, de par les associations à l’infini.

En attendant, on est encore dans le capitalisme, et la playlist se conclut par des expressions dont la dimension punk est toujours plus nette, jusqu’au nihilisme. Une vraie playlist pour saisir l’esprit d’une époque.

La voici (en lecture automatique) suivie de la track list.

1. Travis Scott – Telekinesis (Official Audio) ft. SZA, Future (2023)
2. Kanye West – FML (2016)
3. Vince Staples – Big Fish (2017)
4. Danny Brown – Dip (2013)
5. Tyler, The Creator – Hot winds blow (2023)
6. Earl Sweatshirt – Making The Band (Danity Kane) (2023)
7. Paris Texas – Panic !!! (2023)
8. Paris Texas – Bullet man (2023)
9. 070 Shake – Cocoon (2022)
10. redveil & JPEGMAFIA – black enuff (2023)
11. JPEGMAFIA – 1539 N. Calvert (2018)
12. Armand Hammer – Trauma Mic feat. Pink Siifu (2023)
13. ZillaKami x SosMula – HAHA WACO (2023)

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Culture & esthétique

Le train du passé doit nous inspirer

Il faut absolument en finir avec l’ère de l’automobile. Les voitures détruisent tout : la santé, la vie, le climat, les animaux, mais aussi les villes et les campagnes, qui ont été entièrement remodelées à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle pour correspondre au modèle de la circulation individuelle anarchique voulu par le capitalisme.

L’été, avec ses épisodes réguliers de surcharge des routes le samedi, où cumulent facilement les 1000 km de bouchons sur tout le territoire, est à chaque fois un désastre. Cela sans compter les surcharges abominables des routes et des parkings dans les zones touristiques elles-mêmes. Il faut penser ici à la bande littorale du Pays-Basque, littéralement prise d’assaut par les flux automobiles.

Il est évident que le modèle de développement par le chemin de fer dans la première moitié du 20e siècle, jusque dans les années 1960, était bien plus efficace, correspondant à un niveau de civilisation plus élevé. Bien entendu, ce n’était pas un choix : c’était une conséquence de la réalité et de la pratique, et de l’élan industriel du 19e siècle. Cependant, il y avait une dynamique de fond.

Pendant l’été 1958 par exemple, rien que pour la région parisienne, la SNCF transportait 1,6 millions de jeunes pour les colonies de vacances partout dans le pays. C’était une véritable organisation de masse, planifiée et efficace. Cette dimension de masse est à la fois présente encore, et a totalement disparu.

En 2022, la SNCF a ainsi connu une année historique avec un bénéfice record de 2,2 milliards d’euros, dépassant celui de 2017 avec 1,5 milliards d’euros. C’est l’augmentation du nombre de billets vendus, permettant donc un meilleur remplissage des trains, qui en serait la cause. La SNCF affirme avoir transporté 14 millions de voyageurs durant l’été 2022.

Ce chiffre important, reste sans commune mesure avec le nombre de voyageurs par la route. De plus, il ne reflète pas du tout la qualité de service qui en vérité s’est dégradée. La SNCF profite essentiellement de voyageurs sur ses grandes lignes TGV, entre les grandes métropoles et les points touristiques les plus denses. Mais elle ne dessert pas du tout uniformément et efficacement le territoire.

Même depuis les grandes métropoles vers des villes touristiques intermédiaires, il est en fait difficile de se déplacer. Par exemple, les liaisons entre Nantes et Vannes sont très faibles, et très chères, alors que par contre la route départementale (deux fois deux voies) entre les deux villes est absolument bondée. Pareillement, passer une semaine estivale de randonnée dans les Alpes en se déplaçant uniquement en train découragera vite la plupart des gens qui préféreront la voiture individuelle, quitte à en louer une pour l’occasion.

Tel n’était pas le cas jusque dans les années 1950/1960 où l’offre ferroviaire était beaucoup plus importante, et surtout plus systématique, pour une population bien moins grande (45 millions d’habitants en 1960 contre 68 millions en 2023).

Il y a donc lieu de connaître et reconnaître l’héritage ferroviaire du pays, qui certes ne s’est pas évaporé, mais n’est pas devenu à la hauteur de ce qu’il devrait être. Et de ce qu’il sera !

Il existe justement parfois sur YouTube, dans les méandres des vidéos insipides et sans valeurs, des productions de qualité, mettant en valeurs des aspects en particulier. C’est le cas des vidéos de la chaîne de modélisme ferroviaire de Renaud Yver. Seulement 23 000 abonnés pour cette chaîne, alors que les pires imbéciles égocentriques et futiles en ont des millions…

Cette chaîne est très instructive et incontournable si l’on s’intéresse aux chemins de fers français au 20e siècle. Pour résumer, il profite d’un réseau d’un réalisme exceptionnel, autour de la gare fictive de Luzy, pour montrer le quotidien ferroviaire de l’époque. C’est ludique et inspirant.

Et c’est là qu’on se dit, en voyant ses vidéos : que de temps perdu en France, que de compétences perdues, avec toutes ces petites gares fermées, avec toutes ces petites lignes qui ne fonctionnent plus !

La vidéo « De l’Atlantique à Luzy », réalisé sur plusieurs réseaux ferroviaires amis, est très marquante à cet égard.

Si on réfléchi intelligemment, on comprend tout de suite que la combinaison du transport voyageur et de fret, pour relier des petites villes, est une solution d’avenir ! Que de temps (et de vie, et de nature) perdu avec le fret routier !

Mais c’est que le fret ferroviaire demande du temps, avec surtout une planification à grande échelle en amont. Ce n’est pas du tout le rythme du capitalisme, qui fonctionne à flux tendu, avec des acteurs atomisés et perdus au milieu de la concurrence.

Voici la vidéo « Luzy marchandises » qui montre très bien le rythme qu’est celui du fret ferroviaire. Tout ce qui est expliqué est réaliste et n’a en vérité pas beaucoup changé, notamment dans les termes utilisés.

Pour comprendre le fonctionnement du chemin de fer, il est indispensable aussi de regarder cette vidéo : « Le 505 est en détresse ».

On y apprend en détail, et de manière réaliste, comment il faut s’organiser pour secourir en toute sécurité une machine en panne. Là encore, la procédure n’a pas vraiment changé à notre époque.

Pour la culture historique, il faut également regarder la vidéo « Sabotage à Marhodieu ». Le chemin de fer était économiquement incontournable dans les années 1940 et le travail de sabotage du réseau par la Résistance contre l’occupant nazi a été très importante en France ; la vidéo en est un témoignage intéressant.

Pour se rendre compte de l’importance et de la qualité du travail nécessaire à la réalisation d’un réseau ferroviaire de ce niveau, on trouve également sur la chaîne de nombreuses vidéos explicatives, en mode « tuto ».

Même quand on n’est pas intéressé par la construction d’un tel réseau, cela est plaisant à regarder. Il s’agit surtout d’ingéniosité et de simplicité, qui donnent avec application de grands résultats !

Se tourner le train est vraiment important. Le train façonne un pays. Et si l’on veut un contre-exemple le montrant bien, il suffit de prendre le Mexique et la Colombie avec leurs narco-trafiquants. Dans ces deux pays, il n’y a pas de trains de voyageurs. C’est donc le règne de la voiture (et des cars), avec les embouteillages et l’esprit individualiste qui va avec.

Il y a une véritable réflexion à avoir à ce sujet : un pays sans maillage ferroviaire peut-il réellement être organisé, planifié? Dans quelle mesure le train est-il un vecteur essentiel de la civilisation?

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Culture & esthétique

Les Français vus par Dostoïevski dans « Le joueur »

En 2023, la grande majorité des Russes ne se considèrent plus comme des Européens. Il y a une double raison à cela. Tout d’abord, les oligarques sont de nouveaux riches sans culture et leur principal centre d’attraction, c’est Dubaï. Le capital russe s’y trouve en des quantités astronomiques.

La seconde, c’est le profond sentiment de trahison à l’égard des pays européens. Malgré leur immense culture, leurs immenses apports scientifiques, les Russes se voient donner une image de paysans arriérés et brutaux.

Seuls les Français ont historiquement une toute autre image des Russes, et la trahison d’une France désormais inféodée à l’Otan s’en ressent d’autant plus. Car les Russes adorent les Français (même malgré Napoléon), et l’inverse est vrai : les Français sont impressionnés par la belle âme russe.

D’ailleurs, si le nationalisme ukrainien passe très bien dans les autres pays européens, en France on ne peut pas prendre ça au sérieux. La Russie n’existerait pas, ce serait une Moscovie ? Les Russes seraient des arriérés despotiques « semi-asiatiques », il faudrait interdire Tolstoï et Dostoïevski ? En Angleterre on peut écouter des stupidités pareilles exigées par le régime ukrainien, jamais en France.

Voici un bel exemple culturel de ce rapport franco-russe, avec les extraits concernant les Français dans le roman Le joueur, de Dostoïevski. Ce roman est considéré en France comme un très grand classique. Les Français s’y font cependant descendre en flammes pour être des pédants superficiels toujours avec un masque !

Mais les Français savent que la critique porte, qu’elle cerne un aspect réel de leur style national : le côté formel empêchant parfois (ou souvent) d’être vrai.

– Le marquis de Grillet lève très haut les sourcils quand il me voit, tout en faisant semblant de ne pas me remarquer. Mais savez-vous que j’ai une envie folle de le tirer un jour par le nez ?

— Quelle gaminerie ! Il n’y a pas de situation où l’on ne puisse se tenir avec dignité. La douleur doit nous relever au lieu de nous avilir.

— Le beau cliché ! Mais êtes-vous bien sûre que je puisse me tenir avec dignité ? Je suis peut-être un homme digne ; mais me tenir avec dignité, c’est autre chose.

Tous les Russes sont ainsi, parce qu’ils sont trop richement et trop universellement doués pour trouver aussitôt l’attitude exigée par les circonstances. C’est une question de place publique. Il nous faut du génie pour concentrer nos facultés et les fixer dans l’attitude qu’il faut. Et le génie est rare.

Il n’y a peut-être que les Français qui sachent paraître dignes sans l’être. C’est pourquoi, chez eux, la place publique a tant d’importance. Un Français laisse passer une offense réelle, une offense de cœur, sans la relever, pourvu qu’elle soit secrète ; mais une pichenette sur le nez, voilà ce qu’il ne tolère jamais, car cela constitue une dérogation aux lois des convenances.

C’est pourquoi nos jeunes filles aiment tant les Français, c’est à cause de leur jolie attitude. Le coq gaulois ! Pour moi, vous savez, cette attitude-là…

***

De Grillet est, comme tous les Français, gai, aimable quand il le faut ou quand cela rapporte, et terriblement ennuyeux quand la gaieté et l’amabilité ne sont pas nécessaires. Le Français est très rarement aimable par tempérament ; il ne l’est presque jamais que par calcul.

S’il sent la nécessité d’être original, sa fantaisie est ridicule et affectée ; au naturel, c’est l’être le plus banal, le plus mesquin, le plus ennuyeux du monde.

Il faut être une jeune fille russe, je veux dire quelque chose de très neuf et de très naïf, pour s’éprendre d’un Français. Il n’y a pas d’esprit sérieux qui ne soit choqué par l’affreux chic de garnison qui fait le fond de ces manières convenues une fois pour toutes, par cette amabilité mondaine, par ce faux laisser aller et cette insupportable gaieté.

***

— Mille excuses, monsieur Astley ; mais permettez pourtant. Il n’y a là rien d’offensant. Je ne fais aucune allusion malséante. D’ailleurs, comparer ensemble une jeune fille russe et un Français est impossible.

— Si vous ne rappelez pas à dessein le nom de de Grillet en même temps que… l’autre nom, je vous prie de m’expliquer ce que vous entendez par l’impossibilité de cette comparaison. Pourquoi est-ce précisément d’un Français et d’une jeune fille russe que vous parlez ?

— Vous voyez ! Vous voilà intéressé. Mais le sujet est trop vaste, monsieur Astley. La question est plus importante qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Un Français, monsieur Astley, c’est une forme belle, achevée. Vous, en votre qualité d’Anglo-Saxon, vous pourrez n’en pas convenir, — pas plus que moi en qualité de Russe, — par jalousie, peut-être. Mais nos jeunes filles peuvent avoir une autre opinion. Vous pouvez trouver Racine parfumé, alambiqué, et vous ne le lirez même peut-être pas. Je suis peut-être de votre avis. Peut-être le trouverons-nous même ridicule. Il est pourtant charmant, monsieur Astley, et, que nous le voulions ou non, c’est un grand poète.

Les Français, — que résument les Parisiens, — avaient déjà des élégances et des grâces quand nous étions encore des ours. La Révolution a partagé l’héritage de la noblesse au plus grand nombre. Il n’y a pas aujourd’hui si banal petit Français qui n’ait des manières, de la tenue, un langage et même des pensées comme il faut, sans que ni son esprit ni son cœur y aient aucune part. Il a acquis tout cela par hérédité.

Or il est peut-être par lui-même vil parmi les plus vils. Eh bien ! monsieur Astley, apprenez qu’il n’y a pas au monde d’être plus confiant, plus intelligent et plus naïf qu’une jeune fille russe. De Grillet, se montrant à elle sous son masque, peut la séduire sans aucune peine. Il a la grâce des dehors, et la jeune fille prend ces dehors pour l’âme elle-même, et non pour une enveloppe impersonnelle.

Les Anglais, pour la plupart, — excusez-moi, c’est la vérité, — sont gauches, et les Russes aiment trop la beauté, la grâce libre, pour se passer de ces qualités. Car il faut de l’indépendance morale pour distinguer la valeur du caractère personnel ; nos femmes, et surtout nos jeunes filles, manquent de cette indépendance, et, dites-moi, quelle expérience ont-elles ?

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Culture & esthétique

La photographie : accessible mais pour quoi faire

La photographie s’est incroyablement démocratisée ces dernières années, notamment depuis l’arrivée de la photographie numérique et l’avènement des smartphones dans le milieu de la décennie 2000-2010.

Cette démocratisation est bien entendu le fruit du développement des forces productives, si bien qu’aujourd’hui il y a une saturation de photographies, de par la facilité de l’acte de la prise de vue.

C’est évidemment une bonne chose , tout le monde est capable de prendre une photo aujourd’hui, de la partager, de l’imprimer si besoin, en bref de la diffuser. Mais cette démocratisation s’accompagne également d’une perte en exigence artistique, la quantité de photographes potentiels noyant la qualité photographique, si bien que la plupart des oeuvres d’arts photographiques se ressemblent. 

Le fameux selfie, exemple type du fétichisme photographique

En fait, plus que de la saturation de potentiels photographes, c’est la saturation de potentiels photographies qui est le principal problème, car alors le sujet de cette photographie est résolument tourné vers l’individu.

Instagram est l’exemple parfait de cela ; d’une part le réseau social a accompagné le processus de démocratisation de la photographie, permettant à tout un chacun de partager ses oeuvres photographiques, d’autre part et dans une seconde phase il a tourné la photographie vers le subjectivisme, où le « moi je » devient sujet principal de la photographie. On se met en scène dans une « story », on partage des photos de soi, etc. Le petit moi égocentré serait l’être supérieur et le sujet artistique principal, même le seul possible.

Instagram est ici l’anti-Tumblr : avant son effondrement, Tumblr permettait d’établir une page où l’on reprenait des photos qui nous plaisaient. Il y avait une dimension personnelle et prolongée, on présentait son profil culturel. Instagram ne permet que la mise en avant d’images individualisées prises par soi-même sur le tas ou de manière artificielle.

C’est quoi ton insta ?

Bien évidemment Instagram n’est pas le seul réseau social où le « moi » photographié constitue l’être suprême du sujet ; on peut également citer le réseau « bereal » (être-réel) qui invite ses utilisateurs  à partager une photo d’eux et de l’action qu’ils sont en train de faire, à un moment précis de la journée. C’est à dire que l’ensemble des utilisateurs reçoivent une notification les invitant à prendre une photo de l’instant présent pour « être réel » ; en somme de l’auto-voyeurisme diffusé à son cercle de proches.

Pour les bobos du média Vice, Bereal est très bien car une sorte d’anti-Instagram en raison de l’absence de mise en scène

Instagram, Bereal ou quoi que ce soit d’autre, de toutes façons les fondements sont les mêmes. On peut qualifier la démarche photographique actuelle de libérale-subjective, et elle constitue la majeure partie de la photographie publiée en ligne, ou des photos « souvenirs » prises par les gens.

Car quoi qu’on en pense, même la photographie publiée de manière calculée sur Instagram n’est que le prolongement de la photographie spontanée prise par quelqu’un en 1980 au moyen d’un appareil photo jetable. C’est juste l’angle d’attaque qui change : à cinquante ans on prenait une photo souvenir d’une fête de famille, désormais à vingt ans on prend une photo de soi-même pour s’illustrer en ligne. Mais le côté particulier, « unique », l’emporte de toutes façons.

Il manque la connexion à l’universel, à ce qui dépasse le particulier, à ce qui a un côté vrai. Autrement dit, les gens se précipitent dans la quantité de photographies qu’ils ne regarderont souvent même pas…

On vit quelque chose de fort ? On photographie, pour s’en « souvenir »… alors que c’est de toutes façons gravé en nous.

Les gens ont fait un fétiche du côté instantané ; en réalité, il faut sortir bien plus rarement l’appareil pour photographier, mais au bon moment.

Nicolaï Matorin, Le rythme du travail, 1960

Il faut moins, beaucoup moins mais mieux. Il ne faut ni la photographie d’un réalité fausse, artificielle, ni la complaisance avec le réel individuel. Il y a besoin de mêler ce qui est personnel et collectif, ce qui est à soi et ce qui est au monde. Chacun doit agir en artiste, dans son rapport à la photographie !