Catégories
Réflexions

« La vie la pute »

Paris est un endroit parfois incontournable l’été, c’est après tout une grande ville pleine d’histoire, c’est aussi notre héritage fascinant, malgré toute la répulsion que l’on peut éprouver en pensant à quel point c’est désormais surtout la forteresse des nantis et d’une liste sans fin de prétendus intellectuels et artistes à leur service.

On regarde les rues en flânant et on se dit : quelle beauté, quel gâchis, quelle culture, quelle corruption, quel confort, les idées se chamboulent dans notre tête ! Et alors qu’on se dit que pour changer le pays, il faudra bien virer la moitié des Parisiens pour les remplacer par des gens du peuple, on peut, au détour d’une rue, être parfois frappé du fait que malgré les arrivages massifs de gens toujours plus aisés défigurant les rues, il reste des aspects populaires saisissants.

C’est par exemple une impression marquante, lors d’une simple ballade dans le centre, que de tomber début juillet sur la pittoresque manifestation hindoue consistant à tirer un grand char. Parmi les quelques centaines de personnes, surtout du Sri Lanka et façonnant de magasins et de restaurants une des rues longeant la gare du Nord, on retrouvait les Hare Krishna à l’origine de cette marche.

Il y a la recherche d’une joie qui ne peut laisser indifférent, quoiqu’on pense de tout ce folklore religieux et de son obscurantisme intellectuel. Ce n’est pas une vaine agitation, l’ambiance est colorée et pacifique, l’esprit vivifiant de l’Inde n’est pas loin et après tout, ne célèbre-t-on pas ici le végétarisme aussi ? Certains végans curieux, attentionnés et critiques, ne s’y trompent pas et on en trouve quelques uns, reconnaissables à leurs t-shirts témoignant de leur liaison avec la culture musicale du punk hardcore straight edge.

On trouvait d’ailleurs aussi quelqu’un à l’apparence pas forcément engageante, pour ne pas dire peut-être patibulaire sans vouloir l’offenser, avec un t-shirt des Cro-mags, ce groupe de musique lié à la culture Hare Krishna connu pour son album fondateur d’un certain hardcore agressif et abrasif propre à la ville de New York, The Age of Quarrel, en 1986. C’est la repentance suite à l’ultra-violence, comme l’a connu aussi « Petit Willy », un skin fameux pour sa brutalité fanatique dans les années 1980 à Paris avec le groupe nazi des « JNR » et qui vénère désormais en toute paix Krishna dans un monastère de Rouen.

Les cro-mags

La marche non forcée pour tirer le grand char finit par aboutir une centaine de mètres plus loin, place du Châtelet, où de nombreux stands étaient présents pour vendre diverses babioles alors qu’un rond et jovial animateur – coiffé et habillé comme Elvis Presley dans les années 1970 malgré une chaleur de plomb – mettait de l’ambiance pour annoncer de petits spectacles de danse et vanter le culte de Krishna.

Puis il y eut comme une apparition parmi ces gens formant, si l’on veut, un attroupement bigarré et connaissant malgré tout une certaine forme de communion. Il s’agit d’une femme, très clairement parisienne de par son style, avec cet air pincé que l’on sait. Ce qui était inscrit sur son t-shirt tranchait entièrement avec son environnement ; c’était une formule lapidaire, agressive comme savent en concocter les ambitieux cherchant à rendre à la mode leur production streetwear. On lisait ainsi, simplement mais avec une surprise dégoûtée, ce slogan allant droit au but : « La vie la pute ».

Cela relève de ces moments où toute l’absence de délicatesse de la vie en métropole nous prend à la gorge. Le cynisme s’affichant dans Paris est effrayant, effroyable, cependant là il n’a pas fait que se montrer, il s’est également présenté. Bonjour, je suis le fait de ne croire en rien, bonjour, je suis le fait de considérer mon petit moi comme unique et seul au monde, bonjour, je suis l’amertume.

Et cette présentation malsaine continuait inlassablement de se marteler après cette vision : bonjour, je suis l’âpreté, bonjour, je suis la rancœur, bonjour, je suis le ressentiment, bonjour, je suis le dépit, bonjour, je suis l’âcreté.

Et ce bonjour empoignait jusqu’à l’angoisse toute considération avant, heureusement, de s’en aller bien pensif de cet endroit.

Catégories
Réflexions

Un manque de suite dans les idées dans le métro parisien

Les Français manquent de suite dans les idées : c’est un constat simple, mais qui semble si vrai dans les petits détails. La dernière fois, à Paris, sur une de ces lignes du centre-ville, une femme encore jeune, habillée de manière si ce n’est cossue au moins chic, s’aperçoit qu’elle devrait descendre.

Elle le fait tardivement ; elle avance, elle recule, elle tergiverse, elle ajourne son élan,

Enfin, la sonnerie retentit, les portes se ferment ou quasiment et elle, consciente de cela, passe tout de même ou du moins, tente seulement bien sûr de passer, pour s’encastrer dans les battants se fermant. Tout cela devant les yeux de contrôleurs présents juste à côté d’elle.

Un abîme de perplexité sur le visage de ceux-ci. Une attitude humaine, avec cet air gêné, qui veut éviter la moquerie mais s’aperçoit du caractère pittoresque de la scène, presque burlesque même avec les mimiques de la femme.

Puis, il y a les réactions. « La sonnerie a retenti » dit l’un, alors que l’autre a écarté les portes pour l’aider à s’extraire. La femme descend, titube en faisant quelques pas en ayant l’air de dire qu’en fait elle n’aurait pas dû descendre. Elle fait mine de remonter, alors que la sonnerie retentit de nouveau ; elle fit finalement un geste de la main qui semble vouloir dire : « tant pis ! ».

Faut-il ici se demander si dans un pays du Nord, plus policé dans ses mœurs, les contrôleurs l’eurent vertement enguirlandé, ou bien si la femme en question n’eut pas l’idée d’une telle aberration ? C’est que les Français n’ont pas de suite dans les idées. Adeptes de l’immédiatisme, ils se précipitent. Si je le pense, c’est que je le suis !

C’est comme, une chose unique à voir quand on y pense, ces Parisiens commençant à courir dans le métro, alors que la sonnerie du métro retentit et qu’ils sont loin : en haut d’un escalier, voire dans un couloir, à trente mètres, où la dite sonnerie résonne.

On se dit alors : c’est trop tard, on l’a raté. Mais comme il n’y a pas de suite dans les idées, c’est la fuite en avant. Ou bien est-ce un manque d’esprit d’à propos ?

Autre fait, plus grave, plus écœurant aussi : cette manière de laver, ou plus précisément de ne pas laver les barres métalliques plantées dans les rames de métro et servant à se tenir. Avez-vous déjà assisté à un lavage d’une de ces barres ? C’est très français.

Arrive en effet un pauvre hère, mal payé, qui très visiblement vit mal son travail. Il prend une sorte de chiffon d’une couleur indescriptible, voire non identifiable. Il le fait passer sur la barre de bas en haut. Aucun produit n’a été utilisé pour rendre utile la démarche.

Puis, il passe à la barre métallique se situant juste à côté de la première, à une cinquantaine de centimètres peut-être. Il conserve le même chiffon, faisant exactement les mêmes mouvements, avec toujours comme l’âme paralysée, l’esprit ankylosé.

Il faut se figurer ce que cela signifie. Le chiffon sale se voit ajouté de la saleté, servant de grand intermédiaire de la saleté se projetant de barre en barre, acquérant la propriété quasi magique de projeter son contenu de part en part, participant à l’essaim des saletés s’éparpillant de manière exponentielle dans toutes les rames !

Serait-ce là une allégorie de cette léthargie qui se répand, se propage, s’empare des Parisiens, les endormant au point qu’ils ne voient plus le rythme oppressant, l’aliénation sous-jacente à la « vie » dans une grande ville ? Qui les prive de cette suite dans les idées qui, après tout, est tout de même la base de toute orientation correcte dans la réalité ?

Catégories
Réflexions

« Il a 19 ans, et il est en finale de la Coupe du monde. Vous faisiez quoi à 19 ans, vous ? »

Il est difficile d’exprimer le malaise terriblement profond qu’on peut ressentir parfois, et que dire de ce qu’on a au fond de soi à la vue de ce commentaire du Monde dans son « live » pour le match France-Belgique d’hier, en coupe du monde de football ?

« Il a 19 ans, et il est en finale de la Coupe du monde. Vous faisiez quoi à 19 ans, vous ? » peut-on lire, avec une photographie où l’on voit de dos Kylian Mbappé.

Ce n’est pas seulement la surmédiatisation et la dimension « spectacle » du football moderne qui pose ici problème, ni même l’individualisation forcenée d’un système qui ne voit justement que des individus, de par sa nature.

Bien sûr, tout cela est vrai, mais certains diront : c’est de la politique et diront que là n’est pas l’important. Admettons, même si ce n’est pas vrai. Non, au-delà de cela, il y a ce terrible problème, ce problème peut-être le plus douloureux de notre époque : la négation de la personnalité.

Car ce que sous-tend Le Monde, c’est qu’être en finale d’une Coupe du monde aurait davantage d’intensité dans le vécu que, par exemple, à 19 ans, devenir amoureux, découvrir les premiers albums de Pink Floyd, adopter un chien dans un refuge, voir sa première aurore boréale, avoir un couple de pigeons ayant construit un nid et couvant ses œufs juste devant sa fenêtre.

Et c’est là qu’on ressent en pleine face ce qui est une odieuse impression de vide ; la vie dans cette société semble être un immense gaspillage, entièrement superficiel, sans aucune substance, avec tout n’étant qu’apparence.

La vie dans cette société n’est que du remplissage, une immense accumulation de choses diverses servant au remplissage. Et, ausi, on remplit sa vie avec un emploi, avec un couple, avec des jours qui passent. Non pas qu’un emploi ni un couple ne soient pas nécessaires, pas plus que les jours qui passent ! Bien au contraire, penser à l’inverse serait basculer dans la religion ou la célébration de marginalités auto-destructrices.

Cependant, pour un couple authentique et un emploi non aliénant, pour des jours qui passent en étant emplis de vie et non remplis de consommation et de superficialité, il faut s’arracher, s’extraire, s’extirper, s’enlever, s’ôter, se retirer d’attitudes, de conventions, de normes paradoxalement totalement vides.

Et les remplacer par d’autres, fondamentalement positives, allant dans le sens de l’épanouissement de ses propres facultés, de ressentir toute une gamme d’émotions, de sentir la nature, et d’une capacité à construire, à produire. C’est cela, le socialisme.

Et donc comprendre que ce qui compte, c’est la civilisation dans son ensemble, la culture, par laquelle on existe avec la nature, et non pas des individus qui ne sont que des egos abstraits. Après tout, qu’importe de savoir qui est l’auteur de La Multiplication des pains des Très Riches Heures du duc de Berry au XVe siècle?

Catégories
Réflexions

L’image de poète tourmenté et de son rapport au suicide

L’image de poète tourmenté, de l’artiste mort avant trente ans sont autant de fascinations morbides portées et entretenues par notre société. Il y a l’idée qu’il faut souffrir pour ressentir véritablement le monde qui nous entoure, comme une déformation de la célèbre citation de Rimbaud :

« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. »

Chez Rimbaud la démarche est active, même s’il n’a pas réussi à prolonger le tir, et d’ailleurs il dit que n’importe qui peut être « voyant ». Dans l’image du poète torturé ayant souffert, la démarche est complètement passive : tout repose sur ce passé érigé un outil de production artistique.

Cela rejoint l’idée d’un certain génie, inné, chez certaines personnes : si des heures et des années de travail méthodique ne permettent pas de devenir un Baudelaire, un Nick Drake, un Ian Curtis, un Kurt Cobain, etc. alors leur talent doit tomber du ciel. Et si l’on ne croit pas à un Dieu tout puissant et capricieux, on se réfugie dans le parcours et l’histoire individuels.

Prenons l’exemple du fabuleux Nick Drake. Né en 1948 en Birmanie de parents anglais, il est vite de retour en Angleterre où il vivra jusqu’à sa mort en 1974. Issu d’un milieu aisé, il vit une vie d’anglais des pavillons au sein d’une famille cultivée et libérale (dans le bon sens du terme).

Tous ses proches l’ont décrit comme une personne joyeuse, avec ses hauts et ses bas comme tout le monde.

Un garçon sensible qui aura du mal à trouver sa place dans l’Angleterre d’après-guerre. Il n’aura ni une vie de misère, ni une enfance traumatisante.

Sur le plan artistique, il compose un premier album prometteur en 1969, un second plus riche et travaillé sur le plan musical en 1971 et un dernier album dépouillé, presque minimaliste, en 1972. Ses œuvres ne connaîtront un succès qu’après sa mort, lorsque d’autres artistes le citeront comme une de leurs références majeures (comme Robert Smith du groupe The Cure).

Et c’est à l’âge de 26 ans, dans la nuit du 24 au 25 novembre 1974, que Nick Drake meurt d’une overdose d’amitryptyline – un antidépresseur. Il n’en fallait pas plus pour fabriquer de toute pièce une image du poète torturé.

Est-ce que ses chansons sont des hymnes à la joie à la fois niais et naïfs ? Non. Doit-on le considérer comme un artiste tourmenté pour autant ? Certainement pas. Il y a la mélancolie, mais pas la dépression. Un certain désenchantement traverse son œuvre, c’est vrai. Est-ce suffisant pour décréter que Nick Drake était un artiste au bord du suicide dès 1969 ? Aucune écoute honnête de son œuvre ne le permet.

A l’exception des toutes dernières années de sa vie, Nick Drake n’était pas une personne rongée par la dépression. Être fasciné de la sorte par cet immense poète est une insulte envers sa mémoire, son œuvre et ses proches.

Doit-on être soit dépressif, soit en extase permanente ? N’y a-t-il pas des moments de vides, de flottements, de doute, de deuils dans les vies des chaque personnes ? N’y a-t-il pas de place pour la mélancolie pour de nombreuses personnes qui cherchent une place dans nos sociétés ?

« Très bien nous dira-t-on, mais qu’en est-il d’artistes réellement dépressifs, voire suicidaires ? Les textes de Joy Division évoquent souvent le suicide, à demi-mot. Qu’en penser ?»

Nous dirons que s’ils ont réussi à atteindre un tel niveau malgré la maladie, il faut imaginer ce qu’ils auraient pu produire sans. Car il faut dire les choses telles qu’elles sont : la dépression, les pensées suicidaires et les (tentatives de) suicides n’ont rien de beau. Elles ne produisent rien : elles ne font que détruire des vies.

On ne peut pas accepter la moindre fascination, la moindre complaisance envers tout ce qui brise des vies de la sorte. C’est une question de civilisation. Nous voulons des artistes entiers et sensibles qui parviennent à retranscrire une époque et son atmosphère avec toujours plus de finesse, toute la densité de la sensibilité personnelle.