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Événements significatifs

Les Jeux olympiques, une affaire française

Les Jeux olympiques modernes sont une invention française, avec la figure de Pierre de Coubertin qui en est directement l’instigateur. C’est à l’université de la Sorbonne à Paris qu’il a pour la première fois présenté publiquement son idée d’une grande compétition mondiale et pluridisciplinaire entre différentes nations.

C’était à la fin de l’année 1892, lors d’une conférence internationale de l’Union des sociétés françaises des sports athlétiques, sous le parrainage du Président de la République Marie François Sadi Carnot et la présidence du Grand Duc Vladimir de Russie.

La France était alors une grande puissance mondiale, dont l’Angleterre était la grande rivale, ou plutôt la concurrente. Cette dernière était tournée surtout son propre empire, avec une domination directe et totale ; la France, par opposition, prétendait à une vocation universelle, pour une domination plus épurée, plus diffuse.

Les Jeux olympiques modernes ont été inventés dans ce contexte et précisément pour servir le jeu de grande puissance de la France, c’est-à-dire sa propre influence dans le développement du grand marché capitaliste mondial.

Bien sûr, les choses n’étaient pas formulées (ni même comprises) ainsi et c’est par le prisme de la culture que Pierre de Coubertin est passé pour diriger son œuvre. La mode était à l’hellénisme (la fascination pour la Grèce antique) et le sport était en plein développement : l’idée était alors évidente de proposer de nouveaux jeux « olympiques ».

Le baron Pierre de Coubertin n’était pas le seul à avoir eu l’idée, son grand rival Paschal Grousset prétendait également restaurer sous une forme moderne les olympiades antiques. Seulement, ce dernier était tourné vers le peuple et considérait la nation de manière progressiste, dans une tradition républicaine française typiquement de gauche. Il imaginait donc des « JO » scolaires et nationaux, autrement dit une grande fête populaire de la jeunesse française.

Au contraire, Pierre de Coubertin servait la grande bourgeoisie française, de culture aristocratique, ayant une vision de la nation ouvertement impérialiste. Les « JO » devaient pour lui servir le rayonnement mondial de chaque puissance, a fortiori celle de la France puisqu’elle était une grande puissance parmi les plus grandes.

C’est précisément pour cela que Pierre de Coubertin était attaché à la question de l’amateurisme dans le sport et que l’amateurisme est historiquement lié à l’olympisme moderne.

La chose est très simple à comprendre. À la fin du 19e siècle, c’est l’ensemble de la société française qui se modernise et le sport pénètre toutes les classes. L’aristocratie (liée et mélangée à la grande bourgeoisie) opte alors pour une position défensive (mais agressive) pour préserver son influence et sa domination dans le sport : l’interdiction du professionnalisme dans le sport.

C’était une attaque directe contre les couches populaires et la classe ouvrière en particulier, pour qui il était impossible de combiner une activité quotidienne éprouvante (le travail) avec le sport pratiqué de manière intense.

C’est avec le cyclisme, sport populaire français par excellence, qu’est né le professionnalisme dans le sport, avec d’un côté des industriels embauchant des sportifs et de l’autre des jeunes se faisant embaucher par des industriels pour pratiquer le sport à plein temps.

L’amateurisme devait être un rempart, une fortification contre les influences populaires dans le sport, à une époque où la lutte des classes s’exacerbait de part le développement commun, mais antagonique, de la classe ouvrière et de la bourgeoisie.

La conférence de 1892 à la Sorbonne avait été un échec, la proposition de jeux « olympiques » modernes, trop confuse, y faisant un flop. C’est justement avec la question de l’amateurisme dans le sport que Pierre de Coubertin revint à la charge deux ans plus tard, toujours à la Sorbonne à Paris, pour proposer à nouveaux ses Jeux olympiques.

Le baron le dit ouvertement plus tard, la question de l’amateurisme était un « précieux paravent » pour introduire à nouveau sa proposition, lors d’une conférence internationale sur justement la question de l’amateurisme dans le sport. Toutefois, c’était là la clef : sans l’amateurisme, qui garantissait un contrôle bourgeois, l’idée était impossible à soutenir. Sans l’amateurisme comme garde-fou, les Jeux olympiques devenaient directement un événement populaire avec une portée internationaliste.

Toujours est-il que l’entreprise fût cette fois un succès, en tous cas un premier succès. Pierre de Coubertin, qui avait rédigé le programme de la conférence de 1894, avait habilement introduit ce point à la fin des débats :

« De la possibilité du rétablissement des Jeux Olympiques. – Dans quelles conditions pourraient-ils être rétablis ? »

Le principe en fût voté le 23 juin, avec la perspective d’une première édition à Paris en 1900, puis d’une nouvelle édition dans une nouvelle ville tous les quatre ans. C’est peu ou prou ce qui se passa, à ce détail près que Pierre de Coubertin dût concéder à la Grèce, nation alors en formation (sous influence française), l’organisation d’une première édition du 5 au 15 avril 1896 à Athènes.

Pierre de Coubertin nomma lui-même le premier Comité international olympique (CIO), qui porte aujourd’hui encore ce nom en français, avec la langue française comme langue officielle. Il était composé d’un Grec, de deux Français, d’un Russe, d’un Suédois, d’un Américain, d’un représentant de Bohème, d’un Hongrois, de deux Anglais, d’un Argentin et d’un Néo-zélandais.

Après l’édition d’Athènes, ce fut donc au tour de Paris en 1900, comme prévu. Cela est peu connu, mais c’était en vérité un échec : ces « JO » n’eurent lieu que de manière confidentielle, éparpillés à différents endroits de la ville, entièrement dans l’ombre de l’exposition universelle (connue sous le nom d’Exposition de Paris 1900).

C’était toutefois un tremplin, qui permit au projet de rebondir quatre ans plus tard aux États-Unis à Saint-Louis, puis en 1908 à Londres, puis en 1912 à Stockholm, puis en 1920 à Anvers (la guerre ayant interrompu la chronologie olympique en empêchant l’édition de 1916), puis à nouveau à Paris en 1924, pour un véritable succès mondial français, imprimant définitivement les Jeux olympiques dans l’histoire mondiale moderne.

Le nombre des Comités nationaux passait de 29 pour la précédente à 44 pour cette édition 1924, avec un millier de journalistes sur place, 625 000 spectateurs pour les épreuves et 3 089 athlètes, dont 135 femmes. La cérémonie de clôture et l’établissement d’un « village olympique » furent introduits puis systématiquement repris ensuite.

Les premiers Jeux olympiques d’hiver eurent lieu la même année, également en France, à Chamonix. Cent ans plus tard, en 2024, les Jeux olympiques à Paris n’auront évidemment plus la même portée, ni historique, ni en terme de rayonnement.

C’est là une réalité qu’il faut bien comprendre.

Il est flagrant de voir à quel point le monde à changé au 21e siècle ; la France est n’est plus qu’une puissance de second rang, en pleine décadence et surtout totalement inféodée aux États-Unis et à sa culture « occidentale », en fait cosmopolite. Si les Jeux olympiques sont historiquement une affaire française, ceux de Paris 2024 n’auront plus grand-chose de français culturellement, Paris n’étant d’ailleurs plus vraiment « Paris », mais un simple « endroit » de l’occident en pleine décomposition.

Il faut toujours regarder l’histoire pour saisir quelles sont les tendances à l’œuvre, et ce que cela révèle.

[Illustrations : série de cartes postales publicitaires de 1924 commandée par la marque « Pautauberge » à l’affichiste H.L. Roowy] 

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Culture & esthétique

L’effacement de la peinture par le capitalisme

C’est l’une des grandes caractéristiques de la décadence de la société française et de la crise du capitalisme en général. La peinture, autrefois valorisée et considérée comme le summum de la culture avec la musique classique, est effacée. Elle ne représente plus qu’un arrière-plan sans insistance, à découvrir dans les musées ou les expositions.

Les expositions ne désemplissent pas d’ailleurs. Mais elles se répètent à l’infini, leur caractère est ouvertement commercial comme en témoignent les kilos d’objets divers de consommation qu’on trouve dans la petite salle en bout de visite. Et surtout, on est dans le racolage pittoresque, il faut que les peintures frappent et qu’on retienne l’exposition, seulement l’exposition.

C’est tout un esprit de synthèse qui a ici disparu ; la bourgeoisie, par le passé, s’efforçait au moins de conserver les apparences et de reconnaître dans la composition d’une peinture un aboutissement formidable de l’esprit civilisé. Il n’y a plus de place pour cela désormais, alors que triomphe l’art contemporain, cette négation complète de l’image composée.

Boris Koustodiev, Portrait de Renée Ivanovna Notgaft, 1909

La peinture est devenu, en soi, révolutionnaire. Elle exige en effet une attention prolongée, ce que le capitalisme réfute ; elle demande qu’on ait l’esprit de synthèse pour saisir la composition, ce que le capitalisme condamne. La peinture a une dimension totale et pour cette raison, elle s’oppose frontalement au capitalisme pour qui tout est relatif.

Il y a également, on ne saurait assez le souligner, la question de l’harmonie. Le capitalisme ne produit que des monstres : des monstres économiques, des monstres sur le plan des sentiments, des monstres sur le plan des émotions, des monstres d’indifférence ! La peinture exige la beauté, non pas en soi, mais comme expression d’une harmonie, d’une cohérence positive.

C’est pour cela que le capitalisme efface la peinture, et qu’à l’opposé la révolution doit de manière ininterrompue appuyer ses propos, ses analyses, par des peintures. Au propos synthétique doit répondre une peinture, comme illustration, comme exemple de synthèse, comme rappel que ce qui compte, c’est la composition.

Evelyn De Morgan, Nuit et sommeil, 1878

Un autre aspect évidemment marquant, c’est que la peinture s’appuie sur le réalisme, et que dans le capitalisme plus personne ne veut être réaliste. Dans la société de consommation, les gens rêvent leur vie, ils vivent leur vie par procuration. En consommant, on fuit, on remplit le vide ou du moins on essaie.

Cela ne veut pas dire que consommer soit mal en soi, bien au contraire puisque la consommation permet la culture. Acheter un ouvrage sur la peinture flamande relève de la consommation. Cependant, il en reste quelque chose, en soi, d’une part, et chez soi, en tant que livre. Ce n’est pas quelque chose de vain, d’éphémère.

Prendre la vie telle qu’elle est, voilà ce que fait le peintre authentique, et sa capacité à reconnaître le réel, à l’accepter, est une leçon qui devrait être permanente.

Bartolomé Esteban Murillo, Les Mangeurs de melon et de raisin, vers 1650

Enfin, la peinture touche la vie intérieure. Quand on regarde une peinture, on n’est pas là pour faire étalage, pour être bruyant. On est simplement soi-même, avec sa sensibilité entière qui découvre la composition, qui est happée par la composition.

La peinture est ainsi personnelle et culturelle, pas individuelle et consommable. C’est là sa force, et c’est là sa faiblesse dans le capitalisme. Car qu’elle relève de l’Histoire, cette Histoire que le capitalisme veut effacer afin de prétendre être éternel. La peinture est un danger pour le capitalisme, car elle exige l’époque, chaque composition s’inscrit de manière sensible dans un réel bien déterminé.

Iouri Pimenov, Nouveau Moscou, 1937

Il faut bien comprendre ici une chose. La révolution sera faite par deux types de gens. Si on prend la peinture, cela donnera cela :

  • des gens désireux de protéger la peinture, de la prolonger ;
  • des gens qui ne connaissent rien à la peinture, car le capitalisme aura réussi à l’effacer chez eux.

Cette opposition peut se retrouver dans tous les domaines. Il y aura ceux qui ont une filiation avec une thématique et constateront la décadence… Et il y aura ceux qui seront le produit de la décadence et qui auront compris que tout est insupportable, sans pour autant s’appuyer sur un domaine particulier.

Le décalage sera très grand entre ces deux types de gens, qui forment les deux aspects de la révolution. La révolution réussira en sachant rendre productive leur contradiction.

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Nouvel ordre

2024 : la bataille de l’intelligence !

La Gauche historique a toujours dit que ce qui compte, c’est la conscience, première étape à l’organisation et à la lutte. Ce n’est pas « on lutte, on s’organise et ensuite, on prend conscience », mais l’inverse : c’est parce qu’on prend conscience qu’on s’organise et qu’on lutte.

Comme on le sait, le syndicalisme dit le contraire de la Gauche historique. Et c’est exactement ce même syndicalisme qui a produit le fiasco complet de la lutte contre la réforme des retraites en 2023. Un gâchis immense d’énergies et d’espoir, tout ça pour rien, car le syndicalisme ne fait qu’accompagner le capitalisme, il n’arrive pas à avoir une autre perspective, un autre regard.

Pour une autre perspective, il faut de l’intelligence, de la culture, cela ne s’improvise pas, cela demande du travail, c’est cela seulement qui permet d’avoir des ambitions, de l’envergure. Écrire l’Histoire, raisonner en décennies et en millions de personnes, voilà ce qui caractérise la pensée du Socialisme, qui définit l’ensemble de ses activités qui doivent s’inscrire dans le temps et non pas dans l’éphémère de « l’action pour l’action ».

Sergueï Loutchichkine, Défilé au stade Dynamo, URSS 1936-1937

2024 va être une année où ce sera justement la bataille de l’intelligence, car les défis sont immenses. Dans la société française, c’est le grand nivellement par le bas dans un capitalisme qui se ratatine. Les esprits deviennent mesquins, alors que c’était déjà médiocre. La culture est rejetée à la marge, le quotidien de la consommation l’emportant partout.

Désormais, le capitalisme est incapable d’éduquer en fournissant des valeurs historiques, des principes universels, une dimension collective. Eh bien, c’est justement là où il faut être au niveau, c’est précisément là que le drapeau du Socialisme se lève, au nom d’une nouvelle civilisation. C’est le Socialisme, ou le retour à la barbarie, et un retour en arrière est par définition impossible, alors cela doit être le grand saut, non pas vers l’inconnu, mais vers la République socialiste mondiale.

On en est affreusement loin pour l’instant – mais sur le plan de la maturité historique, on en est prêt comme jamais. Le développement d’internet et la pandémie ont été deux grands facteurs d’unification mondiale, les échanges internationaux sont immenses dans tous les domaines. Unifier l’humanité est possible, et c’est nécessaire pour une prise de conscience de sa place au sein de la planète Terre comme Biosphère. Une révolution mondiale est nécessaire, touchant l’humanité dans ce qu’elle a de plus profond.

Alexandre Deïneka, Course de relais, URSS 1947

Il faut tenir en 2024, tel doit être le mot d’ordre. La société française va se retrouver dans le doute, dans l’errance, les esprits vont être corrodés, désarçonnés, tout promet d’être très troublé. Il faut, dans une telle situation, être comme un phare, pour reprendre l’expression classique du mouvement ouvrier. C’est la nuit et le navire de l’Histoire avance, il profite du phare de l’intelligence pour aller au Socialisme.

Il ne s’agit pas de donner des points de vue, mais les points de vue ; il ne s’agit pas de dire des vérités, mais d’exprimer la vérité, car il n’y en a qu’une. Ce n’est pas que le monde est noir ou blanc, c’est que la solution aux problèmes est rouge et que la fausse solution est noire. Nous avons besoin d’un nouvel ordre, d’un État socialiste, d’une société organisée, liquidant le libéralisme, et dans chaque domaine, il y a la ligne rouge et la ligne noire.

Vladimir Prochkine, Dans les airs, 1937

Ainsi, en 2024, il faudra s’attendre à ce que le capitalisme et ses alliés fassent encore plus la guerre à l’intelligence. C’est inévitable, car le capitalisme est obligé de tout faire pour empêcher l’émergence d’une conscience historique saisissant la nécessité du Socialisme.

Le capitalisme veut maintenir les gens dans la consommation superficielle, dans des considérations étroites à court terme, dans une absence de compréhension du sens de l’Histoire.

2024, c’est donc le défi du maintien de l’intelligence, pour son développement, son élargissement, sa victoire. Le capitalisme en décadence ne va avoir de cesse de proposer quantité de démarches simplistes, sans profondeur, sans caractère ni personnalité… Le Socialisme proposera la qualité, avec des démarches approfondies, porteuses d’épanouissement et de complexité. C’est pourquoi, nous vous disons: lisez et diffusez agauche.org !

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Culture & esthétique

Le minable Musée de la Marine à Paris

Les Français tendent toujours à l’océan, où qu’ils soient dans le pays. Ce n’est pas le même océan qui les attire ; on ne trouve pas le même esprit dans le ciel de Biarritz et celui de la Normandie, sur les plages de Bretagne ou de la Côte d’Azur. Mais la France est indissociable de sa vaste côte bleue et Baudelaire ne sera jamais oublié dans le pays rien que pour son mot si français dans l’esprit : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ».

La réouverture du Musée de la Marine à Paris se devait donc d’être à la hauteur de la tradition. Situé sur la place du Trocadéro, à deux pas de la Tour Eiffel, ce Musée est d’ailleurs une version amiral, puisqu’il en existe également à Port-Louis en Bretagne, Rochefort, Brest, Toulon. Et au bout de six années de travaux, le résultat est en effet là : le musée est massif, extrêmement rempli d’objets souvent grands, prêts à frapper les esprits.

Le drame, c’est qu’il n’y a aucun charme, contrairement à la version précédente qui profitait du charme suranné d’un certain romantisme qui, pour aussi passéiste qu’il était, avait le mérite d’être historique. Désormais, le capitalisme est passé par là et même le romantisme marin national-agressif, dont la principale figure était les corsaires, a disparu.

Le Musée est désormais indubitablement et unilatéralement une oeuvre idéologique, visant à légitimer, par une savante disposition du parcours, une avancée de l’histoire marine française dont l’aboutissement seraient un porte-avion et des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins – on parle ici de missiles nucléaires.

Le discours d’Emmanuel Macron pour l’ouverture, fin novembre 2023, reflète le caractère forcé de la démarche, qui ne manque pas de sauter aux yeux lorsqu’on visite le musée. Lorsqu’il souligne qu’il y aura la guerre sur l’océan au 21e siècle, il donne la clef de la nature et de la fonction du musée, qui dispose par ailleurs de multiples salles pour conférences et ateliers à vocation propagandiste.

De manière cocasse, on notera l’anecdote que le musée abrite au milieu d’innombrables objets sur le thème du sauvetage en mer, un gilet de sauvetage de SOS Méditerranée, l’ONG de la bourgeoisie « de gauche » qui accompagne l’émigration forcée depuis le tiers-monde pour disposer d’une main d’oeuvre corvéable à merci. Ne manquent plus que les drapeaux de l’Otan et LGBT.

Militarisme et apparence démocratique se côtoient donc dans une sorte de syncrétisme très mal ficelé ; l’endroit est aussi propre et vaste que sans âme et froid. Même les tableaux représentant la vie des marins semblent avoir été placés dans le musée de manière purement symbolique, parce qu’il le fallait bien.

Ceux qu’on peut voir ont un intérêt d’ailleurs plutôt naturaliste, avec un goût facile pour le pittoresque, le facile. On notera toutefois un tableau dont il est dommage de ne pas disposer d’une photo de qualité. A la mer, triptyque de 1902 d’Albert Guillaume Desmarest est en effet à remarquer. La vieille mer dit au revoir à son fils, celui-ci meurt en mer, et c’est le cercueil qu’elle récupère. Un reflet terrible de la vie si précaire des marins, à laquelle on trouve une simple allusion dans le musée, de par la dimension anti-populaire. Le public visé, c’est celui des adultes appréciant les catamarans et des enfants fascinés par les bateaux de guerre. La France, moisie, ne peut pas viser mieux.

Le Dîner de l’équipage de Julien Le Blant, de 1884, est également très intéressant. On reconnaît toutefois facilement le problème fondamental. La mer, en France, c’est historiquement celle de l’armée obsédée par ses faits d’armes et celle d’activités de pêche artisanale très difficiles et ainsi très marquées par la religion catholique. On retombe, qu’on le veuille ou non, très aisément dans la logique historique de la bourgeoisie.

Il faut utiliser les grands mots et le dire : sans révolution culturelle dans le rapport à l’océan, les Français résument celui-ci à des bords de plage, du poisson à manger, des catamarans et des bateaux de guerre. Il y aura bien des gens pour s’intéresser à la dimension scientifique, mais cela reste soumis aux impératifs « nationaux ». Quant à la Nature, elle est réduite à quelques peluches dans la boutique finale du musée, très riches bien sûr en multiples habits et gadgets marins à la française, hors de prix comme il se doit.

En fait, le musée est à l’image de la France : dépassé et forcé, il est condamné à être refait. Heureusement, la solution, elle est très simple. Lorsque le drapeau rouge flottera, il faudra refaire tout le musée en se fondant sur 20 000 lieux sous les mers. Voilà une porte d’entrée historique française et une porte de sortie vers la compréhension à la fois scientifique et sensible de l’océan.

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Culture & esthétique

Nescafé et le métissage avec la Cumbia

Nous sommes en 1981 et la multinationale Nestlé lance une campagne internationale pour son café soluble, Nescafé (dont le nom mixe Nestlé et Café). La chanson à l’arrière-plan atteint une formidable popularité, avec son air entraînant.

Voici la chanson utilisée pour la publicité, qui a atteint une grande renommée alors, tant en France (et d’autres pays européens) qu’en Amérique latine.

Par la suite, Nestlé a dû sacrément mettre à la poche et payer les ayant-droits. La chanson était en effet une reprise. C’est bien de la Cumbia, une musique colombienne d’esclaves africains passée au prisme des influences des Caraïbes et amérindiennes, tant au niveau des innombrables instruments que du tempo, du refrain, etc.

Cependant, la chanson originale de 1977 relevait de la Cumbia du Pérou, qui a eu une influence du rock psychédélique notamment. On est dans le métissage le plus complet, la synthèse en pleine action (les post-modernes diraient que c’est de la « réappropriation culturelle »).

Si la chanson originale n’est pas extraordinaire, la Cumbia péruvienne, ou Chicha, ou Cumbia tropicale andine, dispose d’un patrimoine exceptionnel, dont voici deux exemples résolument bluffants.

La chicha est née du départ de paysans andins pour la banlieue de Lima ; on est ici à une époque où ces zones, tant les Andes que les banlieues de Lima, vont justement former le bastion des maoïstes du Parti Communiste du Pérou (le fameux « Sentier lumineux » des médias).

La Cumbia dans sa version moderne est pour ainsi dire une musique typique de ces paysans débarquant dans l’urbanisation, avec la rencontre de la musique traditionnelle et de son souci populaire d’un côté, des instruments modernes et de l’approfondissement musical expérimental de l’autre.

On retrouve la Cumbia dans la plupart des pays d’Amérique latine suivant ce modèle. Voici un exemple d’Argentine, avec un sous-genre populaire-vulgaire qui eut son succès.

Chaque pays latino-américain a même repris la Cumbia à sa manière, ou emprunté un style d’un autre pays pour l’adapter à sa manière, pour le meilleur et le pire, car ce sont des musiques populaires et on tombe malheureusement aisément dans le côté facile, commercial.

Si on ajoute à cela que chaque région est très riche musicalement, cela donne une multitude sans fin de genres et de sous-genres de Cumbia, avec à chaque fois – en raison de l’esprit latino – une codification extrême du style dans l’apparence et la danse. C’est enjoué, mais cadencé, libéré mais très cadré, dans ce paradoxe typiquement latino-américain.

Rien que pour les variantes mexicaines cela donne comme liste de genre : Cumbia norteña, Cumbia Texmex, Tecnocumbia, Cumbia sonidera, Cumbia del sureste, Cumbia Sureña mexicana, Cumbia Andina Mexicana, Cumbia Banda, Cumbia saxofonera, Cumbia rock, Cumbia mariachi, Cumbia poblana, Cumbia peñonera, Cumbia texana, Cumbia ranchera, Cumbia grupera ou tecnocumbia, Cumbia estadounidense, Cumbia ska, Cumbia Tribalera, Electro Cumbia, Cumbia huapango/Cumbia huapanguera o de la huasteca y michoacana.

Voici un exemple avec la représentante de son propre style, la « Anarcumbia » à l’esprit féministe assumé, attention hypnose musicale garantie.

Pour finir, voici un mix de la nouvelle vague Cumbia chilienne, encore un témoignage du côté circulaire et entraînant de la Cumbia.

La publicité de Nescafé relevait classiquement de la « mondialisation » et on cerne ici bien les deux aspects. D’un côté, c’est du capitalisme, de l’autre il y a l’inexorable avancée dans la rencontre – fusion des masses mondiales.

Et ce on devine comment, même quand l’humanité sera unifiée, il y aura fusion et refusion dans un mouvement infini !

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Culture & esthétique

La photographie : accessible mais pour quoi faire

La photographie s’est incroyablement démocratisée ces dernières années, notamment depuis l’arrivée de la photographie numérique et l’avènement des smartphones dans le milieu de la décennie 2000-2010.

Cette démocratisation est bien entendu le fruit du développement des forces productives, si bien qu’aujourd’hui il y a une saturation de photographies, de par la facilité de l’acte de la prise de vue.

C’est évidemment une bonne chose , tout le monde est capable de prendre une photo aujourd’hui, de la partager, de l’imprimer si besoin, en bref de la diffuser. Mais cette démocratisation s’accompagne également d’une perte en exigence artistique, la quantité de photographes potentiels noyant la qualité photographique, si bien que la plupart des oeuvres d’arts photographiques se ressemblent. 

Le fameux selfie, exemple type du fétichisme photographique

En fait, plus que de la saturation de potentiels photographes, c’est la saturation de potentiels photographies qui est le principal problème, car alors le sujet de cette photographie est résolument tourné vers l’individu.

Instagram est l’exemple parfait de cela ; d’une part le réseau social a accompagné le processus de démocratisation de la photographie, permettant à tout un chacun de partager ses oeuvres photographiques, d’autre part et dans une seconde phase il a tourné la photographie vers le subjectivisme, où le « moi je » devient sujet principal de la photographie. On se met en scène dans une « story », on partage des photos de soi, etc. Le petit moi égocentré serait l’être supérieur et le sujet artistique principal, même le seul possible.

Instagram est ici l’anti-Tumblr : avant son effondrement, Tumblr permettait d’établir une page où l’on reprenait des photos qui nous plaisaient. Il y avait une dimension personnelle et prolongée, on présentait son profil culturel. Instagram ne permet que la mise en avant d’images individualisées prises par soi-même sur le tas ou de manière artificielle.

C’est quoi ton insta ?

Bien évidemment Instagram n’est pas le seul réseau social où le « moi » photographié constitue l’être suprême du sujet ; on peut également citer le réseau « bereal » (être-réel) qui invite ses utilisateurs  à partager une photo d’eux et de l’action qu’ils sont en train de faire, à un moment précis de la journée. C’est à dire que l’ensemble des utilisateurs reçoivent une notification les invitant à prendre une photo de l’instant présent pour « être réel » ; en somme de l’auto-voyeurisme diffusé à son cercle de proches.

Pour les bobos du média Vice, Bereal est très bien car une sorte d’anti-Instagram en raison de l’absence de mise en scène

Instagram, Bereal ou quoi que ce soit d’autre, de toutes façons les fondements sont les mêmes. On peut qualifier la démarche photographique actuelle de libérale-subjective, et elle constitue la majeure partie de la photographie publiée en ligne, ou des photos « souvenirs » prises par les gens.

Car quoi qu’on en pense, même la photographie publiée de manière calculée sur Instagram n’est que le prolongement de la photographie spontanée prise par quelqu’un en 1980 au moyen d’un appareil photo jetable. C’est juste l’angle d’attaque qui change : à cinquante ans on prenait une photo souvenir d’une fête de famille, désormais à vingt ans on prend une photo de soi-même pour s’illustrer en ligne. Mais le côté particulier, « unique », l’emporte de toutes façons.

Il manque la connexion à l’universel, à ce qui dépasse le particulier, à ce qui a un côté vrai. Autrement dit, les gens se précipitent dans la quantité de photographies qu’ils ne regarderont souvent même pas…

On vit quelque chose de fort ? On photographie, pour s’en « souvenir »… alors que c’est de toutes façons gravé en nous.

Les gens ont fait un fétiche du côté instantané ; en réalité, il faut sortir bien plus rarement l’appareil pour photographier, mais au bon moment.

Nicolaï Matorin, Le rythme du travail, 1960

Il faut moins, beaucoup moins mais mieux. Il ne faut ni la photographie d’un réalité fausse, artificielle, ni la complaisance avec le réel individuel. Il y a besoin de mêler ce qui est personnel et collectif, ce qui est à soi et ce qui est au monde. Chacun doit agir en artiste, dans son rapport à la photographie !

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Culture

La situation de la musique classique russe en France

La musique classique russe a-t-elle été « effacée » en France ?

La légende de Sadko, qui a notamment inspiré un opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov, ici dans une peinture de 1876 d‘Ilia Répine, peintre russe majeur désormais « effacé » et transformé en peintre ukrainien

« Cadences » est une petite revue gratuite, d’une trentaine de pages. En voici sa définition :

« CADENCES est le magazine sur l’actualité des concerts de musique classique, opéra, musique baroque, musique contemporaine à Paris et en Ile-de-France.

Il est aujourd’hui l’outil préféré des mélomanes parisiens avec son agenda des concerts, ses dossiers musicologiques et ses interviews d’artistes. »

Tirant à 50 000 exemplaires, on peut trouver cette revue dans les lieux concernés. Elle est très sérieuse, de haut niveau. C’est tout à fait parfait pour voir si la propagande de guerre a réussi à pénétrer la Culture ou non.

Regardons le numéro 361-362 de février mars 2023 (disponible ici en pdf), afin de voir comment la culture russe y a été effacée, ou non.

Sur la couverture est annoncé un article intitulé « Rachmaninov L’oeuvre pour piano ». Pages 4 et 5, on trouve un article au sujet de la Symphonie n°5 de Prokofiev, qualifiée de « grandiose ». Les premières lignes soulignent qu’il l’a composée en Union Soviétique, en 1944. Et on lit :

« Sans doute a-t-il été sensible aux sirènes du régime soviétique qui lui offre les conditions lui permettant de se consacrer pleinement à la composition. De fait, son activité créatrice reste intense après son retour et son inspiration ne faiblit pas.

Si son style s’est quelque peu assagi par rapport aux audaces des années 1910 et 1920, il produit plusieurs chefs-d’œuvre : le Second Concerto pour violon, le ballet Roméo et Juliette, le célèbre conte Pierre et le Loup, la musique pour le film d’Eisenstein Alexandre Nevski. »

Rien de plus objectif.

Page 6 est présenté un concert d’un pianiste russo-lituanien, Lukas Geniusas, jouant Schubert et Rachmaninov. Page 9 est annoncé un concert du grand pianiste ukrainien Vadym Kholodenko jouant Schubert et Prokofiev.

Pages 12 et 13 on a un article sur « Rachmaninov magicien du piano », soulignant l’importance de ce compositeur, alors que le très grand pianiste russe Nikolaï Luganski en proposait en début d’année une intégrale à Paris. Il y a un regain vers ce compositeur, Rachmaninov étant la pièce maîtresse de la « seconde vague » de la musique classique russe.

Page 28 est présenté la sortie d’œuvres pour piano d’Alexandre Scriabine, par Vincent Lardenet, « le plus grand des scriabiniens actuels ».

Constatons quelques autres choses : le lac des cygnes de Tchaïkovski est joué à l’opéra royal du château de Versailles, la pianiste russe Olga Pashchenko (dont le nom est ukrainien par ailleurs) joue à la Cité de la musique, Prokofiev est joué à la Philarmonie, le pianiste russe Mikhaïl Pletnev joue à la Philarmonique de Radio France, l’illustre pianiste Ievgueni Kissine (d’origine russe et devenu israélien) joue notamment du Rachmaninov au Théâtre des Champs-Élysées…

Rien n’a donc été abîmé. La propagande de guerre, le bourrage de crâne… n’ont pas fonctionné. L’effacement d’une partie de la culture mondiale au nom d’intérêts impérialistes n’a pas eu lieu.

C’est une joie. Et une preuve que la défense de la culture est toujours le véritable fondement de la civilisation. La préservation de ce qui a de la valeur transcende les préjugés et met à l’écart le nationalisme, les sordides manipulations.

Ce non-effacement de la musique russe est une contribution réelle au refus de l’auto-destruction du monde et une haute expression du besoin existentiel de la paix universelle, de l’unité du monde pour la Culture.

Quand on admire la danse des chevaliers au Bolchoï, on fait partie de l’humanité toute entière – comme avec toute œuvre culturelle de grande valeur de chaque pays du monde.

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Culture

Le cycle des tendances culturelles selon Jeff Mills

La réédition du disque « Cycle 30 » porte une réflexion et une mise en pratique.

Jeff Mills est ce qu’on peut appeler un des pionniers de la musique Techno venue de Detroit aux États-Unis. Si l’utilisation des machines pour créer de la musique remonte à la fin des années 1970, le style Techno, son nom, son identité est entériné véritablement en 1988 avec la compilation Techno! The New Dance Sound Of Detroit après une décennie d’expérimentations notamment autour du groupe Cybotron.

C’est tout un mouvement qui naît des cendres de la crise de l’automobile. Dans cette grande ville industrielle en désolation, la jeunesse se tourne alors vers les machines, promesse du renouveau.

Né en 1964, Jeff Mills est considéré comme faisant partie de la deuxième vague et il a la particularité d’être toujours là et productif en 2022. Depuis la fondation du label Underground Resistance (UR) en 1989 et le début de sa notoriété en tant que producteur, son travail a toujours été soutenu par une véritable réflexion.

Ainsi le contenu d’Underground Resistance était très politisé et antagoniste, revendiquant le fait d’être quelque chose à part, ne montrant jamais son visage et refusant toute absorption par les grandes maisons de disques.

Pour les membres de ce label, la musique est donc dès le départ une expression relevant forcément d’un mouvement historique, politique, culturel de quelque chose de plus grand, de quasiment cosmique dans le cas de Jeff Mills.

C’est ce qui marque aussi les productions de son label Axis Record créé en 1992 et toujours actif. Résolument tourné vers le futur, très ouvert à de nombreuses influences, il n’a pas cessé de regarder vers les astres.

Jeff Mills aura tenu le fil de sa démarche, sans jamais renoncer à la créativité, et en évitant plutôt brillamment de tomber dans les pièges de la standardisation.

En 1994, il sort un disque emblématique de sa réflexion : Cycle 30. Imprimé en 300 exemplaires en 2022 pour les 30 ans du label, le disque est accompagné d’une longue explication de cette théorie.

Ce chiffre 30 n’est pas un hasard puisqu’il représente pour lui un cycle pour les tendances musicales.

À l’origine, le musicien ayant connu cet incroyable et stimulant bouleversement de la musique électronique, s’est posé la question que toute personne impliquée culturellement dans une scène se pose : comment expliquer ces vagues qui déferlent et vous changent tout un paysage musical, graphique, vestimentaire… Et surtout, quand sera la prochaine ? Peut-on la prévoir ? Peut-on la provoquer ?

Se rendant compte que chaque nouvelle tendance de la culture comporte des éléments d’une ancienne tendance formant ainsi une sorte de cycle, Jeff Mills se penche donc sur les mouvements artistiques de ce début des années 1990 et ceux passés dont voici sa synthèse :

« Les décennies 1930, 1960 et 1990 sont apparues comme les plus fructueuses en termes de progrès, mais les décennies 1920, 1950 et 1980 ont été plus propices à la contemplation et à la formulation d’hypothèses. »

Il cherche ensuite à ancrer ces cycles dans des raisons historiques. Il remarque ainsi que les grandes séquences historiques auraient eu des « réponses créatives » :

« La première guerre mondiale/la grippe espagnole des années 1910, la deuxième guerre mondiale/la fin de l’ère industrielle des années 1940. La guerre froide, la guerre du Vietnam, le mouvement hippie et la conception de l’ordinateur individuel dans les années 1960. Chaque situation a contribué à repousser les limites psychologiques et sociales de la théorie de la réflexion à propos du fait de créer jusqu’à la concrétiser matériellement. »

On peut d’ailleurs noter ici une formulation ne faisant pas de séparation entre ce qui relève de la guerre elle-même, de ses conséquences et de sa critique issue du peuple.

Voici donc pour ce qui est de l’idée générale qui a porté l’album cycle 30 à son origine en tant que mise en pratique ou une tentative de refléter une démarche productive.

Dans le contenu l’album cycle 30 est composé d’une face A qui se présente comme une collection de boucle Techno, elles sont au nombre de huit. Sur un vinyle classique, les sillons forment une spirale et le disque a un début et une fin avec plusieurs pistes se succédant. Sur cette face les huit sillons sont strictement parallèles, les boucles se jouent donc à l’infini.

« Chaque boucle représente toutes les 30 années dans le passé et le futur. À partir du bord extérieur du vinyle, les boucles sont plus raffinées dans leur texture et à mesure qu’elles se rapprochent du trou central (et à travers l’horizon des événements jusqu’au point d’infini – le trou central de la broche du vinyle), les boucles deviennent plus primitives et plus dures. »

Sur la face B, trois titres : Man from the Futur qui aborde la connaissance du passé pour prévoir l’avenir ; Vertical qui «  fait référence à l’idée que la réalité ne passe pas d’un moment à l’autre, mais qu’elle s’accumule et est plus ou moins un processus d’empilement d’informations » ; et Utopia qui affirme les aspirations profondes de l’humain pour l’harmonie, pour atteindre, en ses propres termes « un royaume de perfection et de divinité ». Pour lui, « ce sont les nombreuses interprétations de ce souhait (de ce à quoi ressemble l’Utopie) qui créent les débats, les problèmes, les conflits et les solutions qui ont poussé, et parfois traîné l’humanité en avant. »

L’absence criante d’Utopie de nos jours rend pertinente la réimpression de ce disque, d’autant plus que l’Histoire est de retour. La théorie de Jeff Mills serait-elle sur le point de se vérifier ?

En tout cas on ne peut pas accuser le moine de la Techno de ne pas avoir essayé de participer à l’émergence du nouveau pendant ces dernières années, il a toujours renouvelé ses collaborations, tentant des fusions entre Techno et musique classique ou entre Techno et Afrobeat. Comme avec « Blue Potential », collaboration avec l’orchestre philarmonique de Montpellier ou celle avec le gigantesque batteur Tony Allen juste avant son décès pour l’album « Tomorrow Come the Harvest ».

Mais malheureusement en art comme en politique, il ne suffit pas d’être fidèle à ses principes : rien ne peut se faire sans la conjoncture de l’Histoire, et la base pour ne pas rater le train c’est de faire comme s’il pouvait passer à tout moment.

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Culture

« Il n’y a que l’indifférence qui soit libre »

Ce qui a du caractère n’est pas libre.

Dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014), le cinéaste russe Andreï Tarkovski cite le grand écrivain allemand Thomas Mann, auteur notamment des romans Les Buddenbrook (1901), La mort à Venise (1912), La montagne magique (1924) et Docteur Faustus (1947). Le propos, tout à fait juste, est le suivant :

« Il n’y a que l’indifférence qui soit libre.

Tout ce qui a du caractère n’est pas libre, mais est marqué de son propre sceau, conditionné, figé… »

Tarkovski cite cela en parlant de la question du rapport de l’artiste à l’oeuvre d’art ; il dit que les faiblesses inhérentes à une oeuvre véritable, on n’y peut rien car l’artiste est porté par quelque chose, il est tout d’un bloc. L’artiste est comme prisonnier de son idée, il est façonné par elle, c’est une passion que son activité artistique, qui l’emporte sur tout. C’est une reconnaissance de la dignité du réel.

L’indifférent s’imagine au-dessus des choses et, en un sens, c’est vrai, car il a quitté le domaine du réel. Il vit dans sa subjectivité sans rapport avec la réalité, il vit dans un imaginaire façonné par des impulsions primitives ou sophistiquées, tel un simple désir ou le capitalisme moderne. Il est une individualité, et il n’est qu’une individualité. Une telle personne n’a plus de personnalité.

Il suffit de regarder les profils et les storys du réseau social Instagram : beaucoup d’individualités, que des individualités même. Mais pas de personnalités. Car une personnalité ne se laisse pas façonner selon des exigences fictives, elle n’obéit pas aux formes attendues. Portant quelque chose de réel, il y a de la dignité et de la réserve, c’est-à-dire de l’intimité. L’absence d’intimité, de pudeur, est la caractéristique d’une société sans culture.

La sensibilité cherche par définition, en effet, à se préserver. C’est qu’elle cherche à exister. Et, donc, il est juste de dire qu’une personnalité est quelqu’un marqué par un sceau, conditionné. La réalité a marqué de son sceau une personne, la sensibilité reflète une expérience concrète. Il s’agit là très exactement de ce qu’on appelle le matérialisme.

Le capitalisme est une entreprise de démolition de la culture, en raison de son soutien matériel à tous les nombrilismes, à toutes les indifférences. Le socialisme porte la culture pour cette raison simple : il reconnaît la valeur de ceux et celles marqués par la vérité, portant cette vérité, l’exprimant à travers une émotion esthétique. Aussi peut-on et doit-on considérer que le socialisme ne peut pas se développer sans qu’il y ait des artistes authentiques, et inversement. L’existence de l’un implique l’existence de l’autre.

Aucun artiste n’ayant du caractère ne peut échapper au fait que seul le socialisme le protège, honore sa sensibilité, valorise sa démarche dans toute sa dignité, l’oriente adéquatement hors du nombrilisme et dans l’Histoire, qui est celle du peuple, de la culture, de la Nature. L’artiste a une exigence d’harmonie et le socialisme la possède aussi, les deux confluent dans le même mouvement.

L’artiste et le socialisme savent que le capitalisme, c’est la négation de la sensibilité, la fuite en avant nombriliste, le culte de la puissance et de la quête de puissance… C’est leur ennemi commun, mais au-delà, ils ne font pas que converger, ils sont une seule et même chose, car ils sont le produit de l’avenir commun, harmonieux et productif, culturel et naturel.

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Politique

Déclaration commune des forces de gauche et écologistes en soutien au secteur culturel

C’est une courte déclaration, mais elle est lourde de sens politique puisqu’elle est signée par de très nombreuses forces (EELV, Génération-s, PCF, PRG, Place publique, PS), indiquant un certain sens unitaire en prévision des prochaines présidentielles.

Voici la déclaration :

« Déclaration commune des forces de gauche et écologistes en soutien au secteur culturel.

Mardi 22 décembre 2020

Depuis mars dernier le milieu culturel vit un véritable choc. Ces derniers jours, suite à la forte mobilisation de tout le milieu culturel, il nous est apparu essentiel, à nous, forces de gauche et écologistes, de nous unir pour exprimer d’une voix unanime notre soutien total et notre solidarité à ce secteur profondément meurtri par la crise actuelle.

Nous appelons le Gouvernement à changer de toute urgence sa gestion, de permettre la réouverture des lieux culturels dans le respect d’un protocole sanitaire établi et surtout de porter une véritable considération à la culture, à la création artistique et à tous les professionnels qui la font vivre.

La culture et la création artistique sont absolument essentielles à l’esprit et au cœur de chacune et chacun d’entre nous. La culture est la gardienne de notre cohésion sociale et républicaine. Elle sera toujours la première à nous élever au rang de personnes libres, ouvertes et éclairées. C’est pourquoi nous revendiquons des mesures proportionnées, pour que la culture puisse s’exprimer librement et pleinement. »

Europe Écologie Les Verts

Génération.s

Parti Communiste Français

Parti Radical de Gauche

Place publique

Parti Socialiste

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Culture

Culture: un manifeste engagé de 1600 structures et médias indépendants face à la crise

Le monde de la culture est fortement impacté par la crise sanitaire du Covid-19, qui a totalement chamboulé la vie quotidienne. Les plus gros tirent en générale leur épingle du jeu du fait de leur position dominante et, dans certains secteurs, quelque uns bénéficient carrément de la crise pour accroître leur monopole sur la culture. Par contre, en ce qui concerne les petites structures indépendantes, souvent associatives ou ayant un fonctionnement quasiment associatif, en dehors d’une démarche strictement capitaliste, le drame est immense, alors que qui plus est la situation était déjà compliquée au préalable.

Le sens du Manifeste des structures culturelles et des médias indépendants est de dénoncer une situation intenable, en mettant sur la table en état des lieu de la situation, accompagné de perspectives claires et concrètes. Le texte fait pas moins de 240 pages et c’est l’aboutissement d’un travail collégial et multisectoriel minutieux pendant 9 mois, suite à un appel lancé dès mars 2020.

C’est très dense, évidemment fastidieux à lire, mais c’est en tous cas ancré dans le quotidien de ce monde de la culture, dans sa version urbaine et ayant relativement une dimension alternative en ce qui concerne la vie quotidienne.

Ce sont ainsi 1600 structures culturelles et médias qui signent le document, issus essentiellement du monde de la musique, dont beaucoup de la musique électronique, évoluant pour la plupart localement dans les grandes villes françaises.

On retrouvera les signataires à cette adresse, classés par ville : appeldesindependants.fr/signataires

Le ton est franchement démocratique, avec la volonté de changer en profondeur les choses en France :

« Ce manifeste assume sa dimension engagée, « politique » au sens noble : des centaines d’acteur·rice·s de la culture et des médias se sont investi·e·s dans une réflexion transsectorielle dépassant les intérêts particuliers et les corporatismes pour porter une contribution collective au débat démocratique. Avec pour boussoles la pratique du terrain, l’intuition artistique, l’expérimentation de nouveaux modèles. »

Dans la période actuelle, propice aux replis individuels ainsi qu’à la folie guerrière et nationaliste, on doit forcément remarquer et s’intéresser à un tel manifeste du monde de la culture, affirmant aussi forcément le collectif :

« Nous sommes des structures souvent peu visibles, et qui sont prêtes à s’engager, au-delà de leur intérêt particulier, pour l’intérêt général. »

Pour autant, il ne faudrait pas s’imaginer qu’il s’agit là d’une scène entièrement alternative et profondément contre-culturelle, comme cela existe ou a pu exister à Berlin par exemple, mais plutôt de structures évoluant dans le champs de la subvention publique.

C’est d’ailleurs typiquement français, car il y a en France beaucoup d’argent public dirigé vers le monde de la culture, et inversement le monde de la culture est presque systématiquement dépendant, au moins en partie, des subventions publiques. Cela fait que le manifeste, au fond, a surtout pour discours de réclamer à ce que l’argent public soit orienté différemment, avec une meilleure prise en compte d’enjeux modernes et de tout un pan moderne de la culture, avec aussi une plus grande transparence démocratique quant à ce fonctionnement.

« En France en particulier, le sujet n’est pas celui des ressources publiques mobilisées pour la culture – elles sont considérables et en tout cas bien supérieures à celles disponibles ailleurs sur la planète – mais la question est bien celle de leur répartition.

Nous constatons en effet que si la mobilisation des pouvoirs publics est forte à l’endroit des dispositifs de chômage partiel, elle s’inscrit d’ores et déjà pour dessiner l’avenir dans une logique de conservation, de restauration et de retour à l’avant-crise, dans la plus grande opacité et sans le moindre débat sur les enjeux profonds d’une refondation du secteur de la culture et des médias. 

Oui, il faut un « New Deal de la culture et des médias ». Nous l’appelons de nos vœux, en ordre dispersé, depuis des années. Mais, la question est celle de ses enjeux, de son périmètre, de ses objectifs et de sa méthode. La question est celle de nos priorités collectives et de notre capacité à imaginer le futur plutôt qu’à administrer le passé.

À ce titre, en refusant de privilégier la jeunesse, l’avenir et l’innovation, en leur préférant le patrimoine et l’immobilisme, la philosophie et les orientations budgétaires du volet culture du plan de relance et du projet de loi de finances 2021 constituent, de notre point de vue, une erreur historique. »

Tout cela a de la valeur, en ce que cela se confronte concrètement et en pratique à la pénétration du capitalisme et des valeurs propres au capitalisme sur la vie quotidienne, dans le domaine de la culture.

Cela n’est pas défini comme ça bien sûr, car cela fait des années et des années qu’en France la Gauche a sombré et n’est plus capable d’expliquer que le problème justement, c’est le capitalisme. Il est donc parlé, de manière typiquement urbaine, d’oppression, d’inclusion, d’exclusion, de diversité, etc. Il est alors prôné :

« Un horizon réinventé collectivement, depuis le terrain, en rupture avec trois décennies de conservatisme et en phase avec les priorités et urgences de notre temps : la reconquête démocratique, la résorption des fractures sociales et territoriales, l’affirmation du rôle de la jeunesse et l’écologie. »

Notons d’ailleurs au sujet de l’écologie, qui est évoqué à de nombreuses reprise dans le manifeste, qu’il n’y a pas vraiment une réflexion en profondeur à ce sujet, ou alors simplement de manière passive avec la volonté (importante) de réduire l’impact sur l’environnement. La culture est pourtant un lieu privilégié pour exprimer le rapport nouveau à la planète Terre que doit entamer l’humanité, avec une écologie affirmée de manière positive. Cela d’autant plus que la crise actuelle, concrètement et de manière très précise, est le produit du rapport erroné de l’humanité à la nature, en l’occurrence aux animaux.

C’est qu’à un moment il faut savoir remettre en cause la vie quotidienne, sans quoi on est une partie du problème, pas de la solution. Le Manifeste des structures culturelles et des médias indépendants est néanmoins un document important, qui exprime une volonté de changement pouvant exister dans la société française et c’est malheureusement assez rare.

Pour apporter justement un sens productif, on constatera que cette position est ambivalente car à la fois tournée vers l’État, donc vers le collectif, et en même temps fondée sur un fétichisme de l’indépendance (qui est en faite relative), des différences, du particularisme, etc. C’est là typiquement le reflet d’une incapacité à se tourner vers la population au sens large, dans sa dimension de masse, au profit d’un certain esprit d’aventure culturelle tout à fait petit-bourgeois.

Rappelons ici la situation de la culture en France, qui est grossièrement coupée en deux, entre de multiples petits mondes semi-alternatifs, qui échappent partiellement à l’emprise capitaliste, et la culture de masse qui par contre est presque entièrement sous la coupe de grandes structures capitalistes, de ce qu’on appel l’industrie du divertissement. Les petits mondes semi-alternatifs ne veulent pas des grandes structures capitalistes, mais sont très complaisants avec elles et sont aisément corrompus par la dimension urbaine, branchée, avec les soutiens de l’État.

C’est là toutefois un problème secondaire, car ce qui compte et ce qui va compter de plus en plus avec la crise, c’est d’avoir des espaces d’affirmation démocratiques et collectifs, pour faire face au rouleau compresseur capitaliste et à la mobilisations nationalistes et guerrière. Il faudra alors de la confrontation, de la résistance, et celle-viendra forcément aussi du monde de la culture.

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Société

L’alliance des vieux fuyant le monde et des jeunes se l’accaparant

Oui, la révolution est possible ! Elle va être l’alliance des vieux maintenant le flambeau en fuyant un monde anti-culturel et des jeunes s’appropriant le monde pour qu’il devienne à la hauteur de leur exigence d’épanouissement.

Si on a plus de trente ans, on se retrouve confronté à des responsabilités. Le travail, le logement, la famille… viennent, au minimum, encadrer des vies quotidiennes finalement toujours plus répétitives, ennuyeuses, fastidieuses.

Les meilleurs cherchent un refuge. Un style de musique, une activité sportive, un créneau culturel particulier… n’importe quoi fait l’affaire, du moment qu’on fuit la stupidité du monde et le caractère soporifique d’une société faisant de BFMTV et de TF1 des monstres sacrés.

Mais que peut-il y avoir de commun, par exemple, entre un cinquantenaire écoutant de la musique industrielle, se façonnant une actualité culturelle avec des vieux groupes comme Cabaret Voltaire, SPK, Throbbing Gristle ou Nurse with wound, avec des adolescents ne sachant même pas que cela puisse exister ?

C’est que justement, la jeunesse connaît un tournant. Elle sait qu’il est possible d’avoir accès à toute la musique, tous les films, toutes les images, tous les jeux vidéos, toutes les retransmissions de sport, voire toutes les informations. Cependant, c’est toujours plus difficile de par la domination des monopoles qui verrouillent l’accès. Il y a là quelque chose de fâcheux. Il y a encore quelques années, cela pouvait être difficile, mais il y avait l’attrait du nouveau. Là tout est devant eux.

Les jeunes veulent donc s’approprier le monde. Et les plus de trente ans qui n’ont pas cédé aux exigences du conformisme capitaliste entendent le changer. Leur alliance est donc objective et si jamais elle se transforme en unité subjective, alors tout peut changer. Évidemment, les vieux doivent cesser un certain snobisme… surtout que la jeunesse est smart comme jamais. Évidemment, les jeunes doivent apprendre à faire des efforts prolongés sur le plan psychique pour découvrir la vraie richesse culturelle… Cela va exiger des efforts hors du commun.

Au final, pourtant, on peut espérer que chacun y trouve son compte. De toutes façons, comment les choses pourraient-elles changer sinon ? On voit bien qu’il y a là quelque chose de très fort, une vraie contradiction. Celle-ci est par ailleurs accentuée par la crise climatique, qui force les événements à s’accélérer. Et comme en plus les grands pays capitalistes, à force d’être en compétition, vont vers la guerre pour procéder au repartage du monde, qu’ils espèrent en leur faveur…

C’est tout un monde qui s’écroule, celui des trente glorieuses. Fini le capitalisme qui urbanise et qui permet, au moyen d’une voiture, de se faire un petit chez soi dans une vie encadrée et protégée socialement, alors que le développement économique permet d’acheter plus, de disposer d’une meilleure santé. Tout ce petit monde n’aura été qu’une parenthèse, la vie reprend son cours et l’odieux visage du capitalisme réapparaît pour ce qu’il a toujours été : un opportuniste qui peut faire de bonnes choses uniquement contraint et encore, pour une durée limitée.

C’est à se demander ce qu’ont cru les Français pendant si longtemps. Pensaient-ils vraiment que tout resterait pareil ? Que le monde ne changerait pas ? Que le capitalisme permet à chacun de profiter comme il l’entend ? Les gilets jaunes sont vraiment une naïveté et une réaction qui, dans la société de l’avenir, seront vus comme une capitulation totale sur le plan de la pensée, comme une psychose de gens ayant cru leurs propres mensonges. Peut-être est-ce cela : les Français aiment se raconter des histoires, et apprécient de les entendre, comme des enfants.

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Réflexions

La culture se cultive

Le terme de culture doit être pris au sens strict : la culture cultive, se cultive et laisser les choses en friche, c’est se perdre. Cela va donc à l’opposé de la culture comme acquisition définitive d’idées ou de valeurs ou de connaissances.

Le Jardin des délices, Jérôme Bosch, 1500-1505

La culture a toujours été l’un des grands thèmes de la Gauche ; il y a toujours eu le souci d’élever le niveau des travailleurs et de leur donner l’accès aux connaissances scientifiques et techniques, aux arts, à l’histoire… Surtout qu’avant les années 1960, le niveau matériel était faible et il était très difficile d’y parvenir. Le mouvement ouvrier a donc toujours particulièrement souligné la valeur de la culture, qui ne devait pas rester dans les mains des couches sociales dominantes, mais parvenir entre toutes les mains, être saisi par tous les esprits.

Il va de soi qu’un telle conception n’était pas du tout partagée par les syndicalistes et par les anarchistes, partisans de la propagande par le fait et considérant tout cela comme des obsessions propres aux intellectuels. La Gauche française a été longtemps malmenée par un tel rejet de la culture et l’un des épisodes les plus dramatiques fut l’affaire Dreyfus. La Gauche, faisant de la culture son drapeau, voyait bien ce que cela représentait sur le plan de l’humanité, des valeurs, alors qu’évidemment les « ultras » s’en désintéressaient complètement.

On pourrait dire pareillement, toutes choses étant égales par ailleurs, avec les gilets jaunes, ce mouvement anti-intellectuel et apolitique qui est une véritable torpille prête à couler la Gauche. Quand on connaît la valeur de la culture, on ne peut que réprouver le style populiste des gilets jaunes dans sa définition même. Car la culture se cultive et avec les gilets jaunes, c’est la stérilité culturelle assumée.

On sait évidemment que certains ont trop cultivé la culture, tout au moins pas la bonne ; les cadres du PCF dans les mairies et ceux du PS dans les ministères se sont forgés une véritable culture, mais celle-ci est devenue toujours plus personnelle, plus corrompue par une forme d’aisance matérielle et de reconnaissance sociale. Là c’est fatal, car on se coupe du peuple, on s’en sépare et on ne le remarque même pas. Le résultat est une profonde incompréhension de part et d’autre et cela aide bien entendu le populisme.

Que doit faire la Gauche pour insister que la culture se cultive, sans pour autant s’embourgeoiser ? Eh bien simplement toujours avoir en tête que quand on se cultive soi-même, on doit faire passer le message. La transmission est la base de la culture, parce qu’elle la fait vivre, la confronte au réel. Quand on a appris quelque chose et qu’on le transmet, on adapte ses connaissances à ce sujet, on les affine. Ce qui a perdu la Gauche française, c’est de ne pas avoir fait vivre cette transmission.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des moments importants de cela. Les militants du PCF allant faire du porte à porte pour vendre l’Humanité dimanche ont été de véritables vecteurs de culture et de socialisation, tout comme un mouvement comme Touche pas à mon pote. Il serait faux de dire que rien n’a été fait, qu’il n’y a pas eu des milliers et des milliers de personnes de Gauche qui se soient sacrifiées pour se faire le vecteur de valeurs, de principes, de connaissances.

C’est dans l’ADN de la Gauche et la fête de Lutte Ouvrière, si elle propose étrangement des jeux dans l’ambiance médiévale, n’oublie pas pour autant d’avoir des ateliers de présentation de grands concepts scientifiques.

C’est là une tradition des Lumières si l’on veut, mais une tradition renouvelée, portée par le mouvement ouvrier, avec l’idée que puisque les classes dominantes ne sont plus à la hauteur, alors on va porter la culture à sa place. Il va de soi que ce n’est pas là une idée dépassée, bien au contraire, c’est une idée tout à fait actuelle. Et même la grande idée du moment, si l’on voit la déferlante de la fachosphère, de la quenelle de Dieudonné, des gilets jaunes et de tout ce populisme diffus, malsain, s’exprimant sur la base d’une dynamique élémentaire, primitive.

Il faut que la Gauche réactive la démarche de la culture, de faire vivre la culture, c’est de ce terreau que la Gauche pourra partir à la reconquête de l’ensemble de la population laborieuse. Tout est une question de valeurs, de principes, de morale, de connaissances.

Intérieur de la mosquée du Chah à Ispahan