Catégories
Nouvel ordre

La décivilisation, expression de la décadence de l’ordre bourgeois

Poser la question de la civilisation et de la décivilisation, c’est poser la question de l’Ordre social. Car tout ordre se doit de générer les conditions pour faire continuer et élever le niveau de civilisation : c’est le propre du développement de l’Humanité.

Quand on parle d’Ordre, on parle d’une manière d’ordonner la vie sociale de façon à ce qu’il soit garanti au plus grand nombre une vie quotidienne à peu près stable par rapport aux conditions historiques données.

L’instabilité sociale est le contraire d’un Ordre social et plus l’instabilité sociale est importante, plus les conditions d’élévation de la civilisation s’affaissent. Le processus de civilisation ne s’établit pas sur plusieurs années, il se réalise sur plusieurs décennies, si ce n’est plusieurs siècles ; cela demande nécessairement calme et stabilité.

La capacité de l’être humain d’élever le niveau de civilisation correspond donc à sa manière d’ordonner les comportements humains. Ou comme le décrit le sociologue Norbert Elias, penseur de la question qui a toutefois sanctuarisé l’ordre bourgeois comme gage du niveau de civilisation :

« La stabilité particulière des mécanismes d’autocontrainte psychique qui constitue le trait typique de l’habitus de l’homme « civilisé » est étroitement liée à la monopolisation de la contrainte physique et à la solidité croissante des organes sociaux centraux. C’est précisément la formation de monopoles qui permet la mise en place d’un mécanisme de « conditionnement social », grâce auquel chaque individu est éduqué dans le sens d’un autocontrôle rigoureux. »

Par « monopole », il faut entendre ici le lent processus de formation d’un appareil d’État entre les 13e et 18e siècles. Il faut ici rappeler justement la double dimension de l’appareil d’État qui s’il est l’expression de la domination d’une classe par une autre et également le reflet du nécessaire conditionnement des individus à des rapports sociaux plus sophistiqués.

C’est ainsi que lorsque les États du monde ont déclaré des confinements de population entre 2019 et 2020 pour lutter contre la pandémie de Covid-19, ils exprimaient non pas une domination de classe mais la continuité de la civilisation.

Les mesures de contrainte étaient en réalité une manière de contraindre les individus dans le cadre d’une société moderne où la fluidité des échanges et la mobilité sont la règle. Évidemment, les États l’ont fait dans les conditions d’un Ordre marqué par l’accumulation capitaliste et l’échange marchand, ayant pour conséquences les désordonnements qui ont suivi et continuent à s’exprimer dans les années qui suivent.

Déjà, des portions réduites de la population ont manifesté des comportements de décivilisation, avec le refus de l’autocontrainte. Ces gens ont rejeté un phénomène qui pourtant s’est déroulé sur plusieurs siècles : celui de la formation de règles publiques garanties par un organisme central contre l’intérêt privé de seigneurs locaux, se cristallisant ensuite dans des comportements jusqu’à en devenir automatiques.

Or, la question est de saisir aujourd’hui d’où vient de manière générale le refus de l’autocontrainte ? Est-ce un leg du passé, du temps d’avant la formation d’un appareil d’État centralisateur, où les petits seigneurs régnaient en maîtres sur leurs territoires ? Ou bien est-ce le produit des conditions de la société capitaliste moderne ?

Une personne qui circule à vive allure en scooter ou sur une trottinette électrique sur un trottoir piéton est-il un petit seigneur ou un individu forcené du capitalisme ?

Évidemment, cela relève en premier lieu des conditions de la société de consommation moderne. Car lorsqu’on parle de l’autocontrainte, il y a indirectement l’idée d’une plus grande subtilité des individus dans leurs relations sociales, une sorte de raffinement.

À travers la ville et l’échange marchand, le capitalisme a développé puissamment les espaces publics/collectifs à travers desquels est nécessaire un raffinement de son comportement, mais en même temps arrivé à un stade de son développement il en est une entrave.

Il suffit de prendre un grand magasin de vêtements dans un centre-ville pour s’en rendre compte. D’un côté, il y a un fourmillement d’individus qui veillent à ne pas mal se comporter mal face aux autres en respectant les codes d’usage comme ne pas essayer les habits devant tout le monde, garder une distance à la caisse, etc. Mais de l’autre côté si quelque chose grippe la mécanique, cela se ressent dans les individus qui deviennent plus aigres, plus raides, plus aigris, avec jamais bien loin un risque de dérapage, de petits conflits.

Si cela est dans l’ADN de la consommation capitaliste à ses débuts, la généralisation de la société de consommation a amené à une généralisation de l’esprit d’immédiateté qui, s’il est entravé, risque de générer des formes de brutalité, de grossièreté, même minimes.

Être raffiné, c’est savoir prendre le temps car c’est intellectualiser son rapport au monde, sa manière de vivre, de se nourrir, de se vêtir, d’aimer, d’apprécier l’autre. À l’heure des applications de rencontre, de livraison de repas à domicile, de l’écoute accélérée de musique, de la généralisation du format série, c’est toute la base de la civilisation qui s’affaisse.

Si la civilisation est le long processus de formation d’une autocontrainte psychique, avec l’attention et le temps requis, elle se heurte à société capitaliste-marchande qui, en plus d’être ultra-accélérée, va jusqu’à effacer ses propres conditions de production pour mieux fétichiser la valeur. Comment ne pas voir qu’une telle société arrivée à maturité formate des esprits dans le sens d’une décivilisation ?

Le règne abouti du fétichisme marchand, c’est l’âge d’individus narcissiques qui évoluent dans un monde abstrait. C’est l’âge de l’individu qui se moque du réel : il évolue à sa guise dans un monde sans que ne soient plus exigées ni contraintes, ni barrières quelconques, si ce n’est celles de ne pas entraver le bon écoulement des marchandises.

Et il n’est pas difficile également de comprendre que lorsque le pire de cette société de consommation moderne, soit le culte de l’égo indépendant de tout et le pire de la société féodale, soit le culte de l’honneur guerrier, se rencontrent, il y a un cocktail parfait pour des phénomènes de dé-civilisation. C’est l’individu-roi à base d’avancées guerrières, qui consomme ses échappées chevaleresques.

Il s’agit là d’une expression d’un mode de production capitaliste arrivé à maturité en ce qu’il a développé une consommation outrancière d’objets inutiles grâce au maintien d’une large partie du globe dans une situation féodale, avec pour résultat la combinaison des pires horreurs en termes de comportements.

Et comme l’État actuel est une émanation de cette société, il est évident que les institutions publiques sont à la peine pour maintenir le niveau de civilisation exigé par l’époque. Elles sont à la dérive et cela se voit en de multiples manières, des autorisations de construction délirantes au relativisme sur les incivilités sur la route jusqu’à l’acceptation-encadrement des trafics de drogue, de la pornographie, le délaissement des victimes de harcèlement scolaire…

Cela peut apparaître décalé et en même temps tout le monde comprend bien que les choses s’effondrent avec une société repartie sur les braises d’une pandémie qui n’a fait se générer aucun bilan social et culturel.

Vu du futur, tout ceci sonnera comme une évidence…

L’évidence que la société humaine développée du 21e siècle s’effondrait sur elle-même du fait de l’affaissement des vecteurs d’autocontraintes psychiques dû à un mode de production capitaliste pleinement développé.

Catégories
Culture & esthétique

Comprendre la civilisation pour mieux la porter

La civilisation est un long processus qui se situe au niveau de l’être humain lui-même. On peut la résumer en la prise de conscience de l’interdépendance sociale, donnant lieu à une intériorisation par l’individu qu’il vit et évolue dans un ensemble plus vaste qui se nomme « société ».

Cette intériorisation s’exprime à travers des codes et des mœurs qui se résument dans le fait d’être civilisé dans ses rapports sociaux : la civilisation est le processus d’auto-éducation de l’Humanité à travers son développement.

Dans l’Empire romain d’Occident, on parle de civilisation du fait que la vie était plus douce, plus pacifiée, non pas en raison immédiate d’une « psychologie » ou d’une « culture » mais parce qu’il existait des capacités productives fondées sur une interdépendance.

Y compris jusque dans les fermes de paysans isolés des campagnes, on bénéficiait d’une poterie ornée, en nombre, et on vivait dans des maisons avec les toits en tuile (le moyen-âge connaîtra un recul avec la chaume). Les marchés utilisait des pièces de monnaie intermédiaire en cuivre, disparues dans les débuts du moyen-âge. Bref, la vie s’était sophistiquée, se reflétant en des mœurs pacifiés, car ayant conscience de l’interdépendance collective générale.

Si les invasions dites barbares ont été un choc, c’est bien parce que les peuples en question n’avaient pas acquis un tel niveau de développement matériel, donnant lieu à une nouvelle « civilité ». Un exemple frappant est le fait que pour combattre les « barbares », les Romains ont dû recruter dans les esclaves – issus majoritairement des peuples « barbares » – mais aussi dans les peuples barbares eux-mêmes moyennant contrats. La raison est simple : les romains s’étaient adoucis, pacifiés et la guerre n’était plus pour eux un horizon envisageable.

A strictement parler, il est pourtant erroné de parler de la « civilisation romaine », car en fait ce processus est universel et interne à l’Humanité elle-même. Il n’y a pas « des civilisations », il y a un processus général de civilisation qui toutefois se décline en des ères culturelles et géographiques variées. La substance reste toutefois similaire : une pacification-sophistication des relations sociales en lien avec un mode de vie plus sûr, mieux garanti.

Par conséquent, le processus de civilisation commence avec l’agriculture, puis se prolonge avec l’écriture jusqu’à aboutir à des modes de vie toujours plus complexes d’où sont exclus la précarité, l’insécurité avec pour conséquence des mœurs plus raffinés. Mais aussi une culture qui prend ensuite la forme du classicisme en ce que le raffinement du quotidien s’exprime à travers l’harmonie de l’utile et de l’agréable.

C’est pourquoi la chute de Rome n’exprime pas une fin de la civilisation, car la civilisation a trouvé comment continuer et s’enrichir avec les dynasties abbassides et Omeyyades entre les VIIe et XIIIe siècles.

Puis le processus reprend en Occident avec l’avènement de la bourgeoisie à travers les entrailles de l’ordre féodal. La bourgeoisie, née au cœur des villes et de l’échange commercial, a de suite porté des mœurs nouvelles face à une noblesse encastrée dans le code de l’honneur de la chevalerie. Un code faisant de la violence physique et de la guerre des valeurs cardinales, où l’individu n’existe que parce qu’il s’inscrit dans une communauté où autrui est vu comme un rival à dominer.

La civilisation est donc un processus de long terme qui repose sur une complexification des mœurs en lien avec la sophistication d’un mode de vie. Mais qui dit complexification et sophistication dit appareil d’État édictant des règles et des lois venant sanctuariser les manières de vivre et de faire en rapport avec le mode de vie.

Lorsqu’il est parlé de « décivilisation », c’est donc au recul du raffinement des comportements civils qu’il est fait référence. Cela s’exprime par des relations sociales marquées par plus d’agressivité, de pulsions individuelles et d’égocentrisme corrosifs, mais également dans l’effritement de ce qu’on nomme la « bienséance ».

Les drames tels que l’horrible torture et meurtre de Shaïna entre le 31 août 2017 et le 25 octobre 2019 et dont le procès s’est terminé le 9 juin 2023, l’attaque immonde au couteau à Annecy le 8 juin 2023 ou bien encore le suicide de la jeune Lindsay le 12 mai 2023 ne sont qu’une (très petite) partie émergée de l’iceberg. Il faudrait plutôt parlé de l’aspérité de la vie quotidienne.

Il y a dans les pays capitalistes un recul de civilisation qui se joue dans les interstices du quotidien, sans pour autant que cela ne bascule forcément dans une brutalité directe – comme cela l’est plus régulièrement dans les sociétés encore marquées par une culture féodale.

Cela s’exprime à travers l’irrespect du code de la route, les harcèlements en tous genres, les micro-tensions dans l’espace public, les agressions aux accueils dans les hôpitaux, les banques, les centres administratifs, etc. Mais on peut parler aussi de la généralisation de la pornographie, de la prostitution adolescente, ainsi que du désengagement au travail, etc.

Et si l’on parle de règles de bienséance, on pourrait tout à fait inclure également la généralisation du « fast-food » dans la décivilisation, alors qu’inversement le processus de civilisation est précisément passé par l’art de raffiner l’alimentation avec des poteries ornées !

En creux de la décivilisation, il y a à l’absence de conscience d’autrui ou pire la conscience qu’autrui est un obstacle à enjamber, et le refus de soumettre son individualité à des codes et des règles collectives permettant des rapports sociaux pacifiés et raffinés.

Les survenues d’épisodes de brutalité absolue vont d’autant plus choquer que la civilisation n’est pas un phénomène statique, mais un processus de long terme qui s’enrichit à mesure que le mode de vie se sophistique. On est gravement heurté par un meurtre gratuit au couteau dans l’espace public dans une époque où l’on bénéficie d’un mode de vie apaisé et fondé sur un haut niveau de sophistication.

Il restera ensuite à déterminer comment la civilisation, ce processus d’auto-éducation de l’être humain, se réalise et s’enrichit concrètement à travers un antagonisme qu’est la lutte des classes. C’est naturellement un processus dialectique, où l’auto-éducation de l’humanité se conjugue avec la nécessité historique du socialisme, du communisme.