Lorsque le président français Emmanuel Macron a parlé d’intervention militaire française en Ukraine le 26 février 2024, pratiquement personne ne l’a pris au sérieux dans le pays. Les Français sont ainsi, ils ne prennent rien au sérieux.
Néanmoins, tout l’appareil d’État s’est mis en branle dans cette perspective de conflit. L’économie de guerre a pris forme, la propagande a commencé à se généraliser.
Le 2 mai 2024, dans un entretien à l’hebdomadaire britannique The Economist, Emmanuel Macron a réaffirmé la perspective de l’intervention. Et là les Français ne se moquent plus de lui. Car en deux mois, le matraquage a opéré. En ce sens, notre chronologie de l’escalade depuis le 26 février 2024 est une arme politique centrale et il y a lieu de se fonder dessus en toutes occasions.
L’entretien avec The Economist s’inscrit dans cette militarisation et il va d’ailleurs avec un paquet. On a l’interview publié en anglais, l’original en français, un article de présentation de The Economist, puis un long article de commentaire.
Le mot d’ordre de The Economist : Emmanuel Macron a « une vision apocalyptique », et malgré les apparences où l’on peut penser qu’il va très loin, ou trop loin, il aurait raison. « Comme d’autres lugubres visionnaires, il court le risque que son message soit ignoré ».
On lit en conclusion de la présentation d’ailleurs la chose suivante.
« Monsieur Macron est plus clair sur les périls auxquels l’Europe est confrontée que le dirigeant de n’importe quel autre grand pays.
Lorsque le leadership fait défaut, il a le courage de regarder l’histoire dans les yeux. La tragédie pour l’Europe est que les paroles de la Cassandre française risquent de tomber dans l’oreille d’un sourd. »
Emmanuel Macron a donc ici le statut d’un prophète. Sa parole est présentée comme essentielle, car ce dont il s’agit, c’est de sauver la partie européenne de l’occident capitaliste. Pas moins.
Ce qu’il faut noter en effet, et c’est très important, c’est que The Economist souligne que l’entretient se tient quelques jours après le grand discours sur l’Europe d’Emmanuel Macron, tenu à la Sorbonne.
Or, comme on le sait, le Royaume-Uni n’est plus membre de l’Union européenne. Il faut donc comprendre l’Europe au sens d’un continent. Emmanuel Macron parle d’ailleurs de menace « existentielle » pour l’Europe géographique et il est également question de la Norvège, un autre pays à l’écart de l’Union européenne.
Emmanuel Macron parle d’un « beau, grand et existentiel débat que les Européens doivent avoir et qui n’est pas réduit à l’Union européenne ».
Le long article de commentaire de l’interview est d’ailleurs titré « How to rescue Europe », « Comment sauver l’Europe ». Il cite les propos d’Emmanuel Macron lors de l’entretien, comme quoi « une civilisation peut mourir ».
Que dit justement Emmanuel Macron ? Voici les propos les plus significatifs. Mais avant tout, il faut remarquer qu’Emmanuel Macron est brillant dans la construction du propos. On sait comment en France, on aime se moquer des politiques, de manière populiste, disproportionnée. C’est un défaut, propre aux Français qui ne savent pas accorder de gravité suffisante aux choses essentielles.
Emmanuel Macron agit en effet en professionnel. Le moindre mot est soupesé, habilement choisi. Il maîtrise de manière parfaite tout le langage et la philosophie de « l’humanisme européen », dont la source est l’esprit bourgeois tchécoslovaque des années 1920.
La Tchécoslovaquie, qui venait de se libérer de l’oppression féodale autrichienne et hongroise, était la seule démocratie bourgeoise d’Europe centrale, au milieu des dictatures fascistes. Cela a produit un esprit bourgeois post-chrétien (ou démocrate-chrétien), « progressiste », « humaniste », anti-féodal et libéral, mais teinté d’inquiétude : l’humanité connaît une crise, il faut réfléchir au développement de la technique, le rôle de la technique et de l’organisation, etc.
Les propos d’Emmanuel Macron, dans leur forme et leur esprit, sont un écho très clair de ceux du président tchécoslovaque Tomáš Masaryk, d’Edmund Husserl, de Karel Čapek, repris ensuite par Karel Kosík, Jan Patočka, Václav Havel.
C’est l’idéologie de l’Union européenne, bien qu’il manque une inquiétude profonde, une angoisse, qu’on retrouve par contre de manière totale et absolue en France Antoine de Saint-Exupéry, Albert Camus, la CFDT, l’UNEF, etc.
Emmanuel Macron se situe dans cette perspective. Il est donc un cadre bourgeois brillant. En fait, il redevient le jeune libéral-démocrate « moderne » qui avait été choisi par la haute bourgeoisie moderniste, financière et technologique, pour gagner l’élection présidentielle de 2017.
Il faut, pour saisir son approche, de l’intelligence et de la culture, sans quoi on se fait piéger. C’est à cela que nous travaillons. Emmanuel Macron se propose comme Tomáš Masaryk, il le fait sciemment. S’imagine-t-on qu’on puisse le combattre sans être à son très haut niveau intellectuel et idéologique ?
Ce n’est pas avec la CGT qu’on combat au plus haut niveau, en fait celui de l’affrontement entre capitalisme et Socialisme. C’est avec l’esprit de Parti, avec le drapeau rouge. Avec un travail de fond, avec une presse intelligente et cultivée. C’est notre travail, central et essentiel.
La teneur des propos d’Emmanuel Macron n’en apparaissent, cela dit, que plus clairement.
« Nous sommes le continent qui a inventé la démocratie libérale. Nos systèmes de société reposent sur ces règles. Or nous sommes percutés par ce que les réseaux sociaux et la numérisation de la vie de nos sociétés et du fonctionnement démocratique créent de vulnérabilités. »
« Les choses peuvent se désagréger très vite. Elles créent en Europe et partout ailleurs, une montée des colères et du ressentiment. Nos compatriotes le sentent. Cela nourrit de la peur, de la colère et cela nourrit les extrêmes. Les choses peuvent se précipiter beaucoup plus vite qu’on ne le croit et peut conduire à une mort beaucoup plus brutale qu’on ne l’imagine.
Ce qui m’intéresse surtout, c’est de conjurer ce mouvement à l’œuvre et montrer qu’un sursaut est possible. Et d’ailleurs, toutes les décisions que nous avons prises ces dernières années, sont des décisions que nous n’avons pas prises dix ans plus tôt. On a réagi plus vite, mieux et dans la bonne direction.
Mais il y a une telle accélération des risques, des menaces, du mal-être de nos sociétés qu’il nous faut maintenant un sursaut beaucoup plus profond. Et au fond, il nous faut bâtir un nouveau paradigme. Un nouveau paradigme géopolitique, économique et de société pour l’Europe. »
« Il y a non seulement un retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen, mais cette guerre est menée par une puissance dotée de l’arme nucléaire et qui a un discours belliqueux. Tout cela fait que l’Europe doit légitimement se poser la question de sa protection militaire. Et qu’en effet, elle doit se préparer à ne plus bénéficier de la même protection par les Etats-Unis d’Amérique, c’est ce que je disais déjà en 2019 dans vos colonnes. Nous devons nous préparer à nous protéger. »
« Le défi pour l’Europe est économique et technologique. Il n’y a pas de grandes puissances sans prospérité économique, ni sans souveraineté énergétique et technologique. »
« Nous devons être encore plus puissants, plus forts, plus radicaux. Et à cela s’ajoute le fait que l’Europe ne produit pas assez de richesse par habitant, en comparaison là aussi des autres grandes puissances, et notre grande ambition, alors que nous sommes dans un moment de réallocation des facteurs de production, qu’il s’agisse des cleantech ou de l’intelligence artificielle, c’est d’être un continent attractif pour ces grands investissements. »
Tout ce discours permet donc de faire de la Russie un ennemi absolu, une sorte d’entité anti-libérale et anti-moderne par excellence. Une construction habile, qui obtient sans souci l’aval des citoyens biberonnés à la société de consommation.
« La Russie, c’est une menace qu’on connaît, qu’on a toujours vu. Je parle pour l’ensemble des Européens et tout particulièrement pour l’Allemagne et la France, puisque nous étions en charge de sauver les accords de Minsk et du processus de Normandie. »
« Depuis 2022, Vladimir Poutine n’a plus mis les pieds lui-même dans un g20 et il a été exclu du g8 devenu g7 en 2014. Elle a décidé d’enfreindre le droit international en violant des frontières internationalement reconnues pour un membre permanent du Conseil de sécurité.
À ce point, avec une telle constance, c’est inédit. Elle a aussi commis des crimes de guerre, là aussi avec une puissance inédite. C’est elle qui a lancé cette guerre d’agression contre un pays souverain sur le sol européen.
Il ne faut pas sous-estimer non plus le glissement. Sur la question des oblasts, la Russie a essayé de construire une espèce de paravent de légalité, lequel a été ensuite abandonné. Beaucoup de gens ont sous-estimé le glissement qu’il y a eu entre février et avril 2022. En février, la Russie faisait encore l’effort de formuler un narratif qui serait compatible avec le droit international avec cette idée d’« opération spéciale ».
Maintenant, la Russie elle-même utilise le mot de « guerre » et l’assume. Elle est sortie de tous les cadres et au fond, elle est rentrée dans une logique de guerre totale.
Depuis 2022, de manière croissante, la Russie a ajouté la menace nucléaire explicite, parfois désinhibée, par la voix du président Poutine lui-même et ce, de manière systématique. Elle y a ajouté l’hybridité, en provoquant et en attisant des conflits qui étaient parfois larvés dans d’autres zones. Elle y a ajouté des agressions et des menaces dans l’espace et dans le champ maritime, et elle y a ajouté des menaces et des attaques cyber et informationnelles à un niveau inédit que nous avons décidé, avec nos partenaires européens, pour la première fois, de révéler.
La Russie aujourd’hui est devenue une puissance suréquipée qui continue d’investir de manière massive dans les armements de tout type et qui a une posture de non-respect du droit international, d’agressivité territoriale et d’agressivité dans tous les champs connus de la conflictualité.
C’est aujourd’hui aussi une puissance de déstabilisation régionale partout où elle le peut. Et donc oui, la Russie, ce faisant, par son comportement et ses choix, est devenue une menace pour la sécurité des Européens. En dépit de tous les efforts qui ont été faits par la France, mais aussi par l’Allemagne et les Etats-Unis. »
Après de tels propos, la guerre se justifie d’elle-même
The Economist: Maintenez-vous vos propos concernant un envoi éventuel des troupes au sol ?
Président Macron: Tout à fait. Comme je l’ai dit, je n’exclus rien, parce que nous avons face à nous quelqu’un qui n’exclut rien.
CQFD : puisque, en face, est apparu un ennemi sans légitimité, une puissance définie par le rejet du « droit », alors on a le droit de s’y confronter. Le raisonnement est implacable.
Et alors autant le faire le plus tôt possible :
« Si les Russes devaient aller percer les lignes de front, s’il y avait une demande ukrainienne – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui – on devrait légitimement se poser la question. »
C’est donc la décision de la guerre, qui sera prise mécaniquement (car de la « faute » des Russes), anonymement (car sous prétexte de la protection européenne en général).
Si l’on regarde avec intelligence le cours des choses, tout s’enchaîne avec méthode et cohérence. Cela ne veut pas dire qu’Emmanuel Macron sache ce qu’il fait, car la bourgeoisie ne pense pas. Il ne veut pas de la guerre, dira-t-il, si on lui demande personnellement, et il sera sincère dans sa réponse.
Mais l’Histoire est l’Histoire de la lutte des classes, et il n’est qu’un outil de la bataille pour le repartage du monde, de la bataille sino-américaine pour l’hégémonie.
A nous de lever le drapeau rouge contre l’hégémonisme et la guerre !