Noël est devenu un prétexte à l’achat de n’importe quoi sur internet, distribué n’importe comment dans des points relais. Tout est fait dans la précipitation et en même temps machinalement, et les cadeaux n’ont pas de personnalité, ils ne sont plus adaptés aux gens.
Les aristocrates ou ceux qui s’imaginent l’être diront qu’on a troqué la qualité contre la quantité. Ce n’est même pas sûr. Mais admettons, peut-on pour autant revenir en arrière? Pas du tout, il vaut mieux profiter de la capacité énorme des forces productives pour faire mieux.
Il suffit que les gens aient du goût et à ce moment-là ils choisiront de manière à la fois naturelle et culturelle. La magie de Noël pourra alors opérer, car s’adressant à chacun personnellement. Et qui peut faire tout cela? Casse-noisette qui remplace le père Noël !
Ce n’est pas seulement que le ballet Casse-noisette de Tchaïkovski est charmant, incontournable. C’est qu’il plaît de manière universelle et même s’il y a une dimension commerciale dans le phénomène, depuis plusieurs années en France la figurine du casse-noisette est devenue régulière au moment de Noël. C’est assez notable quand on sait que le régime ukrainien fait un lobbying de folie pour interdire tout ce qui est russe, Tolstoï et Dostoïevsky en tête.
De plus, il y a l’arrière-plan littéraire. Il est vrai que le roman d’Ernst Theodor Amadeus (E.T.A.) Hoffmann est assez difficile à lire et peut-être un peu sombre dans son ambiance, malgré la magie. Cependant, cela renforce la dimension culturelle. Un ballet, un roman… c’est autre chose que Coca-Cola ayant forcé l’introduction du Père Noël.
C’est d’ailleurs ici une contradiction qui doit nous intéresser en premier lieu. Il y a un côté désuet, passéiste dans Casse-noisette. Et c’est très bien, car cela montre bien que c’est un héritage historique. Exactement ce que le capitalisme ne supporte pas, de par son besoin de tout déconstruire, de tout recycler. Ce n’est pas non plus de l’idéalisme réactionnaire, car c’est de la vraie culture, allemande puis russe, atteignant l’universel.
Bref, c’est du classicisme et le socialisme défend le classicisme!
Noël a bien mérité un ballet, plein de légèreté et de féérie. Casse-noisette peut rétablir Noël, il en a les moyens. Il y a ici suffisamment d’ampleur, de profondeur, pour faire s’exprimer les esprits avec intelligence et bienveillance. C’est de cela dont les enfants ont besoin, et d’ailleurs Noël ne doit être que pour eux.
La polémique de la fin de l’année 2023 sur la musique classique est exemplaire et mérite d’être connue. En voici les étapes.
1. Tout part d‘AOC (Analyse Opinion Critique), qui est une sorte d’équivalent d’agauche.org mais en mode payant et avec une démarche d’universitaire contemplatif. Dans un article (payant), un professeur de l’École des hautes études en sciences sociales – pour faire simple un centre parisien de « sciences sociales » qui est le bastion des bourgeois intellectuels de gauche – attaque Radio Classique.
En voici les traits principaux :
« Radio Classique est une station de radio du groupe LVMH, dirigé par Bernard Arnault. Cet empire est connu pour ses activités dans le secteur du luxe (Louis Vuitton, Moët Hennessy, Fendi, Tiffany, Christian Dior, etc.) […].
Radio Classique se présente elle-même comme « le premier média en France sur la musique classique » que ce soit sur l’écoute, le streaming ou les podcasts. Officiellement, le positionnement de cette station s’ordonne autour de trois axes – la musique, l’information et la culture – mais en fait il est profondément politique et ancré à droite […].
Par « musique classique », on entend « classiquement », si l’on peut dire, la musique occidentale, savante et écrite s’étendant du Moyen-Âge à 1945. C’est sur cette conception, implicitement assumée par Radio Classique que s’appuie cette station de radio.
Fidèle auditeur depuis plusieurs années, j’ai pu noter que la plupart des morceaux de musique diffusés était puisée dans une séquence temporelle s’étendant du XVIIe à la première moitié du XXe siècle, pour résumer de Haendel, Bach et Scarlatti à Mahler et Rachmaninov. Sont donc exclues de ce répertoire ce que l’on nomme la musique populaire occidentale non écrite ainsi que la musique classique contemporaine (Schönberg, Berg, Webern, Boulez, Stockhausen, Messiaen, Cage). Sont exclues également les musiques non-occidentales (…).
Le socle de la programmation de Radio Classique est donc constitué par un bloc musical « blanc » et conservateur. Ce socle fait lui-même partie d’un environnement artistique, culturel et journalistique bourgeois et de droite. »
Radio Classique ou la production d’une culture musicale « blanche » et de bon ton
L’article parle également de :
« la forme « concert » de musique classique, qui est le mode de consommation bourgeois par excellence ».
Radio Classique ou la production d’une culture musicale « blanche » et de bon ton
Cette dénonciation du concert de musique classique comme bourgeois « par excellence » est typique des bourgeois de gauche, avides de décadence anti-historique sous prétexte de modernité. Sous prétexte de critiquer la manipulation du classique par la bourgeoisie conservatrice, on en arrive à un appel au nihilisme moderne.
2. L’article d’AOC, passé forcément inaperçu de par le caractère confidentiel du site, date du 20 novembre 2023. La polémique prend une réelle dimension avec une chronique sur France Culture, le 27 novembre. Dans « Radio Classique, une radio conservatrice ? », la chroniqueuse s’appuie sur l’article d’AOC, pour en accentuer les traits.
Et, il faut le dire, le caricaturer. L’article sur AOC est très sérieux, on peut en rejeter le contenu mais son auteur a indéniablement une solide culture. Ce qui est raconté sur France Culture est par contre du niveau d’un compte Twitter.
« Parlons musique en effet, puisque c’est ça qu’on entend surtout et qu’on cherche quand on écoute Radio Classique. L’article de Jean-Loup Amselle mériterait sans doute d’être approfondi sur cette thèse, selon laquelle le choix éditorial des morceaux passés à l’antenne est à l’avenant des publicités et des contenus parlés : une musique classique qui se situe principalement entre Haendel et Rachmaninov, très peu d’incursions dans la musique du 20e siècle, très peu aussi dans la musique non-occidentale.
Après petite vérification sur le site, qui liste les morceaux passés dans l’heure, c’est une évidence : Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann : la musique classique, c’est comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres en dehors de Radio Classique, la musique blanche, composée entre 1680 et 1890 : c’est la musique classique qu’on identifie immédiatement, même si on n’est pas connaisseur, c’est en fait, de la mélodie.
C’est à ce mot que j’ai pensé tout de suite vendredi devant mon poste, à l’écoute de cette fin de sonate de Mozart parmi les plus connues et de ce début de concerto de Bach, un tube du classique, autant de morceaux poncés par la publicité ou le septième art, de chefs-d’œuvre qu’on n’entend plus vraiment ainsi diffusés en playlist, sans être édités, sans commentaire sur la spécificité de leur interprétation – une sorte de bruit de fond, jolie mélodie, très à l’opposé de la culture mélomane.
Dans le fond, Radio classique, c’est un peu le “Chante France” de la musique dite classique. Il y a un devenir variété de ces morceaux juxtaposés ainsi, qui en plus serait une variété des dominants, armée contre le neuf. Pas élitiste, c’est facile d’écouter Radio Classique, seulement bourgeois. »
Le « rap », tel qu’on le connaît depuis les années 2000, se contente de mélodie, par exemple ; il n’y a pas différentes couches musicales se superposant, se renforçant, se combinant. C’est pourquoi Kanye West, Travis Scott, Frank Ocean… ne font pas du « rap », car eux mélangent, combinent, superposent, cherchent à synthétiser.
On pourrait penser que la chroniqueuse de France Culture veut en fait critiquer la musicalité facile, cet esprit d’opérette, voire d’opéra, où l’on retient juste un air sans chercher plus loin. Sauf que ce n’est pas le cas, dans la mesure où la chroniqueuse parle de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann.
On parle ici de géants de la musique, d’une ingéniosité formidable. Ce que la chroniqueuse dénonce en réalité, ce n’est pas la mélodie, c’est l’harmonie. C’est conforme au capitalisme en guerre contre l’harmonie, car il est décadent, court à sa perte et veut tout prendre avec lui dans les enfers de la destruction.
3. Le Figaro est rentré dans la bataille le 1er novembre 2023. Ce quotidien est conservateur politiquement, mais sur le plan des valeurs il est très libéral à l’américaine, et cette incohérence l’amène à se contredire régulièrement. Ici, il prend les choses politiquement en interrogeant Zhang Zhang, violoniste membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Elle avait déjà pris la parole dans Le Figarodébut 2021 pour refuser le principe de critères ethniques pour l’appartenance à un orchestre.
Voici ce que cela donne :
« LE FIGARO. – Dans un billet d’humeur sur France Culture, une chroniqueuse s’en prend à la programmation de Radio Classique: «Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann : la musique classique, c’est comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres en dehors de Radio Classique, la musique blanche, composée entre 1680 et 1890 […] très à l’opposé de la culture mélomane». En tant que violoniste, quel regard portez-vous sur ces propos ? »LE FIGARO. – Dans un billet d’humeur sur France Culture, une chroniqueuse s’en prend à la programmation de Radio Classique: «Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann : la musique classique, c’est comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres en dehors de Radio Classique, la musique blanche, composée entre 1680 et 1890 […] très à l’opposé de la culture mélomane». En tant que violoniste, quel regard portez-vous sur ces propos ?
ZHANG ZHANG. – Tout d’abord, quels sont les critères pour être «mélomane» ? Qu’est-ce que la culture mélomane exactement ? Y a-t-il une liste spécifique de musique qu’ils doivent apprécier pour se qualifier ?
En tant que musicienne classique non-blanche, et comme pour des millions de personnes sur cette planète, ce qu’ils appellent la «musique blanche» est considéré comme un patrimoine commun célébrant notre humanité.
Partout dans le monde, des artistes et des mélomanes de toutes origines et de toutes cultures écoutent, apprennent, partagent, jouent et apprécient cette musique. »
Zhang Zhang: «Quand France Culture s’offusque que Radio Classique diffuse de la musique… classique»
C’est une défense de l’universel, mais qui a des limites. Zhang Zhang fait en effet ensuite l’éloge du libéralisme où chacun peut apprécier ce qu’il veut, et qu’on laisse les gens qui apprécient la musique classique en écouter, sans avoir à leur dire de le faire ou de le faire différemment.
4. La Gauche historique défend la musique classique et le classicisme en général, au nom de l’héritage historique. Si Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann sont des classiques, c’est d’ailleurs avant tout parce qu’ils ont réussi à intégrer les airs populaires de leur époque, cette musicalité du peuple qui flotte dans la culture, dans leurs propres œuvres. Il suffit de s’intéresser à leur parcours pour voir comment ils sont ancrés dans la musique populaire.
Naturellement, le capitalisme veut tout dissoudre en marchandises et partant de là, récuse le classicisme. C’est récent, car jusqu’à 1989, la bourgeoisie faisait tout pour s’approprier à l’inverse la musique classique, afin de se prétendre porteuse de civilisation.
D’où un conflit inévitable entre les bobos « modernes » qui veulent du bruit et rejettent le principe d’harmonie, et les bourgeois « à l’ancienne ».
Mais les bourgeois « à l’ancienne » peuvent-ils encore porter la musique classique ? Absolument pas. Là est la différence entre les bobos de gauche qui veulent supprimer la musique classique et la gauche historique qui considère que le prolétariat doit sauver la musique classique.
Radio Classique appartient en effet au groupe Les Échos-Le Parisien, au même titre que les quotidiens Les Échos et Le Parisien, la revue mensuelle Connaissance des arts, la chaîne Mezzo, le site Boursier.com et l’institut Opinion Way. Ce groupe appartient lui-même à LVMH – Moët Hennessy Louis Vuitton, où on retrouve Louis Vuitton et Christian Dior, les champagnes Moët & Chandon et Dom Pérignon, les montres et bijoux Bulgari et TAG Heuer, les magasins Le Bon Marché et Sephora, etc.
On a là affaire à un monopole et ce monopole appuie à la fois l’esprit de marchandisation généralisée et l’art contemporain, les deux allant de pair. Partant de là, la musique classique est forcément condamnée. Il y aura des concerts de musique classique tant que des gens au-dessus de trente ans seront encore suffisamment éduqués pour en apprécier ou du moins en respecter la signification. Mais plus ces générations disparaîtront et plus le capitalisme procédera à la liquidation de la musique classique.
Il suffit d’ailleurs de voir que, disposant de toujours moins de culture, les bourgeois « mélomanes » tendent à une musique classique de prêt à porter et d’entre-soi, sans esprit ni profondeur, ce que dénoncent à juste titre les bobos de gauche… Sauf que les bobos de gauche ont comme réponse à ce problème le culte du bruit nihiliste et subjectiviste, présenté comme « contemporain ».
C’est pourquoi, en réalité, le camp du Socialisme gagnera forcément à lui des bourgeois éduqués, désireux de préserver l’héritage. C’est ce qui arrivé au moment de la révolution russe, où nombre de compositeurs qui avaient pris la fuite sont revenus et ont participé à la culture soviétique. Il est bien connu que l’URSS est indissociable de la musique classique, tout comme en architecture le classicisme était la grande orientation (ainsi que dans les démocraties populaires, en RDA par exemple).
Il ne faut pas se faire piéger par les bobos modernes nihilistes ni les conservateurs idéalistes asséchés ; il faut préserver l’héritage, se mettre à son niveau, et ainsi être reconnu historiquement comme les porteurs réels de la civilisation.
Qu’il en soit comme à la fin de la Flûte enchantée, où l’obscurité est chassée, alors que triomphent les Lumières et l’ordre harmonieux… « Lumière éternelle, Dissipe la nuit, Détruis la puissance Conquise par l’erreur ! Paix à vous, mes frères, O vainqueurs de la Nuit ! »
L’opéra est l’expression puissante de la grandeur de la civilisation. C’est un art d’un grand raffinement, produit du travail immense de la part d’artistes forcément de très haut niveau, formés avec minutie pendant de nombreuses années depuis le plus jeune âge et bénéficiant d’un cadre de travail hors-norme. Qu’un orchestre symphonique s’accorde avec une scène où le chant et le théâtre doivent se mêler harmonieusement n’est pas une mince affaire. Qu’il en faut du travail pour jouer La flûte enchantée de Mozart !
Le jeu en vaut largement la chandelle quand on sait à quel point cela peut littéralement soulever une salle, bouleversant profondément chaque spectateur dans ce qu’il a de plus intime, le grandissant culturellement et moralement. Historiquement, la bourgeoisie, particulièrement en France, a très bien compris cela et elle a largement porté l’opéra. Cela pour asseoir son prestige et sa stature de classe dominante, mais aussi car elle se développait elle-même réellement à travers la culture classique.
Pourtant, le rythme, à la fois lent et puissant, et la profondeur des œuvres, qui sont l’inverse de la superficialité, ont fait que l’opéra a de moins en moins correspondu culturellement au capitalisme. L’art lyrique est bien trop raffiné pour le capitalisme avalant tout sur son passage et lissant tous les rapports pour en faire des marchandises consommables et jetables.
Alors, l’opéra est devenu totalement marginal, existant seulement grâce à un financement public gigantesque. Globalement, l’opéra en France, c’est 80 % de subvention et 20 % de recettes de billetterie ! Absolument aucun autre secteur culturel ne connaît un tel privilège. Mais le monde a changé, c’est la crise et même l’opéra, pourtant si prestigieux, ne résiste pas à la grande lessiveuse capitaliste.
Le constat est très simple : de moins en moins de public, de plus en plus de coûts fixes. L’opéra passe donc à la trappe.
L’offuscation des directeurs des opéras de Lyon, Montpellier, Toulouse ou Bordeaux fait l’actualité en 2023, alors que ceux-ci dénoncent le désengagement de l’État. C’est que l’heure est grave, tellement la société française est décadente et incapable d’assumer le meilleur de la civilisation. Comme le disait déjà en 2021 Jean-Philippe Thiellay, ancien directeur adjoint de l’Opéra de Paris, dans son livre L’Opéra s’il vous plaît :
« L’art lyrique peut disparaître corps et biens, c’est une certitude. »
Le ministère de la Culture est formel lui aussi. L’opéra, ainsi que la musique classique, n’intéressent plus personne, encore moins parmi les 15-28 ans qui désertent ; la bourgeoisie française n’éduque plus sa propre jeunesse !
Les cris d’alarme se multiplient. Le directeur de l’opéra de Rouen, responsables du syndicat regroupant la plupart des maisons lyriques, n’y va pas par quatre chemins :
« Nous allons connaître une hécatombe, à bas bruit »
Il faut dire que l’Opéra de Rouen Normandie a fermé exceptionnellement pendant six semaines entre avril et mai 2023 pour raisons budgétaires…
L’annonce la plus marquante a probablement été celle de l’opéra de Lyon annonçant au mois d’avril 2023 l’annulation pure et simple de plusieurs représentations estivales, pour limiter la casse et préserver la saison 2023-2024.
Il y a eu aussi l’Opéra National du Rhin annonçant l’annulation de deux représentations du Conte du tsar Saltane en mai à Mulhouse… remplacé par une seule représentation, mais en version concertante, c’est-à-dire seulement la musique. Les masses de subventions de Strasbourg, Mulhouse et Colmar, ainsi que de la région Grand-Est et de l’État, ne suffisent plus.
En tout en 2023 en France, ce serait 26 productions d’opéras annulées et plus de 120 représentations déprogrammées. L’équivalent de la saison de deux maisons lyriques. C’est une véritable débandade, une catastrophe nationale, qui est surtout un effondrement culturel. Car il ne faut pas s’y tromper : le problème n’est pas celui des subventions, mais du public.
S’il y a du public, il y a de l’opéra. S’il n’y a plus de public, la bourgeoisie peut faire semblant un temps avec des subventions massives, mais cela ne tient pas éternellement.
Il n’y a décidément plus rien à sauver de ce vieux monde. Ce qui se jouera, c’est donc une grande révolution culturelle, pour imposer un nouvel ordre, qui sera capable d’assumer et de porter la civilisation. Ce dont la bourgeoisie décadente n’est plus capable, submergée qu’elle est par le capitalisme en crise.
Forcément, l’opéra tiendra une place de choix dans le nouvel ordre, car il sera porté par les masses, éduquées et développées culturellement, moralement, cherchant encore plus à se développer culturellement et moralement par l’opéra ! Il en sera de même pour la culture classique en général, qu’il faudra réhabiliter et développer à nouveau après la grande hécatombe de notre époque décadente.
Le socialisme, ce sera le retour à l’opéra et à la célébration des orchestres symphoniques ! Ce sera la production de nouvelles œuvres lyriques, populaires, réalistes, célébrant la nature. Ces œuvres seront des expressions puissantes de la grandeur de la civilisation.
Né le 2 juillet 1930, l’Américain Ahmad Jamal est décédé le 16 avril 2023. La nouvelle a dès le lendemain été une grande actualité culturelle, car on a une figure majeure du jazz. Ce pianiste a joué un rôle historique, au sens où il s’est interposé avec l’idéologie dominante dans le jazz qui valorisait l’improvisation.
Lorsque le jazz s’est développé, il a en effet été directement façonné par l’expansion massive du capitalisme américain. C’était (et en fait c’est encore) une musique kilométrique où l’on suit librement, subjectivement, une ligne musicale sur laquelle on fait des variations comme bon nous semble.
Ahmad Jamal a joué un rôle fondamental, en élevant son niveau de composition, en exigeant une cohérence « spatiale » à la musique.
Ahmad Jamal est donc inconnu des larges masses, mais a joué un grand rôle historique. Miles Davis a toujours revendiqué Ahmad Jamal comme une référence fondamentale, même s’il y a quelque chose de paradoxal.
On trouve pareillement des samples de sa musique chez Kanye West, de la Soul, Nas, Arrested Development, Ice-T, Krs-one, Jay-Z… (et même Sexion d’Assaut !). Et là encore, c’est paradoxal.
Car il est une vérité, c’est qu’Ahmad Jamal est une figure incontournable de la culture musicale afro-américaine au sens le plus large possible. Ne pas passer par lui, c’est assumer le commercial et rejeter l’héritage historique qui est justement à l’opposé une référence fondamentale d’Ahmad Jamal dans toute son oeuvre.
Ahmad Jamal ne parlait d’ailleurs pas de jazz, mais de « musique classique américaine ». Lui-même avait été formé également par ailleurs à la musique classique européenne. Il a joué un rôle historique de synthèse et de développement d’un jazz qui, à rebours de sa démarche, se précipitait dans la vitesse et la virtuosité purement technique.
Ce rôle historique s’associait, forcément, à la volonté de maintenir la musique dans une orientation populaire, à rebours des expérimentations qui, comme on le sait, sont monnaie courante dans le jazz, largement frelaté par l’individualisme intellectualiste et l’avant-gardisme prétentieux.
Son premier album, à la fin des années 1950 alors qu’il dépasse à peine la vingtaine, Ahmad Jamal Trio at the Pershing : But Not For Me, s’est même vendu à un million d’exemplaires.
Le souci historique d’Ahmad Jamal, c’est qu’il n’a pas été à la hauteur de sa propre problématique.
Il a bien vu la musique comme architecture, avec une association synthétique des éléments tant de la musique que des musiciens. Mais dans une époque où le capitalisme était un obstacle fondamental à une telle démarche, il fallait une rupture, il ne l’a pas assumée.
Qui plus est, Ahmad Jamal avait une approche très dépouillée, minimaliste, ce qui bien entendu formait un contraste très fort avec les attentes du capitalisme.
Comme en plus il a appuyé ce trait, cela a donné à ses compositions une image (et un fond) « cool jazz » simpliste – sa démarche se retournant en son contraire.
Il suffit d’ailleurs de comparer le Superstition original de 1972 avec la reprise insipide d’Ahmad Jamal l’année suivante.
C’est comme si Ahmad Jamal voyait le problème du jazz, mais n’était pas en mesure d’apporter une réponse.
Le point suivant est important. Le jazz est resté à l’écart des larges masses et des avant-gardes politiques de la Gauche des années 1960-1970. Cela n’a pas été le cas, si on regarde bien, ni de la Soul, ni de la Folk, pour prendre les États-Unis.
C’est le problème du jazz : l’intellectualisme, le snobisme. On ne sort pas de l’image de la musique faite pour être bue devant un cocktail dans un petit bar sombre. Le jazz n’a pas été la musique des contestataires américains des années 1960-1970 ; les hippies n’écoutaient pas du jazz.
Ce sont les individualistes s’imaginant poètes et écrivains du Quartier Latin parisien et de la Beat generation américaine qui écoutaient du jazz.
Tous ces gens cherchaient le « beat », et écrivaient avec le « beat », et prônaient le « beat » en politique et en philosophie – qu’on pense à Sartre. Toute la « phénoménologie », c’est le culte du « beat ».
Il n’y a pas de hasard si le jazz véhicule un style hautain, individualiste, « au-dessus » de la mêlée. Avoir le style jazz, c’est s’imaginer propre et intelligent, à l’écart des gens. L’amateur de jazz reste un incompris et il adore ça. Il y a un côté dandy.
Ahmad Jamal est ici une partie de la solution et pas du problème, parce qu’il rétablit l’émotion et la mélodie comme fondamentales. Il a toujours insisté sur ce point. Niveau théorie, il est dans le juste. Mais il n’a pas réussi sa révolution.
L’histoire du jazz reste d’ailleurs à étudier, car cette forme musicale est indubitablement un produit du capitalisme, une systématisation de la logique de variété, une forme qui se prolonge jusqu’à la musique d’ascenseur et la techno comme musique kilométrique avec juste des variations, sans émotions ni mélodie.
Le rap actuel répond également parfaitement à cette démarche tout à fait en phase avec le capitalisme. Du balancé, à prétention affirmative, entièrement subjectiviste, tendant au monochrome musical. Du son – pas de la musique!
Ainsi, le jazz pourrait être autre chose – comme musique classique américaine, comme l’a formulé Ahmad Jamal. C’est ça qui attire en lui, y compris chez des gens ayant une démarche finalement opposée à la sienne. Mais on en est loin, il y a là un combat politique encore à mener pour ouvrir une étape culturelle.
Est-elle même possible ?
Car jusqu’à présent, le jazz, malgré Ahmad Jamal et d’autres, est en quelque sorte resté une anti-Soul. Si on fait écouter du jazz traditionnel à n’importe qui, il restera de marbre, tout en appréciant certains aspects. Si on fait écouter de la soul, là tout change.
Mais il y a un espace pour avancer et d’ailleurs il y a eu des avancées, dont Ahmad Jamal est un exemple majeur. Il y a une énorme possibilité musicale dans le dépassement du « jazz ».
La musique classique russe a-t-elle été « effacée » en France ?
« Cadences » est une petite revue gratuite, d’une trentaine de pages. En voici sa définition :
« CADENCES est le magazine sur l’actualité des concerts de musique classique, opéra, musique baroque, musique contemporaine à Paris et en Ile-de-France.
Il est aujourd’hui l’outil préféré des mélomanes parisiens avec son agenda des concerts, ses dossiers musicologiques et ses interviews d’artistes. »
Tirant à 50 000 exemplaires, on peut trouver cette revue dans les lieux concernés. Elle est très sérieuse, de haut niveau. C’est tout à fait parfait pour voir si la propagande de guerre a réussi à pénétrer la Culture ou non.
Regardons le numéro 361-362 de février mars 2023 (disponible ici en pdf), afin de voir comment la culture russe y a été effacée, ou non.
Sur la couverture est annoncé un article intitulé « Rachmaninov L’oeuvre pour piano ». Pages 4 et 5, on trouve un article au sujet de la Symphonie n°5 de Prokofiev, qualifiée de « grandiose ». Les premières lignes soulignent qu’il l’a composée en Union Soviétique, en 1944. Et on lit :
« Sans doute a-t-il été sensible aux sirènes du régime soviétique qui lui offre les conditions lui permettant de se consacrer pleinement à la composition. De fait, son activité créatrice reste intense après son retour et son inspiration ne faiblit pas.
Si son style s’est quelque peu assagi par rapport aux audaces des années 1910 et 1920, il produit plusieurs chefs-d’œuvre : le Second Concerto pour violon, le ballet Roméo et Juliette, le célèbre conte Pierre et le Loup, la musique pour le film d’Eisenstein Alexandre Nevski. »
Rien de plus objectif.
Page 6 est présenté un concert d’un pianiste russo-lituanien, Lukas Geniusas, jouant Schubert et Rachmaninov. Page 9 est annoncé un concert du grand pianiste ukrainien Vadym Kholodenko jouant Schubert et Prokofiev.
Page 28 est présenté la sortie d’œuvres pour piano d’Alexandre Scriabine, par Vincent Lardenet, « le plus grand des scriabiniens actuels ».
Constatons quelques autres choses : le lac des cygnes de Tchaïkovski est joué à l’opéra royal du château de Versailles, la pianiste russe Olga Pashchenko (dont le nom est ukrainien par ailleurs) joue à la Cité de la musique, Prokofiev est joué à la Philarmonie, le pianiste russe Mikhaïl Pletnev joue à la Philarmonique de Radio France, l’illustre pianiste Ievgueni Kissine (d’origine russe et devenu israélien) joue notamment du Rachmaninov au Théâtre des Champs-Élysées…
Rien n’a donc été abîmé. La propagande de guerre, le bourrage de crâne… n’ont pas fonctionné. L’effacement d’une partie de la culture mondiale au nom d’intérêts impérialistes n’a pas eu lieu.
C’est une joie. Et une preuve que la défense de la culture est toujours le véritable fondement de la civilisation. La préservation de ce qui a de la valeur transcende les préjugés et met à l’écart le nationalisme, les sordides manipulations.
Ce non-effacement de la musique russe est une contribution réelle au refus de l’auto-destruction du monde et une haute expression du besoin existentiel de la paix universelle, de l’unité du monde pour la Culture.
Quand on admire la danse des chevaliers au Bolchoï, on fait partie de l’humanité toute entière – comme avec toute œuvre culturelle de grande valeur de chaque pays du monde.