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Nouvel ordre

Le nouvel ordre relancera l’opéra

L’opéra est l’expression puissante de la grandeur de la civilisation. C’est un art d’un grand raffinement, produit du travail immense de la part d’artistes forcément de très haut niveau, formés avec minutie pendant de nombreuses années depuis le plus jeune âge et bénéficiant d’un cadre de travail hors-norme. Qu’un orchestre symphonique s’accorde avec une scène où le chant et le théâtre doivent se mêler harmonieusement n’est pas une mince affaire. Qu’il en faut du travail pour jouer La flûte enchantée de Mozart !

Le jeu en vaut largement la chandelle quand on sait à quel point cela peut littéralement soulever une salle, bouleversant profondément chaque spectateur dans ce qu’il a de plus intime, le grandissant culturellement et moralement. Historiquement, la bourgeoisie, particulièrement en France, a très bien compris cela et elle a largement porté l’opéra. Cela pour asseoir son prestige et sa stature de classe dominante, mais aussi car elle se développait elle-même réellement à travers la culture classique.

Pourtant, le rythme, à la fois lent et puissant, et la profondeur des œuvres, qui sont l’inverse de la superficialité, ont fait que l’opéra a de moins en moins correspondu culturellement au capitalisme. L’art lyrique est bien trop raffiné pour le capitalisme avalant tout sur son passage et lissant tous les rapports pour en faire des marchandises consommables et jetables.

Alors, l’opéra est devenu totalement marginal, existant seulement grâce à un financement public gigantesque. Globalement, l’opéra en France, c’est 80 % de subvention et 20 % de recettes de billetterie ! Absolument aucun autre secteur culturel ne connaît un tel privilège. Mais le monde a changé, c’est la crise et même l’opéra, pourtant si prestigieux, ne résiste pas à la grande lessiveuse capitaliste.

Le constat est très simple : de moins en moins de public, de plus en plus de coûts fixes. L’opéra passe donc à la trappe.

L’offuscation des directeurs des opéras de Lyon, Montpellier, Toulouse ou Bordeaux fait l’actualité en 2023, alors que ceux-ci dénoncent le désengagement de l’État. C’est que l’heure est grave, tellement la société française est décadente et incapable d’assumer le meilleur de la civilisation. Comme le disait déjà en 2021 Jean-Philippe Thiellay, ancien directeur adjoint de l’Opéra de Paris, dans son livre L’Opéra s’il vous plaît :

« L’art lyrique peut disparaître corps et biens, c’est une certitude. »

Le ministère de la Culture est formel lui aussi. L’opéra, ainsi que la musique classique, n’intéressent plus personne, encore moins parmi les 15-28 ans qui désertent ; la bourgeoisie française n’éduque plus sa propre jeunesse !

Les cris d’alarme se multiplient. Le directeur de l’opéra de Rouen, responsables du syndicat regroupant la plupart des maisons lyriques, n’y va pas par quatre chemins :

« Nous allons connaître une hécatombe, à bas bruit »

Il faut dire que l’Opéra de Rouen Normandie a fermé exceptionnellement pendant six semaines entre avril et mai 2023 pour raisons budgétaires…

L’annonce la plus marquante a probablement été celle de l’opéra de Lyon annonçant au mois d’avril 2023 l’annulation pure et simple de plusieurs représentations estivales, pour limiter la casse et préserver la saison 2023-2024.

Il y a eu aussi l’Opéra National du Rhin annonçant l’annulation de deux représentations du Conte du tsar Saltane en mai à Mulhouse… remplacé par une seule représentation, mais en version concertante, c’est-à-dire seulement la musique. Les masses de subventions de Strasbourg, Mulhouse et Colmar, ainsi que de la région Grand-Est et de l’État, ne suffisent plus.

En tout en 2023 en France, ce serait 26 productions d’opéras annulées et plus de 120 représentations déprogrammées. L’équivalent de la saison de deux maisons lyriques. C’est une véritable débandade, une catastrophe nationale, qui est surtout un effondrement culturel. Car il ne faut pas s’y tromper : le problème n’est pas celui des subventions, mais du public.

S’il y a du public, il y a de l’opéra. S’il n’y a plus de public, la bourgeoisie peut faire semblant un temps avec des subventions massives, mais cela ne tient pas éternellement.

Il n’y a décidément plus rien à sauver de ce vieux monde. Ce qui se jouera, c’est donc une grande révolution culturelle, pour imposer un nouvel ordre, qui sera capable d’assumer et de porter la civilisation. Ce dont la bourgeoisie décadente n’est plus capable, submergée qu’elle est par le capitalisme en crise.

Forcément, l’opéra tiendra une place de choix dans le nouvel ordre, car il sera porté par les masses, éduquées et développées culturellement, moralement, cherchant encore plus à se développer culturellement et moralement par l’opéra ! Il en sera de même pour la culture classique en général, qu’il faudra réhabiliter et développer à nouveau après la grande hécatombe de notre époque décadente.

Le socialisme, ce sera le retour à l’opéra et à la célébration des orchestres symphoniques ! Ce sera la production de nouvelles œuvres lyriques, populaires, réalistes, célébrant la nature. Ces œuvres seront des expressions puissantes de la grandeur de la civilisation.

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Culture

Ahmad Jamal (1930-2023)

Une immense figure de la musique, mais…

Né le 2 juillet 1930, l’Américain Ahmad Jamal est décédé le 16 avril 2023. La nouvelle a dès le lendemain été une grande actualité culturelle, car on a une figure majeure du jazz. Ce pianiste a joué un rôle historique, au sens où il s’est interposé avec l’idéologie dominante dans le jazz qui valorisait l’improvisation.

Lorsque le jazz s’est développé, il a en effet été directement façonné par l’expansion massive du capitalisme américain. C’était (et en fait c’est encore) une musique kilométrique où l’on suit librement, subjectivement, une ligne musicale sur laquelle on fait des variations comme bon nous semble.

Ahmad Jamal a joué un rôle fondamental, en élevant son niveau de composition, en exigeant une cohérence « spatiale » à la musique.

Ahmad Jamal est donc inconnu des larges masses, mais a joué un grand rôle historique. Miles Davis a toujours revendiqué Ahmad Jamal comme une référence fondamentale, même s’il y a quelque chose de paradoxal.

On trouve pareillement des samples de sa musique chez Kanye West, de la Soul, Nas, Arrested Development, Ice-T, Krs-one, Jay-Z… (et même Sexion d’Assaut !). Et là encore, c’est paradoxal.

Car il est une vérité, c’est qu’Ahmad Jamal est une figure incontournable de la culture musicale afro-américaine au sens le plus large possible. Ne pas passer par lui, c’est assumer le commercial et rejeter l’héritage historique qui est justement à l’opposé une référence fondamentale d’Ahmad Jamal dans toute son oeuvre.

Ahmad Jamal ne parlait d’ailleurs pas de jazz, mais de « musique classique américaine ». Lui-même avait été formé également par ailleurs à la musique classique européenne. Il a joué un rôle historique de synthèse et de développement d’un jazz qui, à rebours de sa démarche, se précipitait dans la vitesse et la virtuosité purement technique.

Ce rôle historique s’associait, forcément, à la volonté de maintenir la musique dans une orientation populaire, à rebours des expérimentations qui, comme on le sait, sont monnaie courante dans le jazz, largement frelaté par l’individualisme intellectualiste et l’avant-gardisme prétentieux.

Son premier album, à la fin des années 1950 alors qu’il dépasse à peine la vingtaine, Ahmad Jamal Trio at the Pershing : But Not For Me, s’est même vendu à un million d’exemplaires.

Le souci historique d’Ahmad Jamal, c’est qu’il n’a pas été à la hauteur de sa propre problématique.

Il a bien vu la musique comme architecture, avec une association synthétique des éléments tant de la musique que des musiciens. Mais dans une époque où le capitalisme était un obstacle fondamental à une telle démarche, il fallait une rupture, il ne l’a pas assumée.

Qui plus est, Ahmad Jamal avait une approche très dépouillée, minimaliste, ce qui bien entendu formait un contraste très fort avec les attentes du capitalisme.

Comme en plus il a appuyé ce trait, cela a donné à ses compositions une image (et un fond) « cool jazz » simpliste – sa démarche se retournant en son contraire.

Il suffit d’ailleurs de comparer le Superstition original de 1972 avec la reprise insipide d’Ahmad Jamal l’année suivante.

C’est comme si Ahmad Jamal voyait le problème du jazz, mais n’était pas en mesure d’apporter une réponse.

Le point suivant est important. Le jazz est resté à l’écart des larges masses et des avant-gardes politiques de la Gauche des années 1960-1970. Cela n’a pas été le cas, si on regarde bien, ni de la Soul, ni de la Folk, pour prendre les États-Unis.

C’est le problème du jazz : l’intellectualisme, le snobisme. On ne sort pas de l’image de la musique faite pour être bue devant un cocktail dans un petit bar sombre. Le jazz n’a pas été la musique des contestataires américains des années 1960-1970 ; les hippies n’écoutaient pas du jazz.

Ce sont les individualistes s’imaginant poètes et écrivains du Quartier Latin parisien et de la Beat generation américaine qui écoutaient du jazz.

Tous ces gens cherchaient le « beat », et écrivaient avec le « beat », et prônaient le « beat » en politique et en philosophie – qu’on pense à Sartre. Toute la « phénoménologie », c’est le culte du « beat ».

Il n’y a pas de hasard si le jazz véhicule un style hautain, individualiste, « au-dessus » de la mêlée. Avoir le style jazz, c’est s’imaginer propre et intelligent, à l’écart des gens. L’amateur de jazz reste un incompris et il adore ça. Il y a un côté dandy.

Ahmad Jamal est ici une partie de la solution et pas du problème, parce qu’il rétablit l’émotion et la mélodie comme fondamentales. Il a toujours insisté sur ce point. Niveau théorie, il est dans le juste. Mais il n’a pas réussi sa révolution.

L’histoire du jazz reste d’ailleurs à étudier, car cette forme musicale est indubitablement un produit du capitalisme, une systématisation de la logique de variété, une forme qui se prolonge jusqu’à la musique d’ascenseur et la techno comme musique kilométrique avec juste des variations, sans émotions ni mélodie.

Le rap actuel répond également parfaitement à cette démarche tout à fait en phase avec le capitalisme. Du balancé, à prétention affirmative, entièrement subjectiviste, tendant au monochrome musical. Du son – pas de la musique!

Ainsi, le jazz pourrait être autre chose – comme musique classique américaine, comme l’a formulé Ahmad Jamal. C’est ça qui attire en lui, y compris chez des gens ayant une démarche finalement opposée à la sienne. Mais on en est loin, il y a là un combat politique encore à mener pour ouvrir une étape culturelle.

Est-elle même possible ?

Car jusqu’à présent, le jazz, malgré Ahmad Jamal et d’autres, est en quelque sorte resté une anti-Soul. Si on fait écouter du jazz traditionnel à n’importe qui, il restera de marbre, tout en appréciant certains aspects. Si on fait écouter de la soul, là tout change.

Mais il y a un espace pour avancer et d’ailleurs il y a eu des avancées, dont Ahmad Jamal est un exemple majeur. Il y a une énorme possibilité musicale dans le dépassement du « jazz ».

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Culture

La situation de la musique classique russe en France

La musique classique russe a-t-elle été « effacée » en France ?

La légende de Sadko, qui a notamment inspiré un opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov, ici dans une peinture de 1876 d‘Ilia Répine, peintre russe majeur désormais « effacé » et transformé en peintre ukrainien

« Cadences » est une petite revue gratuite, d’une trentaine de pages. En voici sa définition :

« CADENCES est le magazine sur l’actualité des concerts de musique classique, opéra, musique baroque, musique contemporaine à Paris et en Ile-de-France.

Il est aujourd’hui l’outil préféré des mélomanes parisiens avec son agenda des concerts, ses dossiers musicologiques et ses interviews d’artistes. »

Tirant à 50 000 exemplaires, on peut trouver cette revue dans les lieux concernés. Elle est très sérieuse, de haut niveau. C’est tout à fait parfait pour voir si la propagande de guerre a réussi à pénétrer la Culture ou non.

Regardons le numéro 361-362 de février mars 2023 (disponible ici en pdf), afin de voir comment la culture russe y a été effacée, ou non.

Sur la couverture est annoncé un article intitulé « Rachmaninov L’oeuvre pour piano ». Pages 4 et 5, on trouve un article au sujet de la Symphonie n°5 de Prokofiev, qualifiée de « grandiose ». Les premières lignes soulignent qu’il l’a composée en Union Soviétique, en 1944. Et on lit :

« Sans doute a-t-il été sensible aux sirènes du régime soviétique qui lui offre les conditions lui permettant de se consacrer pleinement à la composition. De fait, son activité créatrice reste intense après son retour et son inspiration ne faiblit pas.

Si son style s’est quelque peu assagi par rapport aux audaces des années 1910 et 1920, il produit plusieurs chefs-d’œuvre : le Second Concerto pour violon, le ballet Roméo et Juliette, le célèbre conte Pierre et le Loup, la musique pour le film d’Eisenstein Alexandre Nevski. »

Rien de plus objectif.

Page 6 est présenté un concert d’un pianiste russo-lituanien, Lukas Geniusas, jouant Schubert et Rachmaninov. Page 9 est annoncé un concert du grand pianiste ukrainien Vadym Kholodenko jouant Schubert et Prokofiev.

Pages 12 et 13 on a un article sur « Rachmaninov magicien du piano », soulignant l’importance de ce compositeur, alors que le très grand pianiste russe Nikolaï Luganski en proposait en début d’année une intégrale à Paris. Il y a un regain vers ce compositeur, Rachmaninov étant la pièce maîtresse de la « seconde vague » de la musique classique russe.

Page 28 est présenté la sortie d’œuvres pour piano d’Alexandre Scriabine, par Vincent Lardenet, « le plus grand des scriabiniens actuels ».

Constatons quelques autres choses : le lac des cygnes de Tchaïkovski est joué à l’opéra royal du château de Versailles, la pianiste russe Olga Pashchenko (dont le nom est ukrainien par ailleurs) joue à la Cité de la musique, Prokofiev est joué à la Philarmonie, le pianiste russe Mikhaïl Pletnev joue à la Philarmonique de Radio France, l’illustre pianiste Ievgueni Kissine (d’origine russe et devenu israélien) joue notamment du Rachmaninov au Théâtre des Champs-Élysées…

Rien n’a donc été abîmé. La propagande de guerre, le bourrage de crâne… n’ont pas fonctionné. L’effacement d’une partie de la culture mondiale au nom d’intérêts impérialistes n’a pas eu lieu.

C’est une joie. Et une preuve que la défense de la culture est toujours le véritable fondement de la civilisation. La préservation de ce qui a de la valeur transcende les préjugés et met à l’écart le nationalisme, les sordides manipulations.

Ce non-effacement de la musique russe est une contribution réelle au refus de l’auto-destruction du monde et une haute expression du besoin existentiel de la paix universelle, de l’unité du monde pour la Culture.

Quand on admire la danse des chevaliers au Bolchoï, on fait partie de l’humanité toute entière – comme avec toute œuvre culturelle de grande valeur de chaque pays du monde.