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Le référendum et le positivisme bourgeois

La critique du RIC (référendum d’initiative citoyenne) doit être comprise depuis le cadre même de ce que sont les institutions de la bourgeoisie dans notre pays.

De l’expérience de la Première République jusqu’aux juristes positivistes de la IIIe République, la bourgeoisie a fortement marqué la culture politique française en cherchant à affirmer une dimension faussement démocratique, bornée et restreinte, aux différents régimes républicains, jusqu’à notre propre époque. Loin d’être une mesure subversive ou même avant-gardiste, la question du référendum est précisément et ni plus ni moins qu’un des éléments de ce dispositif.

Une fois élancé le mouvement révolutionnaire de 1789, les différentes factions de la bourgeoisie ont passé l’essentiel de leur histoire à affronter d’une part la réaction et d’autre part à s’affronter les unes les autres pour le contrôle de l’État bourgeois en réprimant, souvent dans le sang de la classe ouvrière, les revendications démocratiques trop poussées qui les mettent dangereusement face à leurs contradictions. Cette lutte se poursuit jusqu’à nos jours, mais elle s’est organisée et institutionnalisée dans les formes que nous lui connaissons à partir de la IIIe République.

La volonté et la nécessité de maintenir l’élan populaire qui avait initialement appuyé la bourgeoisie dans ce cadre a donc poussé celle-ci à tenter de trouver des formes institutionnelles permettant d’aller vers la démocratie sans pouvoir en être capable au bout du compte. C’est en ce sens que les différents projets de Constitution suivant la déclaration de la République en 1792 prévoient tous en quelque sorte un prolongement du régime parlementaire de l’Assemblée (appelée dans un premier temps « Convention ») par différentes solutions permettant plus ou moins l’expression politique et la participation populaire : censure des actes législatifs de l’Assemblée par les citoyens, droit de pétition, ébauche de référendum… L’idée commune est de refuser les organisations collectives et durables du peuple en-dehors de l’Assemblée nationale. Les autres assemblées instituées à l’échelle des départements et des communes sont étroitement contrôlées et fortement limitées dans leurs prérogatives et leur composition. L’expérience des cahiers de doléances est donc purement et simplement balayée, l’engagement politique est renvoyé à la capacité individuelle de s’organiser dans une logique d’entreprise et de mobiliser un réseau plus ou moins volatile autour de quelque chose.

Ainsi s’est formée la double perception du peuple que la bourgeoisie entend mettre en avant et qui est aujourd’hui même, celle des populistes : un agrégats de citoyens reflétant la diversité de la nation en tant qu’individus d’une part. Et de l’autre, une entité politique collective mais abstraite unie par un sentiment national tel que défini par le régime qui ne peut se rassembler comme force qu’autour d’un « projet » précis et borné.

C’est précisément cette conception du peuple qu’il faut bien comprendre pour saisir concrètement en quoi le populisme n’est pas la démocratie : à l’idée d’un peuple abstrait et réduit à une somme d’individus particuliers tenus par la seule capacité de l’État bourgeois à incarner la nation, il faut opposer celle où le peuple en lui-même est la nation hors de toute incarnation institutionnelle.

A l’idée que la participation politique est pilotée par les fractions de la bourgeoisie et de ses agents, de ses figures, que le peuple par sa force collective doit appuyer à la demande, il faut opposer celle que c’est le peuple lui-même qui fait l’histoire et que celle-ci s’inscrit pleinement dans le cadre de la lutte des classes, dont la bourgeoisie est désormais la cible, le problème.

A l’idée d’une participation collective additionnant des individus « libres » et divers autour d’une question avant de s’évaporer, il faut opposer la nécessité de se rassembler collectivement et durablement, d’organiser des Assemblées populaires à la base pour mettre sur le tapis les contradictions et affirmer le bien commun, chercher des solutions.

Ce cadre étant posé, il est évident que ce que l’on appelle « référendum » relève entièrement de la conception historiquement bourgeoise de la démocratie. Dans notre pays, la bourgeoisie a notamment produit tout un arsenal juridique et idéologique poussé ayant particulièrement marqué notre culture politique. De la Première République de 1792 et ses tentatives jusqu’au triomphe de la domination bourgeoise avec la IIIe République notamment, la bourgeoisie libérale a imprimé fortement toute la conception de l’État et de la souveraineté, notamment par son positivisme.

Au bout du compte, il a été produit une distinction entre d’une part « souveraineté nationale » qui relève de la légitimité de l’Assemblée Nationale et du parlementarisme, ce que la bourgeoisie considère comme la « démocratie représentative ». Et d’autre part, la « souveraineté populaire » qui produirait donc une « démocratie directe » s’appuyant sur les citoyens sous la forme d’une participation pétitionnaire à la vie politique. L’une comme l’autre néanmoins relevant entièrement de l’État bourgeois et de son cadre.

Cette distinction et la question de leur articulation constitue pour la bourgeoisie française un débat prolongé sur ce qu’elle pense être la « démocratie », qui précisément représente pour la Gauche une borne culturelle à dépasser. Depuis la IIIe République (1870-1940), toute la question se résume à savoir comment tempérer le régime parlementaire, considéré comme un acquis indépassable et irrécusable par la bourgeoisie, en y admettant une forme de participation collective et populaire sans aller « trop loin » vers la démocratie, considérée au mieux comme impossible techniquement et au pire comme une menace anarchique.

Ce débat est en soi un des éléments constituants la vie politique de la « démocratie » libérale de notre pays de manière fondamentale et permanente. D’où son éternel retour à chaque contestation populaire, sous la forme d’une soupape de sécurité en quelque sorte qui permet de proposer faussement une perspective populaire et démocratique en réactivant la question de la « souveraineté populaire » et de toute sa cohorte de référendums et autres pétitions.

La figure essentielle à connaître ici est celle de Raymond Carré de Malberg (1861-1935), un juriste positiviste strasbourgeois ayant contribué à établir cette distinction des souverainetés dans le cadre de l’État bourgeois. Par « positivisme », il est question ici d’une conception du droit qui considère de manière libérale qu’il n’est pas un héritage figé pour toujours mais qu’il est le reflet du « contrat social » à un moment donné entre tous les individus composant l’État, qui en tant que personnalité juridique suprême est à la fois le garant et l’expression politique de toute la société.

Raymond Carré de Malberg n’est pas une figure populaire en France, mais il est un juriste de grande envergure à connaître pour saisir la nature de l’État bourgeois en France et la culture politique qu’il a produit. Raymond Carré de Malberg en particulier a réfléchi au seuil des années 1930 aux insuffisances du parlementarisme de la IIIe République. On lui doit une longue affirmation de l’État comme un genre d’arbitre au-dessus de la société en dehors duquel le droit ne peut être énoncé.

Cette idée d’un État au-dessus de la lutte des classes est en soi un marqueur justement du populisme actuel. Plus concrètement, il a formulé l’idée que le parlementarisme affaiblit l’État et donc par conséquence, endommage l’ordre social. Face à cela, il prône un renforcement de l’exécutif sur le pouvoir législatif qui sera précisément à la base des réformes de Vichy puis plus tard de la Ve République, renforçant cette idée d’un État fort incarnant la « souveraineté nationale » et son bon fonctionnement.

Enfin, Raymond Carré de Malberg réfléchit aussi sur la question de la participation populaire. Depuis les travaux de Maurice Hauriou (1856-1929), la bourgeoisie voit au mieux la « souveraineté populaire » comme accomplie dans la simple expression du suffrage universel acquis depuis 1848 pour les hommes en France. En particulier s’il permet d’élire le président de la République, qui incarne l’institution par excellence qu’est l’État, donc en pratique le « peuple » lui-même.

La bourgeoisie dispose donc dès lors de tout un arsenal idéologique et juridique en mesure d’imposer une définition bornée de la démocratie. Raymond Carré de Malberg vient le compléter en 1931 en proposant d’y ménager une place pour le référendum susceptible d’affirmer une dimension plus « démocratique » au parlementarisme républicain dans son ouvrage : Considérations théoriques sur la question de la combinaison du référendum avec le parlementarisme.

De l’expérience de la Révolution bourgeoise de 1789 jusqu’aux juristes de la IIIe République, on peut donc mesurer toute la profondeur de ce cadre républicain constitué progressivement autour de l’État bourgeois pour tenter de le faire incarner la « souveraineté nationale » ou dans une moindre mesure la « souveraineté populaire », c’est-à-dire de lui donner une dimension faussement démocratique.

Dans ce dispositif, le référendum ne peut donc pas rationnellement être saisi comme un moyen « neutre » ou pire comme une sorte de mesure en capacité d’imposer une évolution démocratique. Ce serait méconnaître la profondeur historique de la réflexion et des capacités de la bourgeoisie sur ce sujet et de toute façon s’inscrire d’emblée dans le cadre maîtrisé des institutions.

En raison d’une absence de conscience développée sur ce qu’est concrètement la lutte des classes dans notre pays, la revendication du RIC aujourd’hui illustre toutes ces illusions, toute la complète servitude à la culture bourgeoise, de ceux qui s’en réclament en imaginant proposer là une chose quasiment révolutionnaire.

La tâche culturelle de la Gauche est justement de replacer cette question dans sa juste dimension historique afin de pousser à chercher des solutions en réelle rupture avec les institutions et avec la culture politique de la bourgeoisie.

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Les Français sont des fanatiques du positivisme

Les Français râlent et protestent, mais sans jamais basculer dans un refus complet et décidé du système dominant. C’est que, pétri du positivisme d’Auguste Comte, de l’idéologie républicaine, de radicalisme et de franc-maçonnerie, ils croient dans tous les cas qu’on avance forcément vers le mieux.

La Parabole des aveugles, Pieter Brueghel l'Ancien (1568)

Les Français râlent tout le temps, se plaignent, protestent, mais cela ne va jamais plus loin qu’un certain stade ; positiviste, le Français relativise tout et considère qu’il ne faut jamais « tomber aussi bas », au point d’être négatif.

Non pas qu’il n’y ait pas de nihilisme en France, mais justement c’est là un point déterminant. Si l’on regarde les punks français, ils n’ont jamais porté de réelle dynamique négative, ils ont immédiatement été nihilistes. Ils n’ont pas porté de scène alternative, comme cela a pu être le cas dans d’autres pays. Ici c’est le « punk à chien » qui a prévalu, ou bien le squater drogué.

On aurait tort de voir en cela une anecdote. C’est bien parce qu’ils n’assumaient pas le négatif en bloc que les socialistes et les syndicalistes ont basculé dans le patriotisme en 1914. Si François Ruffin porte un maillot de football au parlement, c’est bien au parlement qu’il le fait. Et si des députés de La France insoumise viennent de demander à ce que la PMA puisse exister pour chaque femme, y compris une femme seule ou une femme se considérant comme trans et donc comme un homme, c’est bien parce que, somme toute, le système tend vers quelque chose de positif, il n’y a pas à être négatif.

Il faudrait donc accompagner ce progrès, le souligner, l’élargir, le renforcer. Il ne faut pas se leurrer, les protestations de la CGT ou les affirmations LGBTQ+ sont toutes depuis l’intérieur du système, financées par lui au moyen des financements des syndicats et des associations, des mairies, des médias, etc. Il ne s’agit pas d’un rejet négatif, pour construire autre chose, mais d’un aménagement intérieur, se présentant comme une radicalité qui n’est en fait nullement cela.

Les gens en France ont intégré cela et le vivent très bien. Ils savent qu’il y a une incohérence entre leur discours de rejet et leur confiance absolue en le régime, mais ils s’en accommodent, comme les catholiques français s’accommodent de ne pas suivre les règles du Vatican à la lettre. L’esprit français se veut au-dessus de toutes ces « mesquineries » qui ne sont rien par rapport aux avancées contre lesquelles on ne peut rien de toutes façons.

Les Français sont, finalement, tous les adeptes d’Auguste Comte et de son positivisme, idéologique qui va de paire avec les principes républicains, la franc-maçonnerie, et le parti politique historique qui va avec, celui des centristes. Ils pensent qu’on va toujours vers le mieux, dans tous les cas. Il ne peut pas y avoir de chose si catastrophique que cela.

Lorsque la guerre a été déclarée en 1914, les socialistes français n’y ont donc vu qu’un intermède ne changeant rien au progrès inéluctable. Inversement, la défaite de 1940 a laissé les Français tétanisés, totalement ébranlés dans leurs certitudes, au point d’être le peuple le plus ridicule en Europe à ce moment-là, de par son incapacité à avoir un esprit d’indépendance et de résistance.

C’est un trait français qui va avec : quand cela va, cela va parfaitement et les Français avancent avec la certitude de l’ingénieur, du géomètre, du magistrat. Toutefois quand le positivisme s’avère un leurre, le monde tombe sur la tête des Français, qui sont alors d’une paralysie historiquement dramatique.

Voilà pourquoi la Gauche doit assumer d’être négative aussi, ce que les Français n’aiment pas : ils râlent, mais détestent ce qui est négatif. C’est pourtant le négatif qui permet de faire avancer les choses vers ce qui est nouveau, c’est le principe de la transformation de la réalité. Il ne s’agit pas d’accompagner l’État et des réformes « progressistes » qui sont en fait libérales. Il en va du socialisme, de la transformation de la société, de l’ensemble des moyens de production, de l’État, des choix moraux de la société elle-même.

Il faut donc avoir le courage de dire de choses qu’elles sont mal, qu’il faut les rejeter, les combattre, non pas en les mettant de côté, mais en les éradiquant, elles et leur source. Les Français s’en sortent trop facilement en disant que tout n’est pas blanc et que tout n’est pas noir !

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Le nivellement par le bas imposé par le capitalisme

La Gauche s’est faite engloutir par les « progressistes » qui ont renouvelé les thèses du positivisme : on irait forcément vers quelque chose de mieux, inéluctablement. Elle ne se rétablira qu’en reprenant sa propre thèse de la décadence de la société liée à la chute du capitalisme.

Sleep and his Half-brother Death (John William Waterhouse, 1874)

Le nivellement par le bas est une chose très discutée au sein des couches intellectuelles. Certains voient le niveau s’effondrer au lycée, par exemple en mathématiques ou en français, tandis que d’autres considèrent que somme toute il n’y a pas de grand changement. Et comme grosso modo le système éducatif tourne, fabriquant encore et toujours des cadres passés par Sciences Po, Polytechnique, HEC, les mines, etc., il est établi par les experts qu’il y a peut-être un changement mais qu’il ne touche pas la substance des choses.

Les deux ont tort et raison. Car c’est là un des grands paradoxes du capitalisme, qu’il y ait d’un côté il y ait une grande accumulation de connaissances, et que de l’autre tout soit particulièrement chaotique, bureaucratique, coulé par les opportunistes et les magouilleurs, récupéré dans des directions mercantiles.

On a beaucoup plus de moyens scientifiques qu’auparavant, grâce au développement des moyens productifs. Le matériel est incomparablement plus performant qu’avant, bien plus aisément accessible. En France, chaque personne peut disposer d’un ordinateur, d’internet, sauf à être profondément désocialisé. Mais en même temps les connaissances sont dispersées, incompréhensibles au grand nombre, gérées de manière inorganisée par un capitalisme qui se saisit de ce qu’il peut comme il peut.

Le capitalisme impose le nivellement par le bas en exigeant que lui soit soumis dès qu’il y a complexité. Les choses simples n’ont pas besoin de se soumettre : elles répondent simplement, automatiquement, aux lois du marché. Le capitalisme n’est donc pas inquiet de ce côté là. Ce qui l’inquiète, c’est plus des tendances le contrecarrant, qui porterait à la fois un haut niveau intellectuel et technique, combiné à la formulation d’une socialisation universelle.

Dans l’ordre des choses par exemple, les vétérinaires devraient se révolter contre la condition faite aux animaux, et exiger une compassion universelle. Ce serait un danger formidable pour le capitalisme. Mais cela n’arrive pas, pas plus qu’une révolte générale des médecins contre ce qui nuit à la santé dans le mode de vie propre au capitalisme. En fait, si on vivait dans un monde rationnel, même les policiers devraient devenir fondamentalement de Gauche et dire que le capitalisme laisse sciemment vivre les mafias.

Seul le prolétariat peut cependant porter cette dimension universelle, et malheureusement pour l’instant il est très loin d’avoir un haut niveau intellectuel et technique, même si en fait c’est déjà en partie le cas de par son expérience, de par sa réalité. C’est le nivellement par en bas qui le gangrène, le capitalisme l’entraîne dans sa chute, ce qui est normal, car le prolétariat appartient au capitalisme dans sa nature même. C’est ce qu’il porte en lui qui est intéressant et cela ne ressort pas encore de manière authentique, parce que le mauvais côté l’emporte.

Dans tous les moments historiques où le prolétariat a pris les choses en main, il a combattu pour élever son niveau de conscience, d’organisation ; ses comportements et attitudes étaient entièrement différents de ce qu’il fait en ce moment en France. Aujourd’hui, il dort encore, mais hier il s’organisait de manière très solide, tout à fait consciente, après la tentative de coup d’État de février 1934. Il en va de même pour la période 1943-1947, un moment très important de confrontation avec les couches dominantes.

Les mois de mai et juin 1968 ont également été marqués par un degré d’organisation relativement important. Cela n’a rien à voir avec des marches syndicales où des cortèges traînent leurs savates avec des slogans fatigués et une morale usée, avec à l’arrivée l’odeur de graillon des merguez et alors qu’il a déjà été trinqué. Les prolétaires ne sont eux-mêmes que lorsqu’ils sont carrés ; toute autre attitude n’est qu’une dégradation, le fruit d’un nivellement par le bas.

Il va falloir qu’ils s’arrachent, qu’intellectuellement ils se lancent dans un travail de grande envergure, que sur le plan pratique ils se déconnectent de comportements beaufs. Quiconque ne souligne pas cela n’est qu’un vain populiste, qui se rabaisse au niveau des gilets jaunes.