Catégories
Rapport entre les classes

Marine Le Pen, Jordan Bardella et le National Front Disco

Nous sommes en juillet 1992 et le chanteur Morrissey sort la chanson « The National Front Disco ». Auparavant chanteur du groupe The Smiths, il est connu pour son sens de l’empathie, sa quête de la réciprocité à rebours de tout rapport unilatéral. Il est de Gauche assumé, sa chanson « Meat is murder » est emblématique, etc.

Pourtant, la chanson « The National Front Disco » a été totalement incomprise alors. Elle était trop subtile et les journalistes bobos lui sont tombés dessus.

Elle raconte de manière interne la motivation qu’a une personne pour rejoindre le British National Front, un parti raciste, mais qu’il faut plutôt voir comme l’expression d’un violent ressentiment social populaire tournant au racisme.

C’est typique du Royaume-Uni des années 1970, avec le mouvement skinhead alors (pourtant au préalable tourné vers la musique ska et la Jamaïque, et devenant punk conformiste et raciste). La clef, c’est que celui qui rejoint le National Front espère ainsi accélérer la venue du jour où les comptes seront réglés.

Cette expression populiste à la base, cette formulation propre à des ouvriers vivant au cœur des pays riches tout en étant marginalisés culturellement, cette rancœur… Naturellement, c’est la clef pour comprendre pourquoi les prolétaires français, pour beaucoup, ne se tournent pas vers la révolution et le Socialisme, mais vers l’extrême-Droite.

Et Morrissey dénonce dans la chanson ceux qui ne comprennent pas la dignité de cette rancœur. Comment des gens vivant aussi mal, avec la même vie, ne comprennent pas ceux qui, désespérés, espèrent renverser la table ?

C’est tout à fait vrai : jamais l’antifascisme bobo ne fera rien. C’est le prolétariat qui fait l’Histoire, et s’il se trompe, il ne peut se rétablir qu’en sortant de son détour corrompu, pour assumer toute la violence qu’il porte en lui.

Voici la chanson, et les paroles.

David, the wind blows
The wind blows
Bits of your life away
Your friends all say
« Where is our boy?
Oh, we’ve lost our boy »
But they should know
Where you’ve gone
Because again and again you’ve explained that
You’re going to

Oh, you’re going to
Yeah, yeah, yeah, yeah
England for the English!

David, the winds blow
The winds blow
All of my dreams away
And I still say
« Where is our boy?
Ah, we’ve lost our boy »
But I should know
Why you’ve gone
Because again and again you’ve explained
You’ve gone to the

National, ah
To the National
There’s a country; you don’t live there
But one day you would like to
And if you show them what you’re made of
Oh, then you might do

But David, we wonder
We wonder if the thunder
Is ever really gonna begin
Begin, begin
Your mom says
« I’ve lost my boy »
But she should know
Why you’ve gone
Because again and again you’ve explained
You’ve gone to the

National
To the National
To the National Front disco
Because you want the day to come sooner
You want the day to come sooner
You want the day to come sooner
When you’ve settled the score

Oh, the National

David, le vent souffle
Le vent souffle
au loin des morceaux de ta vie
Tes amis disent tous
« Où est notre garçon ?
Oh, nous avons perdu notre garçon »
Mais ils devraient savoir
Où tu es parti
Parce que, encore et encore, tu as expliqué que
Tu vas au

Oh, tu vas aller au
Ouais, ouais, ouais, ouais
L’Angleterre pour les Anglais !

David, les vents soufflent
Les vents soufflent
tous mes rêves au loin
Et je dis malgré tout
« Où est notre garçon ?
Ah, nous avons perdu notre garçon »
Mais je devrais savoir
Pourquoi tu es parti
Parce que tu as expliqué encore et encore
Tu es allé au

National, ah
Au National
Il y a un pays, tu n’y vis pas
Mais un jour tu aimerais bien
Et si tu leur montres de quoi tu es fait
Oh, alors tu pourrais peut-être le faire

Mais David, nous nous demandons
Nous nous demandons si le tonnerre
Ne commencera jamais vraiment
Commencera, commencera
Ta mère dit
« J’ai perdu mon fils »
Mais elle devrait savoir
Pourquoi tu es parti
Parce que, encore et encore, tu as expliqué
Tu es allé au

National
Au National
A la disco du Front national
Parce que tu veux que le jour vienne plus tôt
Tu veux que le jour vienne plus vite
Tu veux que le jour vienne plus vite
Quand les comptes seront réglés

Oh, le National

On a ici une vérité évidente, une vérité de classe, qu’aucun bourgeois ne peut comprendre ou reconnaître.

Catégories
Culture

« I know it’s over »

Ce qui est vrai est vrai.

C’est une chanson puissante, où est exprimé un désarroi fondamental, une situation puissamment contradictoire, et cela passe par un appel plein d’ampleur à la figure absolue : celle de la mère.

« Je sais que c’est fini – je m’accroche toujours / Je ne sais pas où d’autre je peux aller / Oh Mère, je peux sentir le sol tomber sur ma tête / Regarde, la mer veut m’emporter / Le couteau veut me trancher / Penses-tu que tu puisses m’aider ? »

Tout est fini, en effet. La raison de tout cela, c’est qu’une femme va se marier, avec un homme qu’elle n’aime pas, clairement pas, c’est un idiot qui plus est, un type grossier, elle est simplement là parce qu’elle a besoin de lui.

Elle a refusé de chercher plus loin, d’être vraiment elle-même. Elle avait pourtant un rapport réel avec quelqu’un d’autre, un rapport vrai, où tout était possible, nécessaire même, mais qu’elle a trahi. D’où la plainte dans la chanson de celui qui a été abandonné en cours de route :

« Je sais que c’est fini /
Et ça n’a jamais vraiment commencé /
Mais dans mon coeur c’était si réel »

Et là, la chanson constate que, si on prend les gens comme ils sont, authentiquement, vraiment, alors on se retrouve seul, malgré qu’on soit marrant, ou malin, ou divertissant, ou justement pour cela.

Parce que les gens trouvent ça très bien, mais n’en ont rien à faire au fond, ils ont leurs petits calculs, ils ont leurs intérêts en tête. Aussi préfèrent-ils se débarrasser de tout, en riant de tout, en haïssant, alors qu’il faut de la force pour être prévenant et gentil.

Ce qui est la condition pour rester soi-même. Il n’y a pas d’authenticité sans empathie, sans compassion, y compris avec soi-même, car ce dont il s’agit, c’est d’assumer ses propres sentiments, non pas de les fuir.

D’où l’accusation finale :

« L’amour est naturel et réel / Mais pas pour toi, mon amour / Pas ce soir, mon amour / L’amour est naturel et réel / Mais pas pour des gens comme toi et moi, mon amour »

Et le leitmotiv, car que reste-il à quelqu’un qu’on a arraché à la vérité sentimentale, si ce n’est de se tourner vers la figure de la mère ?

« Oh Mère, je peux sentir le sol tomber sur ma tête »

La version live de cette chanson des Smiths de 1986 ne laissera certaines personnes pas intactes et les marquera nécessairement à vie, comme l’une des choses les plus fortes qui soient.

Catégories
Culture

« Last Night I Dreamt that Somebody Loved Me »

Une chanson à rebours de l’anti-romantisme caractérisant la société capitaliste.

Il faut être vrai, il faut être authentique, et dans le capitalisme les relations humaines sont déformées, aliénées, perverties. Les réseaux sociaux représentent d’ailleurs la quintessence de la manipulation, de l’écrasement de l’être humain. C’est l’ego contre l’émotion.

La chanson « Last night I dreamt that somebody loved me » des Smiths en 1987 est en ce sens un manifeste, un drapeau. Notre drapeau ! Oui, il faut toujours « être malade » comme le formule une chanson des Smiths, oui il faut refuser de « grandir » et de se comporter comme un « adulte » c’est-à-dire en conformité complète avec les intérêts du capital.

Qui met la romance de côté dans sa vie met sa propre vie de côté !

Last night I dreamt
That somebody loved me
No hope – no harm
Just another false alarm

Last night I felt
Real arms around me
No hope – no harm
Just another false alarm

So, tell me how long
Before the last one?
And tell me how long
Before the right one?

This story is old
– I KNOW
But it goes on
This story is old
– I KNOW
But it goes on

La nuit dernière j’ai rêvé
Que quelqu’un m’aimait
Pas d’espoir – pas de dommage
Juste une autre fausse alerte

La nuit dernière, j’ai ressenti
De vrais bras autour de moi
Pas d’espoir – pas de dommage
Juste une autre fausse alerte

Alors, dis-moi combien de temps
Avant le dernier ?
Et dis-moi combien de temps
Avant le bon ?

C’est une vieille histoire
– JE SAIS
Mais elle continue
C’est une vieille histoire
– JE SAIS
Mais elle continue

Catégories
Culture

Le conflit entre Billy Bragg et Morrissey

Les passes d’armes intellectuelles actuelles entre les deux chanteurs Billy Bragg et Morrissey, anciennement chantres de la classe ouvrière anglaise, sont d’une importance culturelle énorme. Elles reflètent tous les problèmes de la Gauche depuis vingt ans.

D’un côté, Morrissey, un artiste à la réputation intouchable en Angleterre. Avec les Smiths, groupe incontournable aux splendides mélodies, il a dressé le portrait sensible d’une jeunesse ouvrière désabusée dans un pays socialement brisé. Son expression tourmentée est allée jusqu’à la dénonciation des conservatismes, dont la royauté, et l’affirmation du véganisme comme valeur essentielle (meat is murder), et ce alors que l’ALF multipliait les actions illégales. Par la suite, sa chanson où il racontait son rêve, qu’il espère devenir réalité, de Margaret Thatcher passant sur la guillotine, est devenue tout un symbole d’un style.

De l’autre, Billy Bragg qui, originellement simplement à la guitare, produisait de belles chansons engagées, très militantes, avec une très belle œuvre (« Workers playtime ») avant un tournant rock et postmoderne. Son impact fut bien plus confidentiel.

En l’absence de liens avec la Gauche historique, on devine ce qui arriva à ces deux chanteurs des années 1980. Billy Bragg s’est toujours plus enlisé dans la version postindustrielle, postmoderne de la Gauche, tandis que Morrissey a commencé à basculer dans le syndrome Brigitte Bardot, avec des diatribes misanthropes, des sortes de paranoïa racistes, etc.

Ces derniers mois, Morrissey a par exemple régulièrement porté un badge d’un groupe identitaire, « For Britain », à la télévision, ou diffusant récement une vidéo sur son site où sont mises en avant les thèses identitaires (le « grand remplacement », le multiculturalisme comme projet par en haut, etc.)

Et là Billy Bragg est scandalisé et a publié une longue critique.

Il note au passage qu’il est outré que personne ne proteste, notamment les groupes jouant avec Morrissey (Interpol, ainsi que The Killers, dont le chanteur Brandon Flowers a précisé que Morrissey « est toujours un roi »).

Ce faisant, il a réagi comme un bobo de gauche, car tout le monde sait que Morrissey est une sorte de révolutionnaire raté s’étant enlisé dans une posture et ne s’en sortant pas.

Même Nick Cave, se lançant dans la bataille, a souligné qu’une œuvre appartient à son public et que même si son auteur tombe dans des croyances régressives, cela n’en changeait pas la nature. Une manière de relativiser les énièmes conneries de Morrissey, dont tout le monde a l’habitude en Angleterre.

Personne ne peut en effet prendre au sérieux les élucubrations de Morrissey en 2019, alors que cela fait plus de quinze ans qu’il déraille. Il avait déjà dansé avec un drapeau britannique, insulté les « jaunes », etc. Il est l’ombre de lui-même et tout le monde trouve cela triste.

Billy Bragg montre donc ici concrètement les limites totales du « politiquement correct » de la gauche bobo, qui est incapable de subtilité, de nuance, de saisie des contradictions, des problèmes de fond. Il intervient de manière déconnectée de la réalité.

Catégories
Culture

The Smiths : certains groupes sont plus grands que d’autres

The Smiths : le groupe anglais mythique des années 1980. Il est difficile d’exprimer toute la portée et l’influence de ce groupe venu de Manchester tant il aura marqué son pays et le monde. Mais qui est encore capable d’en apprécier le charme et la grâce aujourd’hui en France ? La jeunesse de notre pays est-elle complètement démunie, corrompue et molle qu’elle est incapable d’aller à la rencontre du romantisme des Smiths ? Ou bien a-t-elle rejeté leur beauté après être passée du côté de la réaction ?

The Smiths, Meat is murder, The Queen is dead
Trois premiers albums des Smiths

Les Smiths était un groupe ancré dans la réalité de son pays : l’Angleterre de Thatcher. Il ne sera pas arrivé seul. Tant de groupes ont émergé de cette époque, tous avec une forte sensibilité exprimée de différentes manières. Un mélange de mélancolie, de tristesse, d’ironie…

Les sonorités à la fois très pop et très accrocheuse du groupe suffisent à en faire une formation remarquable dans l’histoire de la musique. Mais les Smiths ne seraient pas les Smiths sans ces couplets, ces refrains, ces vers que l’on chantonne presque religieusement. Prenons trois exemples, tirés des trois premiers albums.

 

« The Hand that rocks the cradle », The Smiths

https://www.youtube.com/watch?v=2v2u9NNzF1g

 

Les notes légères et cristallines de la guitare flottent juste au-dessus des autres instruments. La mélodie produite donnent l’image d’une vieille berceuse usée par le temps et sur cette musique se pose la voix délicate de Morrissey. Le mariage est sublime.

La chanson parle de la relation d’un père avec son enfant de trois ans, de son amour, de la difficulté de le rassurer et de l’absence de la mère. Le texte donne l’image d’une personne brisée ne sachant pas comment s’y prendre, tout en ayant envie de bien faire.

Comme souvent, la dimension poétique va de pair avec un certaine flou. S’il n’y a pas autant d’interprétations que d’auditeurs, il reste toujours plusieurs manières de comprendre certaines détails et d’être touché par l’atmosphère de la chanson.

Cette même approche musicale se retrouve dans la dernière chanson de l’album, « Suffer little children ». Le rythme est plus lent, le ton plus posé, plus sombre : il est question d’une série de meurtres d’enfants entre 1963 et 1965, non loin de Manchester.

L’ambiance est dense et la phrase « Oh Manchester, so much to answer for… » du refrain marque tout au long de la chanson. Il y a une certaine distance, une pudeur qui s’accompagne d’un regard triste et désemparé sur la situation. La force des textes de Morrissey est d’arriver à trouver cette distance, cette justesse dans la manière de mettre sous forme de chanson toute une réalités sociales et des ressentis.

Le « iron bridge » de la chanson Still ill, à Manchester

 

« Well I Wonder », Meat is murder

 

Probablement l’une des chansons les plus denses du groupe.

Le personnage de la chanson est épris d’une personne qui ignore son existence. Son amour fou est à sens unique, et le pousse toujours plus près du précipice. Il n’a plus de prise sur le monde et sa propre existence. La justesse de l’écriture et la dimension tragique rendent la chanson unique.

Le travail autour de l’articulation entre le texte, le chant et les instruments est incroyable. La tragique est annoncé, il se met en place au fil de la chanson et la dernière minute purement instrumentale est inoubliable avec un bruit de pluie est monumental.

 

« There is a light that never goes out », The Queen is dead

https://www.youtube.com/watch?v=y9Gf-f_hWpU

 

Les Smiths sortent leur album mythique The Queen is dead en 1986. Un pallier a été franchi entre le précédent et celui-ci : il est une synthèse brillante de toute une tradition pop allant des Beatles aux Byrds. Le niveau d’écriture a lui aussi franchi un cap : beaucoup moins brut d’approche, plus sensible, plus subtile.

Avec la chanson « There is a light that never goes out », le tragique ne prend plus du tout la même forme. Avec une exagération presque humoristique de la situation lors du refrain, le morceau se chante presque facilement. Pourtant, la mélancolie du personnage est d’une force !

And if a double-decker bus crashes into us

To die by your side, is such a heavenly way to die.

And if a ten-ton truck kills the both of us

To die by your side, well, the pleasure – the privilege is mine.

Et si un bus à double étage, nous rentre dedans

Mourir à tes côtés, voilà une divine manière de mourir.

Et si un poids lourd, Nous tue tous les deux

Mourir à tes côtés, et bien, tout le plaisir, le privilège est pour moi.

Les Smiths auront réussi à allier discours social et sentimental. Souvent de manière brut mais toujours avec une très grande sensibilité. Le principal reproche possible est qu’ils n’ont pas su assumer ce qu’ils ont porté : le quatrième et dernier album est d’une qualité très inférieure, et le groupe s’est ensuite séparé. Son histoire aura été relativement courte, mais intense.

Le groupe aura réussi à mettre des mots sur ce qu’on pu ressentir et ce qu’ont pu continuer de ressentir des millions de personnes. Ils ont été, et sont toujours, ce groupe qui donne l’impression de ne pas être seul. Ils auront réussi à parler d’isolement, de violence sociale, de végétarisme ou encore de sujet très délicats, toujours avec une distance juste, comme l’avortement – dans la chanson « This night has opened my eyes ».

Seulement les Smiths sont un reflet trop fort, trop intense de toute une époque qui continue encore aujourd’hui. La difficulté est de ni sombrer dans une certaines complaisance romantico-dépressive, ni vider le groupe de toute sa substance. Il faut arriver à défendre et revendiquer toute la beauté qu’ils ont porté et espérer que cette écoute de « The Queen is dead » sera la dernière : espérer que demain sera le début d’un monde nouveau duquel les chansons des Smiths ne refléteront plus rien.

Manchester