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Culture Culture & esthétique

Le cinéma authentique ne repose pas sur la dramaturgie

La vie doit être montrée en elle-même.

Le cinéma tel qu’il est apparu a largement profité du théâtre, dont il a été finalement surtout un prolongement. C’était rendu inévitable par le fait qu’initialement le cinéma était muet et qu’il fallait donc une certaine expressivité forcée, ainsi qu’un scénario qui soit parfaitement accompagnateur du spectateur.

L’irruption du son a modifié la situation, tout comme l’apparition des pellicules en couleur. Cela a permis l’émergence de véritables cinéastes, avant que le capitalisme ne donne la parole à une marée d’opportunistes tournant en masse pour la télévision et les salles de cinéma devenus d’importants centres de consommation. Ce sont les années 1960-1980, avec Ingmar Bergman, Andreï Tarkovski, Akira Kurosowa, Jean-Luc Godard, Satyajit Ray, Im Kwon-taek, Stanley Kubrick, et quelques autres encore.

On parle ici de peu de personnes, car la difficulté était de parvenir à une composition esthétique. Le cinéma est ici vu comme la musique, il faut composer, il ne s’agit pas d’en rester à des principes techniques abstraits, d’autant plus que ceux-ci prolongent le théâtre.

Andreï Tarkovski souligne ici cet important aspect dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014):

« La naissance et le développement d’une pensée obéissent à des lois particulières. Celle-ci requiert parfois pour s’exprimer des formes distinctes de celles de la logique abstraite.

Et je crois la démarche poétique plus proche de cette pensée, donc de la vie elle-même, que ne le sont les règles de la dramaturgie traditionnelle. Pourtant, celles-ci ont été longtemps considérées comme constituant l’unique modèle pour exprimer le conflit dramatique.

Les liaisons poétiques apportent davantage d’émotion et rendent le spectateur plus actif.

Il peut alors participer à une authentique découverte de la vie, car il ne s’en remet plus à des conclusions toutes faites imposées par l’auteur.

Il ne lui est proposé que ce qui peut lui permettre de découvrir l’essence de ce qu’il voit. »

On a ici l’essence du cinéma, à rebours du cinéma capitaliste proposant la passivité comme norme et conduisant tout droit aux séries pour les télévisions ou les ordinateurs.

Une caractéristique insupportable de ce capitalisme télévisuel est la nature stéréotypée des acteurs. Tom Hanks est forcément un homme décent, Bruce Willis un désabusé rentre-dedans, Johnny Depp une personnalité étrange à deux faces, Tom Cruise un malin dans une situation inappropriée, etc. On sait forcément à quoi s’attendre. Et c’est d’autant plus vrai que le scénario est théâtralisé.

C’est particulièrement vrai en France, où la véracité s’efface systématiquement derrière un style surfait, forcé, psychologisant. Ce n’est pas pour rien que les films français, ce sont Taxi, Astérix et OSS 117, c’est-à-dire des constructions, en fait des abstractions, dénuées de vie. C’est bon pour passer le temps ou plus exactement pour le brûler. Le temps perdu dans le capitalisme est gigantesque en effet et toute cette production télévisuelle / cinématographique est l’équivalent d’Instagram ou de TikTok.

Le capitalisme prétend affirmer l’individu : c’est vrai, et c’est aux dépens de la personnalité. Le capitalisme, c’est une avalanche de « créations », mais une absence complète d’auteurs, et donc de productions. Il n’y a pas d’émotion esthétique permise dans le capitalisme, car cela impliquerait une personnalité réelle, alors que le capitalisme ne veut que des fantômes ne laissant rien sur leur personnage, la consommation devant être permanente.

D’où la négation des classiques, d’où la remise en cause permanente de tout et n’importe quoi, au nom de n’importe quoi. Tout doit être fait pour réimpulser la consommation.

Le vrai cinéma peut être une puissante contribution à contrarier cela, à relever le niveau. Pour cela, il doit viser des spectateurs actifs – et peu importe qu’il soit marginal, à l’écart, du moment qu’il ne bascule pas dans le travers d’être cryptique, élitiste, nombriliste. C’est un devoir culturel de notre temps.

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Il y a cent ans apparaissait le mot « robot »

Le terme de robot est tiré d’une pièce de théâtre tchèque, dont la première a eu lieu le 21 janvier 1921.

Nous sommes dans les années 1920 en Tchécoslovaquie. Ce petit pays composé de Tchèques, de Slovaques et d’Ukrainiens est déjà perdu en Europe centrale. C’est en effet une république, dans une Europe centrale où il n’y a que des régimes autoritaires. La partie tchèque est puissamment développée, le capitalisme y est bien ancré. Le Parti Communiste aussi d’ailleurs et proportionnellement à sa population, il sera toujours le Parti Communiste le plus nombreux du monde. La question, c’est donc l’avenir du monde : capitalisme ou socialisme?

L’entrepreneur Tomáš Baťa avait son idée là-dessus : dans son building, sa pièce de travail de 6m2 était un ascenseur lui permettant d’accéder aux différents étages pour superviser. De son côté le président de la République Tomáš Garrigue Masaryk avait développé toute une philosophie libérale-démocrate-existentialiste. C’est dans ce contexte qu’a lieu à Prague le 21 janvier 1921 la première de la pièce de théâtre R.U.R. (Rossum’s Universal Robots), écrite par Karel Čapek.

Ce dernier avait la même approche : le capitalisme permet la démocratie mais en même temps il y a le fascisme qui est une menace semblant en venir, pourtant le communisme n’est pas acceptable. C’était intenable et la Tchécoslovaquie sombrera dans le drame de la seconde guerre mondiale.

La pièce R.U.R. n’est guère fameuse en tant que tel, son scénario « anti-totalitaire » c’est-à-dire très violemment anti-communiste étant aussi caricatural que celui d’Orwell avec 1984. Une entreprise fabrique des robots, qui sont des humains artificiels. Car, naturellement, ces esclaves se révoltent, forment un bloc unifié et anéantissent l’humanité pour la remplacer. On est dans la peur du travail et du collectif, avec une appréhension de la machine remplaçant l’être humain. On connaît bien en France cette conception pétainiste-zadiste, dont le romantique français Georges Bernanos se fit l’écho dans La France contre les robots en 1947.

Là où les choses sont plus intéressantes, c’est que les robots ne sont pas des machines au sens mécanique, mais des copies d’êtres humains, comme les réplicants du film Blade Runner, au scénario s’appuyant sur R.U.R. Et l’inventeur de ces répliques d’êtres humains est monsieur Rossum – Rozum signifiant intellect en tchèque. Et, à la fin de R.U.R. certains robots découvrent l’amour et le dernier être humain leur confie le monde. C’est que l’œuvre est anti-science, mais considère que c’est en fait le capitalisme qui pervertit la science, même si en même temps le collectivisme est inacceptable pour qui veut maintenir l’esprit libéral.

On aura compris, l’œuvre reflète toute une époque… Qui est d’ailleurs encore la nôtre.

Le terme « robot » inventé pour la pièce a eu le succès qu’on connaît. Le mot a été inventé par le frère de l’auteur, l’artiste moderniste Josef Čapek, par ailleurs mort en camp de concentration pour son refus de l’occupation du pays par l’Allemagne nazie. Le mot « robot » se fonde sur le mot vieux slave rab, esclave, ainsi que sur le tchèque robota, travail forcé, avec une racine commune à la langue slave (rabotat signifie travailler en russe, robotnik signifie ouvrier en polonais et en slovaque, etc.).

Son succès mondial a été immédiat. Et la problématique aura une immense résonance dans l’Est de l’Europe. Il suffit de penser à la chanson The Robots de Kraftwerk où les musiciens ont leurs répliques robotiques, ou les réplicants du roman Solaris du polonais Stanislas Lem (et immortalisé par le film de Andreï Tarkovski). Le titre de l’album de Kraftwerk de 1978 est The Man-machine (pour la version en anglais et Die Mensch-maschine pour la version allemande) et rappelons qu’il existe une œuvre française ayant ce titre : L’Homme-machine écrit par le matérialiste français Julien Offray de La Mettrie en 1747.

C’est qu’on ne peut pas avoir peur des robots quand on est de gauche, car on sait qu’on est des robots – des robots naturels, mais des robots quand même. La prétention au libre-arbitre n’est qu’une fantasmagorie religieuse ou capitaliste post-moderne.

https://www.youtube.com/watch?v=5DBc5NpyEoo