La revente de cadeaux de Noël sur internet est de plus en plus pratiquée et assumée. C’est le marqueur de la décadence d’une société en perte de repères, de valeurs, où le plaisir d’offrir s’est totalement subordonné à la société de consommation et à l’individualisme le plus vil.
Le site marchand eBay France a annoncé une augmentation de ses annonces de 13 % par rapport à l’an passé pour le jour de Noël. Le site Rakuten, qui n’est pas le plus utilisé en France, recense pour sa part 500 000 annonces publiées dans la foulée du 25 décembre et en prévoit 3 millions d’ici au début des soldes. Ces chiffres sont énormes et montrent un phénomène massif.
Les Français ont-ils tant d’argent que cela à gaspiller, pour faire autant de « cadeaux » inutiles ? Car il faut bien s’imaginer que ces reventes ne correspondent pas à des choses anecdotiques, qu’on offre par défaut, mais ont au moins un minimum de valeur marchande pour être revendues sur ces sites.
Différentes enquêtes montrent que l’objet le plus revendu est le jeu vidéo de football FIFA 19, qui vaut environ 50€. Pour quelqu’un de rationnel, cela paraît complètement improbable : on n’offre pas un jeu vidéo de 50€ à quelqu’un qui ne l’a pas demandé.
Éventuellement, pour une personne ayant les moyens, on peut entendre qu’on offre un jeu d’aventure ou un jeu de rôle à quelqu’un pour lui suggérer d’y jouer en supposant que cela lui plaise. Mais cela ne concerne pas FIFA 19.
Mis à part des enfants qui l’auraient demandé pour Noël, ou à qui on fait la surprise sachant pertinemment que ça leur plaira, les adultes qui doivent avoir FIFA 19 l’ont déjà. C’est le jeu vidéo le plus vendu, et il est d’ailleurs en lui-même un phénomène de société.
Donc, quand on offre FIFA 19 à quelqu’un, il est impossible de ne pas savoir à l’avance si cela lui plaira ou non. À moins justement d’acheter pour acheter, sans aucune considération pour la personne à qui l’on offre.
C’est exactement la même chose pour les autres « records » de vente au lendemain de Noël : le dernier « Goncourt » Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu ou bien les derniers disques de Johnny Hallyday et Charles Aznavour.
Ces cadeaux ne sont d’aucune originalité. Ils reflètent même une grande idiotie, car il ne s’agit pas là que d’aliénation, mais de fainéantise intellectuelle et culturelle assumée au point d’« offrir » juste ce qui se vend, parce que ça se vend.
Sauf que, par définition, ce qui se vend, les gens qui doivent l’avoir l’ont déjà. Si l’on est en mesure d’apprécier l’album posthume de Johnny Hallyday, il est évident qu’on a pas attendu de se le voir offrir à Noël pour l’écouter.
C’est un peu la particularité de notre époque. Jamais dans un pays comme la France les larges masses n’ont eu autant accès aux marchandises, notamment aux marchandises culturelles et de confort. Pour un adulte, globalement, à moins de vivre dans une grande précarité ou d’avoir des goûts et des envies démesurés, on a déjà tout ce que l’on souhaite. On n’attend rarement de se faire offrir à Noël le mixer, le jeu vidéo, le jeu de société, la machine à coudre, le livre, la paire de basket qui nous plaît.
Cela rend d’autant plus compliqué, peut-être, les cadeaux de Noël :
« – Que souhaites-tu pour Noël ?
– Je ne sais pas.
– N’as-tu pas besoin de quelque-chose ?
– Si j’ai besoin de quelque-chose, je me l’achète ! »
Cela ne veut pas dire qu’il soit impossible d’offrir et de faire plaisir, mais que justement offrir et faire plaisir ne sont pas une question d’argent, mais surtout de réflexion s’intéressant à la personne à qui l’on offre.
Offrir à son cousin deux places pour l’accompagner au concert d’un groupe qu’on a découvert et qu’on apprécie ensemble, voilà par exemple un extraordinaire cadeau ! Et celui-ci ne se revend pas sur internet, car il n’a pas de prix.
De même qu’inviter ses parents à découvrir un château de la région, ou bien de connaître les goûts littéraires de sa fille et la surprendre positivement avec un roman auquel elle ne s’attendait pas.
Si l’art d’offrir un cadeau qui fasse vraiment plaisir n’est pas un exercice facile, on sait normalement que la démarche d’offrir à autant de valeur que l’objet. « C’est l’intention qui compte », dit la formule populaire.
Le problème est que c’est justement pour cette raison que les gens se sont mis à offrir tout et n’importe quoi, comme si l’intention suffisait lorsqu’elle est déconnectée de toute réalité matérielle. À un moment donnée, s’il n’y a pas de réflexion dans la démarche, celle-ci n’a plus de valeur. Et comme dans le même temps, chacun conçoit sa vie comme une petite entreprise, sans considérations d’ordre morales et, disons, sensibles, alors on n’hésite plus à revendre ses « cadeaux ».
Revendre dès le lendemain un jeu vidéo qu’on s’est fait offrir sans l’avoir essayé, ou un livre sans l’avoir lu, est pourtant une démarche abjecte, à mille lieux de l’esprit de Noël. C’est même franchement dégueulasse pour qui a un peu de valeurs. Mais rien n’est impossible pour le capitalisme triomphant, qui conquiert chaque espace, chaque moment, chaque centimètre, chaque seconde de la vie.
En 2018, à Noël, on n’offre presque plus pour faire plaisir, mais par convenance. Et les marchands s’organisent pour répondre massivement à cette convenance, puis chacun se transforme un marchand individuel sur internet pour tirer parti de cette convenance en revendant les « cadeaux » qui ne plaisent pas. C’est une bien triste époque.