En mars 1895, Georges Schmiedl, enseignant socialiste et libre-penseur, publie un appel dans le journal des travailleurs viennois à fonder un groupe touristique des amoureux de la Nature. En septembre 1895 est ainsi fondée l’ Association des Amis de la Nature, avec sa devise « main dans la main à travers les montagnes et les campagnes ».
Le but était de promouvoir un mode de vie sain (en refusant l’alcool) par les sports de plein air, et d’apporter les dernières connaissances scientifiques sur la nature à la classe ouvrière. Une classe ouvrière dont les conditions de vie dans l’empire austro-hongrois étaient particulièrement dures à cette époque.
L’initiative autrichienne se diffusa très vite en Allemagne, puis en Suisse, en Belgique et en France, etc., jusqu’à former une Internationale des amis de la Nature, très proche de l’Internationale Socialiste mais ouverte à tous. En France, cela essaima logiquement à partir de la Lorraine, avec le premier groupe fondé à Nancy en 1929. Les groupes en France, Belgique et Suisse romande diffusaient leurs conceptions autour d’une revue bi-mensuelle commune, l’Ami de la Nature.
Dans le numéro du 1er janvier 1936, René Thuillier (1913-1989), militant communiste de Paris et de l’Aisne, et grand cycliste investit dans la Fédération Sportive et Gymnastique des Travailleurs (FSGT) y publie un article très intéressant intitulé « Art, nature et prolétariat ». En 1937, la FSGT fusionnera avec les « Amis de la Nature ».
Dans cet article, René Thuillier pose les jalons d’une pensée émancipatrice, fondée sur l’accès à la nature comme condition préalable à toute sensibilité artistique. Voici l’article :
C’était par un soir d’hiver, triste et maussade.
Dehors, une pluie fine tombait.
Confortablement installé dans la tiédeur de mon foyer familial, je lisais un recueil de poésies.
Il fait bon lire ainsi, bien au sec, bien au chaud, alors que le mauvais temps déferle derrière vos vitres. Et il est doux de laisser se former en vous, au gré de votre fantaisie, les images que vous suggèrent les mots si évocateurs de beaux vers bien cadencés. Je venais justement de commencer un poème de Stuart Merril qui débute ainsi :
Le blême lune allume en la mare qui luit,
Miroir des gloires d’or, un émoi d’incendie.
Tout dort. Seul, à mi-mort, un rossignol de nuit
Module en mal d’amour sa molle mélodie.
Plus ne vibrent les vents en le mystère vert
Des ramures. La lune a tu leurs voix nocturnes :
Mais à travers le deuil du feuillage entr’ouvert
Pleuvent les bleus baisers des astres taciturnes.
Et je revivais, à cette lecture, les sensations délicates et profondes à la fois, qu’une belle nuit d’été procure à ceux qui savent les apprécier. Seuls, des Amis de la Nature, pensais-je, peuvent goûter le charme qui se dégage d’un tel poème, car eux seuls ont pu apprécier le charme dans le nature même. Pourtant, me dis-je, ces sensations viennent de t’être évoquées grâce à quelque chose d’artificiel; des mots choisis groupés selon une cadence particulière. Art et Nature ne font-ils qu’un ou sont-ils séparables?… Voila la question qui domina ensuite ma lecture.
Et il m’apparaît qu’elle n’est pas étrangère à notre activité d’Amis de le Nature. En effet, nous n’ignorons certes pas que la nature peut nous offrir d’autres sensations que celles qui proviennent de la contemplation de ses aspects champêtres.
Nous savons que la science et toute l’activité humaine nous procurent des plaisirs artificiels et que beaucoup de ces plaisirs restent très sains. Nous ne contestons pas que certains sont même supérieurs, en intensité et en « intellectualité » à ceux que le nature nous donne directement : (Tels sont, par exemple, la musique, la poésie, la peinture, la danse, les plaisirs artistiques, en un mot, et nous ne devons pas les négliger, au contraire).
Mais il n’en reste pas moins vrai qu’en définitive, ces sensations artistiques ne sont pas indépendantes du cosmos. Bien qu’artificielles, elles s’articulent toujours sur des sensations normales ; elles prennent toujours racine dans des manifestations directes de la nature, aussi abstraites que soient les procédés artistiques mis en œuvre.
Ce qu’il faut donc, pour bien apprécier les arts, c’est avoir déjà apprécié la nature dans ses aspects champêtres, puisque, finalement, les arts ne font que suggérer, sublimer, magnifier, disséquer et parfois travestir les émotions que la nature nous donne directement. L’art, en effet, n’est qu’un moyen qui nous permet d’exprimer la beauté, et la beauté, c’est ce qui inspire l’admiration, ce qui nous charme par son harmonie.
Or, où, sinon dans les spectacles de la Nature, trouverons-nous des expressions plus normales, plus simples et plus directes de la beauté ?
Notre rôle, à nous Amis de la Nature, consiste précisément à faire connaître et apprécier les beautés de la Nature; et si nous nous adressons plus particulièrement à la classe prolétarienne, c’est que celle-ci les ignore le plus.
Certes, ce n’est pas de sa faute. Le société capitaliste qui nous dirige ne se préoccupe pas de cette question mais qui, plus que le peuple, a besoin d’être récompensé de son labeur par des sensations agréables et saines? Et qui travaille pour les lui procurer ?
Actuellement, l’art, sous toutes ses formes, est presque entièrement réservé aux classes riches. Il sert trop souvent les intérêts du régime où il se prostitue. D’autre part, il est difficile au peuple d’accéder à l’art, parce que l’instruction trop rudimentaire de l’ouvrier ne lui permet pas de comprendre les symboles artistiques nécessaires. Comment devons-nous alors poser le problème de l’art par rapport à la Nature et à la classe ouvrière ?
Certes, lorsque le prolétariat sera maître de ses destinées, il pourra diriger son éducation et son instruction au mieux de ses intérêts, mais, entretremps, que doit-il faire?
Vivre sans idéal de beauté, sans sensations d’art ? Ou pire, avec ces sensations d’ « art job-popuaire » que le commerce lui vend, mais qui sont un défi à la beauté ?
Non. La vérité est tout autre.
L’homme ne vit pas que de pain. Ce n’est pas une raison parce que le système capitaliste actuel contraint, directement ou indirectement, des multitudes d’êtres à vivre dans des taudis infects, sans air, sans lumière, sans esthétique, pour que le prolétariat considère comme normale l’existence qu’il mène.
Non. La vie peut lui donner d’autres joies que celles qu’il connaît. Elle réserve autre chose, pour le prolétaire, que les plaisirs que lui donnent les boissons, le tabac, les jeux de cartes ou de hasard, les chansons avinées ou obscènes, le cinéma abrutisseur, l’amour physique, les sports hypertrophiques ou « claqueurs ».
Notre rôle, à nous Amie de la Nature, consiste à faire connaitre au peuple qu’II peut trouver dans la Nature d’autres sources de joies, des joies plus saines, plus directes, plus normales, plus simples et plus vivifiantes…
Ces joies il les trouvera, comme nous les trouvons, dans le promenade à la campagne, dans l’excursion accomplie seul ou en compagnie de bons camarades. Nous ne prétendons pas que ces plaisirs doivent remplacer tous les auIres, bien loin de là, mais nous disons qu’ils élèvent l’esprit tout en conservant ou en re-donnant la santé au corps.
La promenade à la campagne est le meilleur des sports; si, comme nous nous attachons à faire, on profite de cette promenade pour observer, étudier la nature, pour essayer d’en comprendre ses lois, pour se mettre en harmonie avec les spectacles divers qu’elle nous donne, c’est tout ce que nous demandons.
Nous n’imposons aucune philosophie, aucune mystique. Nous disons simplement à notre camarade de travail :
— Viens avec nous ! Tu te distrairas sainement, proprement. Au contact de la nature, tu réfléchiras sur la vie avec beaucoup plus de clarté; tu te feras une conception personnelle de l’existence, tu auras beaucoup plus de facilités pour penser par toi-même. Tu deviendras ainsi une unité intelligente et indépendante dans la grande masse du prolétariat dont l’esprit, hélas, est asservi autant que le corps par le régime social actuel.
Nous ajouterons encore que toute tentative de transformation culturelle de la mentalité populaire qui ne s’affirme pas sur une réforme préalable conçue comme nous l’entendons risque d’être inopérante.
Pour élever le peuple jusqu’à l’art, à l’art sain, il faut d’abord le rendre accessible aux beautés naturelles.
C’est notre opinion et notre tâche.
R. TRUILLIER.
P. S. — J’avais fait lire ce qui précède par un bon camarade qui s’occupe beaucoup de politique.
Il m’a dit :
— C’est très bien ce que tu racontes, mais pour le moment, nous avons autre chose que cela nous occuper. Tous nos efforts doivent être tendue pour changer le régime, source de tous nos maux.
Je lui ai répondu en substance :
— Je suis d’accord avec toi, nous sommes tous d’accord avec toi. Il n’empêche que, malgré tout, le prolétariat se distrait néanmoins et où, sinon au bistrot, au cinéma, en lisant des feuilletons ineptes, etc. ?
Cela, c’est un fait, et tu ne l’empêcheras pas.
Nous lui demandons simplement, à l’ouvrier, de se distraire selon nos conceptions, que tu trouves bonnes, et, ce faisant, nous estimons collaborer, nous aussi, à la transformation du régime; ceci, bien entendu, en plus de l’action sociale, syndicale ou politique, que nous menons, avec toi, d’autre part.
R. Th