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Paul-François Paoli : les renégats de la Gauche, ferments du «conservatisme révolutionnaire»

Toute une génération d’intellectuels passés par la Gauche, surtout celle du PCF, s’est retrouvée désorientée et est passée à Droite, au nom du « réalisme ». Il s’agirait de se plier à l’homme du commun, le type lambda, qui serait bien incapable de raisonner en termes d’idéologie et qui aurait bien raison. Le journaliste Paul-François Paoli en fait partie.

Lefigaro.fr, sur sa partie « vox », cherche à impulser une dynamique idéologique conservatrice révolutionnaire. Une récente interview est ainsi intitulé pas moins que « La gauche est devenue le camp du conformisme, le conservatisme celui de la transgression ».

De manière très intéressante, l’interview en question est celle de Paul-François Paoli, pour sa réception du prix de l’Institut de France pour son livre autobiographique Confession d’un enfant du demi-siècle.

Ce parcours est celui de beaucoup d’intellectuels ayant un certain succès en ce moment et surfant sur la vague « conservatrice révolutionnaire ». C’est donc une personne de Droite qui a rejoint le PCF… après mai 1968. Il n’a donc pas rejoint le grand foisonnement d’extrême-gauche alors, pourtant bien plus entreprenant et critique des fondements de la société.

Paul-François Paoli reconnaît lui-même d’ailleurs avoir fait partie d’un bouillon de culture, dont le PCF n’était qu’une figure massive à l’arrière-plan. Ses propos sont vraiment intéressants :

« J’ai adhéré aux jeunesses communistes à 15 ans à Aix-en-Provence, ville bourgeoise s’il en est. Nous étions dans les années 1975 et j’étais fasciné par la dramaturgie révolutionnaire. J’avais éprouvé enfant, en côtoyant des enfants d’ouvriers ou d’immigrés, la réalité indicible d’un mépris social qui confine parfois à une forme de racisme.

Et puis je me suis rendu compte que les communistes et les gauchistes étaient souvent habités par la haine et le ressentiment. Dans les années 1970 il était pratiquement impossible en France de ne pas être de gauche dans le milieu de la culture. En 1974 les congressistes de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) avaient accueilli Georges Marchais le poing levé en chantant l’internationale. C’est dire! »

L’ambiance était donc électrique historiquement, mais Paul-François Paoli faisait partie de la frange la plus conservatrice, la plus mesurée. Cela reflétait son caractère étranger au projet socialiste de la Gauche et voilà pourquoi il est sorti par la Droite, et non par la Gauche. Le fait qu’il ne distingue pas les membres du PCF des « gauchistes », qui culturellement étaient très éloignés, montre bien qu’il ne comprenait pas grand-chose, pour ne pas dire rien, de tout le fond idéologique de la Gauche alors.

Nul étonnement alors à ce que les références de Paul-François Paoli soient donc désormais Marcel Gauchet, René Girard et Jean Claude Michéa. On est étonné qu’il ne cite pas Alain Soral, car cela correspondrait parfaitement au tableau.

Ce tableau, c’est celui d’intellectuels liés d’une manière ou d’une autre au PCF, qu’il voyaient dans les années 1970 comme le seul horizon politique. Ils se voulaient plus à gauche que les socialistes (déjà énormément de gauche, bien plus que Jean-Luc Mélenchon aujourd’hui). Cependant, ils n’avaient aucune connaissance des « gauchistes », qui pourtant disposaient de solides traditions et d’un certain bagage intellectuel.

Ils ont donc navigué dans le PCF, mais étant des intellectuels, ils avaient une approche radicalement coupée des traditions du mouvement ouvrier, que le PCF arrangeait et réarrangeait d’ailleurs à l’époque, en fonction de ses besoins électoraux, avec le Programme commun avec les socialistes en toile de fond.

Ces intellectuels allaient dans le sens du vent et lorsque le vent a cessé de souffler, ils n’ont gardé du PCF que sa pesanteur, associée à une dénonciation du libéralisme désormais de plus en plus ancrée à droite. Le PCF, lui, a fait le chemin inverse, supprimant toute pesanteur pour s’ouvrir de manière entière au courants intellectuels nouveaux, post-communistes, entièrement favorable au libéralisme culturel.

Plus le PCF s’écartait entièrement de la vie quotidienne des ouvriers, plus les intellectuels « conservateurs révolutionnaires » prétendaient en être les porte-paroles. Il suffit de lire Eric Zemmour ou Natacha Polony pour y retrouver de manière régulière une sorte d’éloge du passé, y compris de la base du PCF, considérée comme un monolithe hostile à toute transformation.

Difficile de ne pas voir ici que, au-delà de toute considération sur leur nature et leurs différences notables, les organisations « gauchistes » avaient raison de souligner le caractère bloqué de la base du PCF, enlisé dans un mode de vie intégré dans le capitalisme. Il suffit de voir les stands des marchands de canon, de TF1, etc. à la fête de l’Humanité des années 1980 pour le constater.

Toute cette histoire d’intellectuels renégats reste encore à écrire. Sur le plan des idées, ces gens ayant quitté le PCF par la Droite ont été un puissant ferment idéologique, jouant un rôle important, loin d’être fini, ne faisant peut-être même que commencer.

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Didier Guillaume, PS, habitué des corridas et ministre de l’agriculture d’Emmanuel Macron

Littéralement toute la Gauche s’offusque, à juste titre, de la présence de deux ministres à une corrida. C’est cependant malheureusement un exemple de plus du verbalisme contestataire sans grand fondement.

Le souci : la Gauche n’a jusqu’à présent rien fait contre la corrida, ni d’ailleurs en faveur des animaux en général. Qui plus est, le ministre principalement concerné par l’affaire vient du Parti socialiste, auquel il a appartenu pratiquement 40 ans. Et il est déjà allé à des corridas avant…

La corrida est quelque chose d’infâme et pour assister sans se révolter à un tel spectacle odieux, il faut avoir perdu une sacrée capacité à l’empathie, ce qui est plus qu’inquiétant. Il est donc scandaleux que la Gauche n’ait jamais interdit les corridas. Elle en avait l’occasion, que ce soit avec la vague populaire de 1981 ou encore avec la « vague » de 2012 avec François Hollande, avec aux mains de la Gauche une large majorité des départements, la quasi totalité des régions, le parlement et le Sénat.

Cependant, la Gauche est gangrenée par les valeurs de la Droite et ce depuis bien longtemps. Elle ne s’est donc jamais opposée à la corrida et on peut être humainement assez dégoûté de voir tout le monde à Gauche dénoncer les deux ministres y étant allé, à Bayonne, sans aucune autocritique. Surtout que le principal argument employé est que Didier Guillaume est ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation et à ce titre responsable de la condition animale.

Allons donc ! Qu’a fait la Gauche pour les animaux jusqu’à présent ? Rien ! Et elle continue de ne rien faire. L’abolition de l’expérimentation animale n’est même pas au programme, alors que cela devrait être une valeur de base de la Gauche. Dénoncer Didier Guillaume est donc trop facile.

Surtout que celui-ci vient de la Gauche. Responsable des jeunes socialistes de la Drôme, il est le coprésident du comité de soutien départemental à François Mitterrand… en 1981. Il est premier secrétaire fédéral de la Drôme du PS de 1986 à 1997. On lit bien : de la Drôme. Un département où la culture de Gauche est très alternative.

C’est un premier problème. Il y a une faille culturelle à Gauche. Le second souci, c’est que Didier Guillaume a été, entre autres, sénateur PS de 2008 à 2018 et même président du groupe socialiste au Sénat de 2014 à 2018. Ce n’est donc pas n’importe qui… et il est passé avec armes et bagages chez Emmanuel Macron !

Pour enfoncer le clou, ce n’est pas la première fois non plus que Didier Guillaume va à une corrida. Cela veut dire quoi, qu’avant c’était acceptable, et plus maintenant ? En quoi donc la présence à une corrida de Didier Guillaume, le ministre de l’Agriculture et Jacqueline Gourault, la ministre de la Cohésion des territoires, a-t-elle quelque chose de nouveau ?

Emmanuel Macron ne soutient-il d’ailleurs pas ouvertement la chasse ? À un moment il faut tout de même se rappeler que la Gauche, c’est la Gauche et la Droite, la Droite ! Les propos du député du Cher, François Cormier Bouligeon (LREM), sur Twitter, sont un bon exemple ici :

« Soutien total à mon ami @dguillaume26 en prise avec une vilaine polémique fomentée par les partisans d’une triste société aseptisée qui veulent nous imposer de manger de steacks de soja et boire de l’eau tiède ! Et ne comprennent rien à la portée symbolique des rituels. »

On dira : oui mais Didier Guillaume est également responsable de la condition animale, du « bien-être animal », en tant que ministre de l’agriculture. Soit. Mais quelle est la condition animale en France ? Elle est dramatique et correspond ainsi tout à fait à la présence d’un ministre de l’agriculture à une corrida.

S’offusquer est donc particulièrement ridicule. À lire les responsable de la Gauche scandalisés, on a l’impression qu’ils sont tous devenus vegans. On se doute que ce n’est pas du tout le cas… et on l’aura compris, la Gauche n’est ici tout simplement pas au niveau et c’est le règne de la démagogie.

Elle cherche à utiliser ce qu’elle peut, sans se soucier d’aucune crédibilité. Qui la ridiculise aux yeux des gens. Prenons Julien Bayou, porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts. Il a affirmé la chose suivante :

« Le ministre de l’Agriculture lui-même est responsable du bien-être animal et il devait annoncer des pistes pour améliorer les questions de condition animale. Pourtant, il se prête à un spectacle lugubre où il s’agit de traumatiser et finalement de massacrer des taureaux comme si c’était un spectacle. C’est évidemment rigoureusement contradictoire avec tous les discours et les attentes sur la question du bien-être animal. Ce gouvernement doit tenir parole ou alors arrêter de nous bassiner les oreilles avec de grands discours sur l’écologie et le bien-être animal. Au bout d’un moment, il faut agir. »

Soit ! Mais alors pourquoi EELV n’a-t-il rien dit contre la corrida depuis des années et notamment lorsqu’il était au gouvernement dans la « gauche plurielle » ? Pourquoi rien n’a été dit lorsque Noël Mamère, député écologiste, avait expliqué dans un de ses livres en 2002 qu’il appréciait tant la corrida que la chasse ?

Car ce n’est pas comme s’il n’y avait pas de nombreux gens s’étant fait cassés la figure pour s’être opposé aux corridas. Ce n’est pas comme si la corrida n’était pas dénoncée ardemment par certains milieux à Gauche (et comme le dessinateur de Charlie Hebdo Charb, mort assassiné).

En fait, il aura fallu un ministre qui aura été au Parti socialiste pendant presque 40 ans pour que la Gauche découvre la corrida. C’est dramatique. Et au-delà de cela, il faudra se rappeler cet épisode, lorsque demain il faudra exiger de tous ces beaux-parleurs qu’ils s’engagent vraiment contre la corrida !

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Politique

Emmanuel Macron et l’américanisation de la vie politique française

Les États-Unis sont marqués par une simple opposition entre Démocrates et Républicains, qui traversent toute la vie politique. C’est l’objectif d’Emmanuel Macron, qui se voit en chef de file des Démocrates et cherche à indirectement aider à la formation d’un bloc « Républicain ».

La fin du XIXe siècle a été marqué par la naissance d’une « troisième force » : le parti de la classe ouvrière, qui se distinguait, comme social-démocratie, tant des bourgeois républicains (la « gauche ») que des cléricaux-conservateurs (la « droite »). Cela s’est déroulé, avec plus ou moins de retard, dans tous les pays capitalistes, qu’ils aient des colonies ou non.

Les États-Unis n’ont donc pas échappé au processus, avec un parti socialiste. Celui-ci a échoué à s’installer durablement, malgré de vraies succès. En 1919, il a par exemple 100 000 adhérents. Le souci est qu’il a été en pratique décapité par la répression terrible qui a eu lieu aux États-Unis. Incendies de logements avec les habitants dedans, tirs sur les manifestants, emprisonnements des opposants à la Première Guerre mondiale, etc.

Tout a été fait pour étouffer le mouvement ouvrier, qui plus est toujours plus corrompu par la prédominance grandissante des États-Unis dans le capitalisme mondial. L’une des figures historiques de la tentative de construire une « troisième force », ni « démocrate » ni « républicaine », fut Eugene Debs. Les lointains successeurs de cette option « socialiste » sont en ce moment d’ailleurs fous de rage contre Bernie Sanders, qui lui travaille à la « gauche » des Démocrates, ayant régulièrement pactisé avec eux au cours de sa vie par ailleurs.

C’est que le système américain, fédéral qui plus est, est entièrement structuré sur un énorme système pyramidal. Si on est de gauche, on soutient ainsi « son » candidat, puis quand il a perdu dans un immense processus, on soutient celui le plus proche, puis quand celui-ci a perdu, le moins pire, etc. Au bout du compte, il ne reste que deux vastes blocs qui prétendent qu’eux seuls peuvent atteindre une éventuelle majorité.

Toutes les initiatives sont par conséquent siphonnées. Les tentatives de rupture se concrétisant furent donc très peu nombreuses, car demandant une identité totalement différente mais capable en même temps de disposer d’une certaine base. Les seuls y parvenant s’enlisèrent dans cette double exigence, malgré des succès notables : les Black Panthers pour l’auto-défense dans la communauté afro-américaine, les « Weatherpeople » opérant clandestinement en étant issu de toute une partie du mouvement étudiant des années 1960, les « éco-terroristes » et les pro-libération animale, qui furent considérés début 2000 comme la principale « menace terroriste » dans le pays.

Dans la série Les Simpsons, la mère de Homer est d’ailleurs en fuite depuis des décennies, représentant toute cette subculture alternative, qui n’a pas réussi à percer l’étau de l’opposition entre Républicains et Démocrates. Emmanuel Macron, qui est un ultra-moderniste, cherche à réaliser la même chose en France. Il entend faire de LREM le cœur du libéralisme-social, avec l’ancienne Gauche comme appui, tandis qu’il aiderait la fusion de la Droite et de l’extrême-Droite comme version française des « Républicains ».

C’est évidemment trop grossier pour que cela puisse réussir. Non pas parce que Jean-Luc Mélenchon a compris cela : en effet, La France Insoumise cherche au moyen du populisme à maintenir une « troisième force ». Cela ne marchera pas et tout le monde l’a compris et de toutes façons tout le monde se dit que si cela devait avoir marché, ça l’aurait déjà fait.

La raison de l’échec inévitable d’Emmanuel Macron est qu’une grande avancée historique ne peut pas connaître de retour en arrière unilatéral. Il y a bien entendu des reculs possibles dans la forme, mais substantiellement, les travailleurs ont en France tout à fait assimilé qu’il leur fallait leur propre mouvement et ce politiquement.

Même les syndicalistes révolutionnaires de la CNT, malgré leurs succès au tout début des années 2000, n’ont pas réussi à dévier de manière anti-politique ce besoin d’un grand parti de Gauche. D’ailleurs, le Parti socialiste a tout raflé par la suite, malgré sa vacuité et son opportunisme.

Comment la Gauche va-t-elle se reconstituer, alors qu’il y a l’arrière-plan de cette démarche illusoire d’Emmanuel Macron ? Tout va dépendre de la culture historique, de sa remontée à travers une conscience plus forte obtenue par les luttes. Cela va prendre du temps et sera très compliqué, demandant beaucoup de travail, ce qui est inévitablement insupportable à ceux qui n’ont comme objectif qu’une Gauche gouvernementale et électorale.

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Guerre

La Gauche a perdu l’interprétation de la Première Guerre mondiale

Depuis quelques années, l’interprétation totalement dominante de la Première Guerre mondiale est que celle-ci a été mal gérée, mais était un mal nécessaire et de toute façon relevant du passé. Toute la dénonciation anti-guerre de la Gauche se retrouve totalement marginalisée.

À la fin de la Première Guerre mondiale, la base de la Gauche s’est soulevée dans de très nombreux pays contre une direction politique qui a soutenu la guerre. Cela a produit les partis communistes, mais également des partis socialistes renouvelés. Il était évident à tout le peuple que cette guerre, c’était la guerre des banquiers et des marchands de canon.

Normalement, dans notre pays, cela se sait. Sauf que ce n’est désormais plus le cas. Il y a, en raison de la participation d’une très large partie de la Gauche au gouvernement pendant des décennies, en raison de la perte des fondamentaux, une capitulation complète devant l’interprétation militariste de la Première Guerre mondiale.

Cela aurait été un coup des Allemands, ainsi que des Autrichiens et des Russes qui de toute façon étaient monarchistes et réactionnaires. La République française n’aurait pas voulu la guerre, les généraux auraient parfois mal géré, mais c’est du passé et, de toute façon, on a gagné et récupéré l’Alsace et la Lorraine.

C’est une catastrophe, surtout alors que de nouveaux conflits se pointent à l’horizon. L’idée d’une France non militariste prédomine dans notre pays, alors qu’en réalité les agressions extérieures sont extrêmement nombreuses, sans parler du colonialisme modernisé dans une large partie de l’Afrique.

Toute une leçon historique, payée dramatiquement avec le prix du sang de millions de personnes, a été littéralement perdue. Cet immense acquis de l’expérience populaire – les dominants sont prêts à aller à la guerre en mobilisant sur la base de la démagogie chauvine – a disparu. Comment va-t-on faire dans le futur ?

Car un tel poison, lorsqu’il est actif au plus profond d’un pays, se maintient durablement. Ainsi, en 1945, la totalité des masses allemandes, à très peu d’exceptions près, considère que la guerre a été perdue, que leur pays a été envahi. Le fanatisme nationaliste, militariste, est allé jusque-là.

Pour cette raison, il est probable qu’il n’est plus possible de récupérer le terrain perdu. Les cérémonies pour les cent ans de 1918 ont d’ailleurs définitivement asséché toute critique. L’État est allé jusqu’à réhabiliter des fusillés, pour vraiment détruire toute possibilité d’espace critique.

Vue la faiblesse de la Gauche, aucune campagne au sujet de la Première Guerre mondiale n’est de toute façon possibles ; elle apparaîtrait de toute façon comme totalement décalée. Ce qui signifie qu’un terrain a été perdu, qu’une position a été perdue dans la société. Et ce n’était pas n’importe quelle position.

Car à quoi va ressembler la guerre de l’avenir ? Beaucoup de gens se voilent la face en pensant que, de toute façon, une guerre ne pourra plus jamais se fonder sur une mobilisation totale. La guerre serait devenue une affaire de professionnels, de spécialistes combattant qui plus est sur des territoires extérieurs.

C’est là une erreur terrible, due à une soumission complète aux mensonges du capitalisme qui prétend amener la paix internationale. Car oui le capitalisme, par ses échanges, amène la paix internationale. Mais en même temps il amène la guerre internationale.

Les énormes échanges nationaux entre pays à la veille de 1914 n’ont pas empêché la déflagration ; ils ont même accompagné le processus y amenant. Car le capitalisme, c’est plus de capital, tout le temps, et il faut bien qu’il se place quelque part. S’il n’y a plus de place, il faut forcer le passage. Cela signifie la guerre.

Et une guerre, cela implique le contrôle, l’assimilation territoriale. Cela implique une mobilisation de masse, des efforts de grande envergure à l’échelle du pays. On peut être certain du traumatisme immense qui va naître dans le peuple français avec toute cette question de la guerre.

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Politique

Il y a 50 ans le 11 juillet 1969, la naissance et renaissance du Parti socialiste

Le congrès d’Issy-les-Moulineaux du Parti socialiste marquait une renaissance après une première constitution deux mois auparavant, marqué entre-temps par un échec électoral complet. Il renaîtra encore une fois avec l’intégration en 1971 de François Mitterrand.

Le 11 juillet 1969, il y a cinquante ans, commençait le congrès d’Issy-les-Moulineaux constitutif du Parti socialiste. Le PS se voulant le continuateur du Parti socialiste SFIO (devenu entre temps surtout « SFIO »), il est considéré comme le 57e congrès, et se déroula jusqu’au 13 juillet, à Issy-les-Moulineaux en banlieue parisienne.

En fait, ce congrès constitutif en est un sans en être un. Car formellement, il est la réalisation du congrès précédent, tenue deux mois auparavant, le 4 mai, à Alfortville en banlieue parisienne. Le symbole du poing et de la rose vient de là, et le nom officiel est « Nouveau Parti Socialiste ».

Entre les deux congrès, Gaston Defferre avait fait 5 % aux présidentielles, première source de crise, d’où le second congrès, et même bientôt encore un autre, le fameux congrès d’Epinay, en banlieue parisienne, marquant en 1971 l’intronisation à sa tête de François Mitterrand, resté à l’écart jusque-là.

Ce n’est pas clair, mais cela ne dérange pas les socialistes alors, car ils sont pragmatiques. Il y a bien entendu des conflits d’idées, de tendances. Cela a toujours été secondaire cependant par rapport au critère fondamental des socialistes français : l’appareil électoral. C’est lui qui compte et peu importe son nom. Le Parti socialiste a ainsi pratiquement trois actes fondateurs, voire un quatrième si on prend la SFIO.

À l’arrière-plan, on retrouve tout un mal français. Les socialistes font les élections politiques, la CGT les luttes syndicales et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est cela, l’origine de la faillite historique de la Gauche en France.

Déjà, parce qu’il n’y a pas la primauté de la politique, contrairement à ce qui s’est passé dans les pays ayant connue une véritable social-démocratie, comme mouvement politique de masse. Il faut ici penser à l’Allemagne, l’Autriche, la Tchéquie, etc. Ensuite, parce que l’horizon est électoral et qu’il n’y a aucune volonté d’organiser à la base. Il faudra attendre le PCF des années 1960-1980 pour voir un parti de Gauche atteindre une réelle base de masses profondément ancrée.

Quand on voit cela, on comprend pourquoi le Parti socialiste existe encore : ses membres espèrent un redémarrage conçu comme inévitable historiquement. La soumission à la candidature de Place publique pour les Européennes n’était clairement comprise que comme un petit passe-temps tactique et même une grande partie du PS le regrettait. L’idée, c’est qu’on a toujours besoin d’un PS, avec des technocrates capables de gouverner sans se définir comme de droite et qu’il n’y a que cela de réaliste à gauche en France.

Naturellement, le Parti socialiste de 1969 ne disait pas cela : il voulait la rupture avec le capitalisme. Il affirmait possible une voie socialiste différente de celle du PCF, mais les deux finiront par s’unir, pour finalement ne même plus vouloir le Socialisme.

Il ne faut pas s’étonner quand on voit cela si on n’y comprend plus rien : trois congrès socialistes, pour finalement s’allier avec le PCF, tout cela pour abandonner le principe de l’établissement d’une société socialiste… En politique, on se dit : tout cela pour cela ? Et on passe son chemin…

Pour cette raison, une reconstruction de la Gauche implique la réaffirmation des valeurs de la Gauche historique, ce qui implique de comprendre comment la France n’a pas réussi à produire une social-démocratie historique à la fin du 19e siècle. Tout est une question de matrice politico-culturelle.

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Le piège de la rhétorique patriotique – nationaliste

Toute une partie de la Gauche a capitulé quant à la construction par en bas et compte utiliser les arguments nationaux, patriotiques pour mobiliser. Ce contournement est considéré comme un pragmatisme temporaire. L’exemple d’Aéroports de Paris qu’il faudrait défendre comme un patrimoine national n’est que le début d’une longue série. Nous sommes en plein dans les années 1930.

Il ne faut pas se voiler le face : l’échec à mobiliser sur le terrain du social va amener à la généralisation de l’outil « national ». Il est toujours plus facile de faire de la démagogie que de développer la conscience de la réalité. Car changer les choses forme un processus exigeant. Il faut étudier, se remettre en cause, utiliser des concepts compliqués, se confronter à des gens, en rejeter certains, etc.

Dénoncer, par contre, de manière populiste, donne une bonne impression auprès de tout un nombre de gens. Beaucoup de gens dans ce qui reste de la Gauche ont décidé d’agir ainsi, afin d’obtenir des résultats à court terme.

Il y a la mode, dans certains groupe d’extrême-gauche, de nier les questions théoriques, idéologiques, pour racoler à coups de minimalisme, en se disant qu’en recrutant, il en ressortira bien quelque chose.

D’autres ont choisi l’option syndicaliste. En prétendant gagner des choses à court terme, ils se valorisent et dénigrent ceux qui n’apporteraient rien. L’absence de résultats à moyen terme pétrifie ce genre d’initiative. Mais entre-temps, il s’est passé des années. La CNT était très connue en France comme syndicat engagé et combatif au tout début des années 2000. Il n’en reste pratiquement rien, après un gâchis humain et militant important.

De manière plus significative en termes de surface, il y a une partie de la Gauche qui pense que le seul moyen de mobiliser le plus largement, c’est en en appelant au sentiment patriotique. C’est comme dans les années 1920 en Italie : voyant que le « social » ne marche pas alors que cela le devrait de par l’ampleur des problèmes, il est considéré qu’on pourrait devenir machiavélique et faire comme au billard : en profitant du patriotisme, on pourrait dévier vers le « social ».

Il suffit de lire les arguments contre la privatisation d’Aéroports De Paris pour voir à quel point cette tendance est prégnante. Jean-Luc Mélenchon a été le grand apprenti sorcier de ces dernières années. Mais il est bien connu que le PCF, tout au long des années 1980, a fait la même chose.

Ce qui précède et ce qui suit est affreux. Ce qui précède, c’est la conception qu’il n’y aurait en France qu’une infime minorité responsable des problèmes sociaux. La bourgeoisie n’existe plus, les capitalistes non plus. La question de la propriété disparaît. Il y aurait quelques familles, une oligarchie, une poignée de financiers, qui seraient les seuls coupables. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de situation où une oligarchie existe, seulement on n’est pas du tout dans ce cas de figure.

C’est le grand paradoxe historique. En niant qu’il y ait la bourgeoisie et en prétendant qu’il y ait une oligarchie, la Gauche utilise le nationalisme, amenant une mobilisation de populaire… justement utilisée par une partie de la bourgeoisie pour prendre le contrôle de l’État.

Si l’on regarde bien, en filigrane, c’est cela que craint la Gauche refusant Jean-Luc Mélenchon. La réduction à une opposition entre libéraux et nationalistes, avec une agitation populaire, forme un ensemble amenant à terme la victoire des nationalistes qui utilisent la « révolte » pour s’imposer.

Cette Gauche a donc raison de chercher à éviter cela à tout prix. Elle a raison de vouloir l’unité, la recomposition pour générer une nouvelle alternative, une nouvelle option, empêchant le simple affrontement entre libéraux et nationalistes.

Cependant, on est loin du compte. Toute une partie de cette Gauche est largement contaminée par les valeurs libérales. La grande majorité des gens d’ailleurs assimilent la Gauche à une sorte de variante plus libérale et plus sociale du macronisme. Le refus des valeurs de la Gauche historique a produit François Hollande et celui-ci a produit Emmanuel Macron. Ce n’est pas en revenant à François Hollande ou même ce qu’il y a juste avant lui qu’on va régler les problèmes.

Il ne suffit pas d’être sincère et de chercher à proposer des choses. Si cela avait été le cas, alors Benoît Hamon aurait réussi et si l’on raisonne en termes de logique et pas de politique, c’est lui qui aurait dû l’emporter dans le camp de Gauche. Seulement, il y a un pays qui a une histoire, il y a une bataille des valeurs. Il ne suffit pas de vouloir gérer les choses en cherchant à aller dans le bon sens.

Si l’on regarde d’ailleurs l’Histoire, on peut voir qu’on est mal parti. Comment réussir avec les forces actuelles, quand on voit l’énergie démesurée mobilisée lors du Front populaire, lorsque les socialistes et les communistes avaient de véritables assises de masse ?

Comment réussir, quand on voit que les seuls qui se donnent réellement du mal pour construire, structurer, mettre en place des raisonnements, des idéologies, sont des gens comme Marion Maréchal, Alain Soral, Eric Zemmour, etc. ?

Ce qui se dessine représente un défi immense et la Gauche risque de se retrouver comme celle en Italie au tout début des années 1920 : isolée et traversant un grand désert.

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Léon Blum, Pour être socialiste (1919)

Il y a 100 ans, le dirigeant de la SFIO Léon Blum publiait cet article destiné aux jeunes, qui est un classique pour la Gauche en France.

« Pour être socialiste

À mon Fils,

Jeunes filles et jeunes gens qui lirez ces quelques pages, je ne vous demande que ceci : lisez avec une entière foi dans la sincérité de l’homme qui s’adresse à vous, lisez avec une attention dégagée des préjugés qui vous enserrent sans doute depuis votre enfance, lisez en laissant se former en vous l’appel de vos consciences dont les rigueurs de la vie n’ont pas encore faussé la voix, lisez avec vos yeux frais et votre esprit libre.

De quoi est né le socialisme ?

Voilà longtemps que les hommes travaillent, souffrent et pensent sur cette terre. Leurs efforts accumulés par les siècles ont créé peu à peu une moralité universelle, ont constitué comme un patrimoine commun de sentiments que chacun de nous porte en soi dès sa naissance, que chacun de vous peut retrouver en lui-même. Nous naissons avec le sentiment de l’égalité, avec le sentiment de la justice, avec le sentiment de la solidarité humaine. Nous savons, avant d’avoir rien appris, et par un instinct qui est l’héritage de nos ancêtres, que nous apparaissons tous en ce monde égaux, avec le même droit à la vie, avec le même droit au bonheur, avec le même droit de jouir des richesses indivises de la nature et de la société. Nous savons qu’il doit exister un rapport permanent, équitable entre nos droits et nos devoirs, entre notre travail et notre bien-être. Nous sentons que notre bonheur n’est pas indépendant de celui des autres hommes, de même que notre travail demeurerait vain sans le leur, mais que leurs souffrances et leurs misères sont les nôtres, que toute injustice qui les atteint doit nous blesser. Nous sentons que la vertu véritable, celle qui procure la pleine satisfaction du cœur, c’est de savoir sacrifier fût-ce notre intérêt présent et notre profit égoïste, au bonheur commun et à la justice future, et que là sont les formes authentiques de cette fraternité que nous enseignaient les religions, de l’immortalité qu’elles nous ont promise.

De quoi est né le socialisme ? De la révolte de tous ces sentiments blessés par la vie, méconnus par la société. Le socialisme est né de la conscience de l’égalité humaine, alors que la société où nous vivons est tout entière fondée sur le privilège. Il est né de la compassion et de la colère que suscitent en tout cœur honnête ces spectacles intolérables : la misère, le chômage, le froid, la faim, alors que la terre, comme l’a dit un poète, produit assez de pain pour nourrir tous les enfants des hommes, alors que la subsistance et le bien-être de chaque créature vivante devraient être assurés par son travail, alors que la vie de chaque homme devrait être garantie par tous les autres. Il est né du contraste, à la fois scandaleux et désolant, entre le faste des uns et le dénuement des autres, entre le labeur accablant et la paresse insolente. Il n’est pas, comme on l’a dit tant de fois, le produit de l’envie, qui est le plus bas des mobiles humains, mais de la justice et de la pitié, qui sont les plus nobles.

Je n’entends pas soutenir, vous le comprenez bien, que tous les sentiments généreux et désintéressés de l’âme humaine ne se sont manifestés dans le monde qu’avec les doctrines socialistes. Ils sont plus anciens, s’ils ne sont pas éternels. L’instinct de justice, de solidarité, de moralité humaine qui trouve aujourd’hui son expression dans le socialisme a, tout le long de l’histoire, revêtu d’autres formes et porté d’autres noms. C’est cet instinct qui a fait la force des religions modernes, puisque toutes, à leur naissance, dans leur première phase de prosélytisme populaire, se sont tour à tour adressées à lui. Un encyclopédiste du XVIIIe siècle, un jacobin de la Convention, un démocrate de 1830 étaient probablement mus par les mêmes sentiments qui font aujourd’hui le ressort et la force vive de notre action. Mais – là est le point essentiel – la foi socialiste est la seule forme de cet instinct universel qui réponde exactement aux conditions actuelles de la vie sociale, de la vie économique. Toutes les autres ont été dépassées par le cours des temps. Toutes les autres sont discordantes et retardataires. Que ceux qui s’y obstinaient de bonne foi le comprennent et viennent à nous.

Le socialisme est donc une morale et presque une religion, autant qu’une doctrine. Il est, je le répète, l’application exacte à l’état présent de la société de ces sentiments généraux et universels sur lesquels les morales et les religions se sont successivement fondées. Sa doctrine est économique plutôt que politique. Pourquoi ? Parce que l’analyse de l’histoire – analyse que chacun de nous peut vérifier et confirmer par son expérience quotidienne – établit précisément que les faits économiques, c’est-à-dire les formes de la propriété, les phénomènes de production, d’échange et de distribution de denrées, dominent de plus en plus l’évolution des sociétés modernes, gouvernent de plus en plus leurs institutions et leurs rapports politiques.

Sa doctrine a pour principe initial ce qu’on appelle la lutte des classes. Pourquoi ? Parce qu’en effet, le caractère essentiel des sociétés modernes, considérées du point de vue économique, est la division progressive en deux classes des individus qui les composent : d’une part, les possédants, ceux qui détiennent le capital et les moyens de production créés par la nature ou par le labeur accumulé des siècles ; d’autre part, les prolétaires, ceux dont la propriété consiste uniquement dans leur force personnelle de travail, dans leur vie et dans leurs bras. Concentration progressive des capitaux et des instruments de travail entre les mains des possédants, accroissement progressif du nomb21re des prolétaires, tel est le trait dominant de l’évolution économique depuis un siècle et demi, c’est-à-dire depuis que la science a multiplié l’emprise des hommes sur les richesses et les puissances naturelles. Obligation impérieuse pour le prolétaire de travailler au service et au profit du capital, de devenir le salarié d’un patron, telle est la conséquence inéluctable de cette évolution.

Pourquoi est-on socialiste ?

On est socialiste à partir du moment où l’on a considéré ce fait essentiel : le patronat et le salariat s’engendrant l’un l’autre et s’opposant l’un à l’autre, à partir du moment où l’on se refuse à accepter ce fait comme nécessaire et éternel, à partir du moment où l’on a cessé de dire : “ Bah !, c’est l’ordre des choses ; il en a toujours été ainsi, et nous n’y changerons rien ”, à partir du moment où l’on a senti que ce soi-disant ordre des choses était en contradiction flagrante avec la volonté de justice, d’égalité, de solidarité qui vit en nous.

Est-il vrai d’ailleurs qu’il en ait toujours été ainsi, toujours et partout ? Non, l’effort séculaire des hommes pour vivre en société, pour exploiter en commun le patrimoine des richesses naturelles a déjà connu d’autres formes dans l’histoire. Le salariat lui-même présentait des caractères moins définis aux temps de l’artisanat, du petit négoce et de la petite industrie. Sa généralité comme ses conditions actuelles, datent des progrès du machinisme et du développement des sociétés anonymes de capitaux. Il est vrai qu’il est devenu aujourd’hui la loi commune. Mais c’est cette loi que ni notre raison ni notre cœur n’acceptent plus.

Vous êtes le fils d’un salarié, ouvrier, employé, journalier agricole. Sauf hasard providentiel, votre destinée est de demeurer toute votre vie un salarié. Voilà, tout à côté de vous, dans la rue voisine, le fils d’un possédant, d’un détenteur de capitaux. À moins de circonstances extraordinaires, il restera sa vie entière, directement ou indirectement, un patron. Vous travaillerez pour lui, pour l’entreprise qu’il dirige, ou bien pour l’entreprise où il a placé ses fonds et dont il a mis les titres dans son tiroir. Le produit de votre travail servira pour une part à vous nourrir, vous et les vôtres, mais pour le surplus, à constituer ses profits. Ce salaire, tant qu’il a été le maître absolu, il l’a comprimé, maintenu à un taux dérisoire et inhumain, pour accroître à la fois ses débouchés et ses bénéfices. Il a dû le relever peu à peu depuis que vos camarades et vous, groupés pour votre défense commune, lui avez fait sentir, de temps en temps, la menace de votre force, depuis aussi que, sous l’influence des penseurs et des hommes d’action socialistes, l’opinion publique s’est entr’ouverte aux idées de progrès et d’équité. Cependant, votre salaire ne représentera jamais la valeur entière de votre travail. Toujours, quoi qu’il arrive, une part de cette valeur sera perçue, retenue au profit du capital que l’autre possédait à sa naissance et que vous ne possédiez pas. Il en sera ainsi pendant toute sa vie, et pendant toute la vôtre.

Pourquoi ? Est-ce juste ? Et cela peut-il durer ?

Que disaient, il y a cent trente ans, les hommes de la Révolution française ? Ils disaient : fils de noble, fils de bourgeois, fils de serf ou de manant, les hommes naissent tous libres, tous égaux, pétris du même limon, de la même argile. La société doit consacrer leur égalité naturelle. Plus de distinction tirée de leur origine, de ce qui précède leur venue au monde, de ce qui devance la manifestation de leur utilité personnelle…

Les hommes de la Révolution avaient cru achever leur œuvre en confondant tous les ordres de l’ancienne société. Ils ne se doutaient pas que, dans la société moderne, la même iniquité reparaîtrait, sous une forme moins supportable encore, par la formation et la distinction des classes. Ils ne se doutaient pas qu’il nous faudrait reprendre, après eux, sur nouveaux frais, leur tâche révolutionnaire. Fils de possédant ou fils de prolétaire, les hommes naissent tous libres, tous égaux. Pourquoi la société livre-t-elle les uns aux autres, asservit-elle les uns aux autres, exploite-t- elle le travail des uns au profit des autres ?

On nous répondra : la société distribue à chacun de ses membres le rôle, la tâche qui convient à ses facultés. Il faut bien que l’un commande et que l’autre obéisse, que l’un dirige et que l’autre exécute, que l’un travaille de son cerveau, l’autre de ses bras. Il existe nécessairement comme une hiérarchie d’emplois sociaux, auxquels une société policée pourvoit selon la différence des aptitudes, c’est-à-dire de l’intelligence et de la culture. Soit, il faut des hommes pour toutes les tâches, et il serait absurde que chacun d’eux prétendît à diriger les autres. Mais où trouverons-nous l’assurance que le fils du possédant en fût plus digne que le fils du prolétaire ? Quand donc a-t-on mesuré contradictoirement leurs aptitudes, c’est-à-dire leur intelligence et leur culture ? L’un est plus instruit que l’autre ? C’est qu’un premier privilège, une première distinction arbitraire les a séparés, dès que leur conscience s’éveillait à la vie. Les fils de possédants ont eu leurs écoles à eux, où l’instruction n’a pour ainsi dire pas de fin, où le plus médiocre esprit, à force de temps et de sollicitude, finit par usurper un semblant de connaissances. Les fils de prolétaires ont les leurs, où l’étude est limitée dans ses programmes et dans sa durée, et que les plus aptes doivent quitter bien vite pour apporter à leur famille un complément de subsistance, pour entrer à leur tour dans la servitude du travail salarié.

Si l’on prétend réserver aux plus dignes les emplois de direction et de commandement, qu’on commence donc par donner à tous la partie égale ! Que l’instruction soit commune entre tous les enfants, semblable pour tous, qu’elle devienne entre eux un moyen de sélection exacte… et alors nous verrons bien à qui le prix du mérite reviendra. Que de degré en degré l’école nationale retienne vers les cultures supérieures et les hauts emplois sociaux ceux qui s’en montreront les plus dignes, ceux-là seuls, fussent-ils fils de possédants. Ce jour-là, nous pourrons constater dans quelle classe de la société la sève humaine monte avec le plus de vivacité et de fraîcheur. D’ici là, on aura justifié un privilège par un autre, rien de plus.

On nous répondra encore, comme dans les livres de morale : il ne tient qu’aux fils d’ouvriers. Qu’ils soient laborieux, sobres, économes, qu’ils appliquent toute leur force à leur travail, qu’ils acquièrent la confiance de ceux qui les emploient et, peu à peu d’échelon en échelon, ils pourront devenir à leur tour patrons ou propriétaires. Il n’existe plus, dans notre société actuelle, de caste fermée dont l’entrée soit interdite. Parmi les patrons d’aujourd’hui combien sont fils de prolétaires, combien ont débuté dans la vie sans privilège héréditaire du capital, avec le seul don de leur énergie et de leur intelligence … je le concède encore. Il est vrai que, parmi les patrons d’aujourd’hui, et quelquefois parmi les plus puissants, tous ne le sont pas par droit de naissance. Les sociétés modernes font une terrible consommation d’hommes. Il y a chez elles disette de talents tout comme il y aura un jour pénurie de charbon. Elles ne peuvent s’embarrasser sur le choix ou discuter sur l’origine,

Réfléchissez cependant. Si les enfants d’ouvriers et de paysans étaient tous également sobres, économes, laborieux, pourraient-ils devenir tous, en récompense de leurs vertus, patrons ou propriétaires ? N’est-il pas évident que la classe privilégiée est, par sa nature même, une sorte d’oligarchie, une classe à effectif nécessairement limité ? L’un ou l’autre d’entre vous, par son mérite ou sa bonne fortune, pourra peut-être un jour franchir la barrière ; mais elle ne saurait s’ouvrir à tous. On disait jadis, après l’abolition des lois qui réservaient aux gens de “ sang bleu ” tous les grades militaires, que chaque soldat portait dans sa giberne le bâton de maréchal de France. Que voulait-on dire par là ? Qu’aucun obstacle légal n’empêchait plus un soldat de parvenir au grade suprême, et de même, il n’y a pas d’impossibilité légale à ce que le petit apprenti devienne un jour le chef de la grande usine. Mais à quoi se réduit sa chance ? Combien y a-t-il de soldats qui, de leur giberne, doivent faire sortir le bâton de maréchal ?

La véritable égalité

Que prouveraient d’ailleurs ces élévations isolées ? Si les privilégiés d’aujourd’hui sont nés un peu partout, les privilèges n’en sont ni moins iniques, ni moins odieux. S’il n’existe plus entre les classes de cloisons étanches, si leurs limites sont indécises, elles n’en sont pas moins ennemies. Il se produit des échanges entre elles. Qui le nie ? Mais dans le hasard de ces échanges nous ne pouvons voir que des accidents, non pas le jeu normal d’une loi. Qu’un ouvrier accède à la bourgeoisie, c’est un miracle. Qu’un bourgeois retombe au travail manuel, c’est une catastrophe. Tel patron est le fils d’un ouvrier ou d’un paysan, je le veux bien. Mais que seront ses enfants à lui ? des fils de bourgeois comme les autres. La bourgeoisie aura pompé un peu de sang jeune, voilà tout.

Là n’est pas la véritable égalité. Quand bien même dans la société présente – et cela n’est ni vrai ni possible – il existerait une harmonie entre les privilèges sociaux et les qualités individuelles, si ceux qui commandent étaient les plus dignes du commandement, si les plus riches étaient les plus dignes de la fortune ; rappelez-vous ceci : que le capital se transmet indéfiniment alors que nulle qualité du corps et de l’esprit n’est nécessairement héréditaire. Avec chaque génération, le classement humain recommence sur nouveaux frais. Le fils de l’homme le plus intelligent peut être un sot, le fils de l’homme le plus énergique peut être un faible. S’ils n’apportent pas ces tares en naissant, le luxe et la paresse peuvent promptement les en affliger. Quel droit peuvent-ils revendiquer au privilège social sinon leur droit de naissance ? Ils le recueilleront pourtant dans leur héritage, comme un dauphin de France recueillait jadis la couronne de droit divin, comme l’aîné d’un noble recueillait les titres et les terres de sa maison. La société actuelle n’interdit pas à l’ouvrier, au paysan de conquérir parfois les hautes dignités capitalistes, mais renvoie-t-elle leurs enfants à l’atelier ou à la terre, quand ils ne sont bons, comme il arrive, qu’à conduire la charrue ou qu’à manier le marteau ?

La véritable égalité consiste dans le juste rapport de chaque individu d’où qu’il soit né, avec sa tâche sociale. Certes, le socialiste ne nie pas cette donnée brutale : l’inégalité naturelle, l’inégalité de la force, de la santé, de l’intelligence entre les individus. Il n’entend pas faire passer sur eux le rouleau compresseur pour les réduire tous au même niveau, pour les confondre tous dans une sorte de moyenne humaine. La tâche qu’il veut assumer est plus lourde cent fois que celle de la société actuelle, puisqu’il veut exploiter au mieux cette terre, tirer le plus riche rendement des ressources delà nature et de l’industrie, les produire avec la moindre dépense de travail humain, les répartir selon le juste équilibre des besoins. Donc, plus encore que la société actuelle, et parce que son œuvre comportera des besognes de direction plus complexes, il attache du prix à l’intelligence et à la science. Nous comprenons clairement, nous socialistes, que nous n’accomplirons l’œuvre immense qui nous est remise par le destin, qu’en plaçant chaque travailleur à son poste exact de travail, à celui que lui assignent ses facultés propres, judicieusement reconnues et cultivées par l’éducation commune. Mais ces affectations nécessaires, nous les réglerons par la seule considération des aptitudes personnelles, au lieu de les abandonner follement, comme le régime bourgeois, aux accidents de la naissance. D’ailleurs, dans cette répartition des tâches, nous n’entendons introduire aucune idée de hiérarchie et de subordination.

Nous ne séparerons pas à nouveau l’unité sociale en castes mouvantes mais tranchées. Meilleurs ou pires, plus forts ou plus faibles, tous les travailleurs nous apparaissent égaux et solidaires devant le même devoir. La bonne distribution du travail commun exige qu’entre eux le commandement revienne aux plus dignes, mais il leur sera remis pour le profit commun non pour leur honneur et leur profit personnel. Notre but n’est pas du tout de rémunérer leur mérite qui est l’ouvrage de la nature et de l’effort accumulé de la civilisation, mais de l’utiliser dans l’intérêt de la collectivité tout entière. Ils ne seront pas à proprement parler, des chefs, mais des travailleurs comme les autres, associés, assemblés dans la même œuvre avec leurs frères de travail, chacun peinant à son poste, tous s’efforçant vers le même objet, qui est l’égal bien- être et le bonheur commun des hommes.

De quoi est fait le capital ?

Ainsi, par une révolution semblable à celle qu’ont accomplie nos pères, nous installerons la raison et la justice là où règnent aujourd’hui le privilège et le hasard. Dans la République du Travail, point de distinctions sociales, mais seulement des répartitions professionnelles. Ces affectations auront pour fondement unique l’aptitude personnelle, propre à chaque individu, naissant et s’éteignant avec lui. La société présente au contraire repose essentiellement sur la division en classes : classe des possédants, classe des prolétaires, et cette division a bien pour principe le capital, puisqu’elle apparaît avec la possession du capital, puisqu’elle se transmet et se perpétue, comme vous l’avez vu, avec le capital lui-même.

Il est temps ici de retourner en arrière et d’envisager de plus près ce mot dont nous nous sommes déjà servis tant de fois. Le capital qu’est-ce donc que ce talisman magique dont la présence ou l’absence transforme notre condition, notre état, notre vie entière ? Comment se présente-t-il à nous, quelle est son origine ou sa raison d’être, de quoi est-il fait ?

Si je dis de mon voisin qu’il est un riche capitaliste, cela signifie qu’il est propriétaire de terres et d’usines, qu’il possède ce qu’on appelle aujourd’hui des valeurs mobilières – actions de sociétés ou rentes sur un État, – qu’il a de grosses sommes placées chez son banquier ou chez son notaire et beaucoup de billets de banque ou d’or dans son tiroir. L’or et les billets de banque ne sont pas des richesses réelles, ce sont des monnaies, c’est-à-dire des valeurs fictives, imaginées dans un état lointain de la civilisation pour représenter les denrées et marchandises de toute espèce, pour en faciliter l’échange et la conservation. Les métaux précieux et le numéraire sont, dans le régime actuel, les moyens de paiement universellement adoptés, mais ils ne sont par eux-mêmes d’aucune utilité sociale. Il est aisé de concevoir une société parvenue à un haut degré de culture et de civilisation, où la monnaie ne serait cependant pas employée. Il suffirait d’adopter, entre les hommes, une autre façon de distribuer les produits de leur travail et les richesses naturelles. Si nous faisons, par l’imagination, l’effort de supprimer tout l’or et tous les billets existant sur cette terre, les intérêts privés d’une multitude d’hommes en seront momentanément bouleversés, mais, dans son ensemble, la richesse totale du monde n’en sera aucunement diminuée. Car, considérée en elle-même, la monnaie ne satisfait à aucun des besoins des hommes. Ce n’est pas avec de l’or qu’on mange, qu’on se chauffe ou qu’on se vêt, qu’on bâtit ou qu’on construit une machine. Nous en sommes venus, peu à peu, à considérer l’or comme le signe représentatif de toutes les valeurs, mais il n’est pas par lui-même une valeur, si ce n’est pour les rares industries qui l’emploient comme matière première. Un compte dans une banque n’est pas autre chose qu’une certaine quantité de monnaie mise en dépôt et que le dépositaire s’engage à nous représenter sur notre demande. Les rentes ou les actions ne sont pas autre chose que des monnaies à valeur variable et productrices de revenu annuel. À l’origine du compte, il y a un versement de numéraire. À l’origine du titre de rente ou de l’action, il y a une opération de placement, c’est-à-dire l’échange de la valeur mobilière contre une certaine quantité d’or ou de billets. Toute cette première catégorie de capitaux ne représente donc, sous une forme simple ou compliquée, directe ou indirecte, que la monnaie et ses divers modes de transformation.

Nous pourrions en rechercher ensemble l’origine, et nous nous convaincrions aisément que dans l’immense majorité des cas la possession du numéraire, sous ses multiples formes, ne correspond nullement au travail personnel de l’homme qui le détient, que cette valeur a été créée, avant lui, en dehors de lui, par le travail des autres hommes. Mais je préfère insister sur le21 fait essentiel, à savoir qu’il s’agit uniquement ici d’une valeur imaginaire, d’une valeur de convention, que, nous autres hommes, jouons avec la monnaie comme on voit les enfants jouer avec des jetons ou des cailloux, et qu’on pourrait la supprimer d’un trait de plume sans que la consistance vraie du monde fût changée, sans que la somme des richesses réelles qu’il engendre pour les besoins des hommes fût diminuée d’un morceau de pain. On nous a mainte et mainte fois affirmé que, même sous cette première forme, le capital était indispensable à la vie des sociétés. À quelle fonction vitale des sociétés serait-il donc nécessaire ? Parler ainsi, comme on le fait chaque jour, c’est commettre une confusion puérile entre les capitaux eux-mêmes et les produits ou marchandises de toute espèce que, dans l’économie actuelle, ils représentent et permettent seuls d’acquérir. Les capitaux ne sont pas nécessaires, et ne peuvent le sembler qu’en vertu d’une fiction, d’une convention universelle. Ce n’est pas, je le répète, avec de l’argent que l’on monte une usine ou que l’on rend une terre productrice, c’est avec des matériaux ou des outils que l’argent n’a pas créés et qui existeraient sans lui. Ce n’est pas en réalité avec l’argent qu’on paie des salaires, c’est avec des denrées de toute sorte qu’on échange aujourd’hui contre l’argent, mais qui sont produites sans lui, et qui pourraient être réparties par un autre moyen. Si vous voulez apprécier l’importance relative du travail et des capitaux d’échange, songez qu’on pourrait retirer du monde, sans l’appauvrir, toutes ses richesses monnayées, alors qu’on n’en saurait retirer, sans paralyser sa vie, un seul jour du travail unanime des hommes. Cependant la possession de ce signe conventionnel, de ce simulacre, assure aux heureux élus, comme dans les contes de fées, tous les bienfaits et la satisfaction de tous les vœux : le droit de ne pas participer par le travail au labeur commun du monde, le droit de prélever un large tribut sur ce que produit le travail des autres, le droit de faire fleurir leur paresse et leur faste sur le surmenage et la misère de la multitude. Nos yeux et notre esprit sont accoutumés à ce spectacle ; nous en sommes venus à le juger naturel. Si nous en trouvions le tableau dans quelque récit d’explorateur, ou dans les visions imaginaires d’un Rabelais ou d’un Swift, son absurdité nous saisirait autant que son injustice.

J’en viens à la seconde classe de capitaux : la terre, son sol et son sous-sol, les forces qu’elle recèle, les bâtiments qui la couvrent, les engins de toute sorte dont l’industrie humaine l’a peuplée. Ici, c’est autre chose. Ce capital est réel. Il représente notre vrai patrimoine, notre vraie richesse. Il n’est pas moins indispensable à notre vie que le travail, puisque c’est à lui que le travail s’applique, c’est lui que le travail fait valoir. Ces richesses communes de la terre sont la condition même de notre existence ; aussi le labeur continu des hommes les a-t-il en partie créées, en partie aménagées : et si l’avenir peut nous promettre de plus en plus de bien-être, de plus en plus de confort et de sécurité, c’est par leur exploitation plus exacte et plus savante. Mais, s’il en est ainsi, comment concevoir que ce qui est nécessaire à la totalité des hommes demeure la propriété exclusive de quelques-uns ? Où sont leurs titres ? Le capital utile du monde est, pour une part, le don gratuit de la nature, d’autre part, l’héritage du travail séculaire de l’humanité, car toutes les générations qui se sont succédé sur cette terre y ont tour à tour ajouté leur part. N’avons-nous pas tous la même vocation aux richesses naturelles ? N’en sommes-nous pas tous, en naissant, propriétaires égaux et indivis comme de l’air et de la lumière ? N’y avons-nous pas tous le même droit, contre le même devoir, — le devoir de les entretenir et de les accroître dans la mesure de nos forces. Quel jour, pour reprendre le mot d’un poète, avons-nous, comme Esaü, vendu notre part de l’héritage ? Et tout ce qu’a incorporé à la nature, depuis des centaines et des milliers de siècles, depuis que l’homme a paru sur cette terre, le travail accumulé des générations, comment une poignée d’individus s’arrogerait-elle le pouvoir d’en détenir, à elle seule, le profit et l’usage ? C’est à tous les hommes que doit revenir le bien créé par tous les hommes. C’est la collectivité présente qui est la seule héritière légitime de la collectivité indéfinie du passé. La nécessité commune, l’origine commune, voilà ce qui justifie doublement la communauté du capital, en tant que le capital représente l’ensemble des richesses naturelles et des moyens de production.

Il y a dans cette vérité quelque chose d’éclatant et de nécessaire, et l’on n’en peut plus détacher ses yeux dès qu’on l’a clairement saisie une fois. Pourtant, il est naturel qu’elle ait longtemps échappé à l’intelligence humaine. Durant de longs siècles, le travail humain s’est poursuivi dans un état de dissémination extrême et d’ignorance réciproque. Courbé sur sa tâche isolée, n’apercevant rien de celle qu’accomplissaient ailleurs les autres hommes, n’employant guère à son effort particulier que sa propre force, le travailleur adaptait, ajoutait à sa personne son instrument de travail. Le petit champ que le paysan cultive, le marteau du forgeron, le métier du tisserand leur semblaient comme un prolongement de leurs bras. Cet aspect individualiste du travail semblait ainsi justifier, ou même engendrer la propriété individuelle. Mais, depuis cent cinquante ans, les grandes industries et les grandes agglomérations d’hommes se sont formées. L’exploitation des richesses naturelles n’est plus remise à l’effort morcelé des individus. Les besoins accrus du monde ne peuvent plus être satisfaits, la population multipliée du monde ne peut plus subsister par la totalisation de tâches distinctes et indépendantes. Les moyens de production sur lesquels repose l’existence de l’univers moderne se séparent de plus en plus de la personne qui les manie pour s’ajuster dans un ensemble organisé.

L’univers a pris de plus en plus la figure d’une usine immense et unique dont tous les rouages solidaires concourent à une même fin. Chaque jour nous voyons se resserrer ces liens de dépendance mutuelle entre les espèces multiples de moyens de travail et de travailleurs. L’économie d’autrefois les abandonnait chacune à son libre jeu, à son initiative autonome. L’économie d’aujourd’hui les assemble, bon gré mal gré, dans des combinaisons et des disciplines collectives. Bientôt, les nécessités mêmes de la vie du monde obligeront de soumettre à des directions d’ensemble – non seulement nationales mais universelles -les fabrications et les cultures, la distribution des matières premières et la répartition des produits. Il le faudra pour parer à la disette des produits, à l’insuffisance de la main-d’œuvre ; il le faudra pour assurer l’équilibre entre la production globale du monde, et la croissance continue de la population et des besoins. Le capitalisme lui-même sous la pression de cette nécessité, avait dû s’orienter, pendant les vingt années qui ont précédé la guerre, vers l’organisation centralisée de l’industrie. Mais ce corps unique, dont dépendra ainsi la vie du monde, qui donc a qualité pour en régler les fonctions essentielles, qui donc doit recueillir le fruit de son activité universelle ? Quelques privilégiés ? Non certes, la collectivité entière et universelle des hommes. Et ainsi, les formes collectives de la production moderne viennent ajouter une justification de plus, imposer comme une nécessité de plus, aux formes collectives de la propriété.

Réaliser la fraternité comme l’égalité

Le bien des hommes appartient collectivement à tous les hommes ; le travail des hommes – des vivants et des morts – doit profiter collectivement à tous les hommes. Chacun doit son plein travail à l’œuvre commune ; chacun doit recueillir sa part du travail commun. En ces quelques formules si simples tient l’essentiel de la pensée socialiste. Notre doctrine est donc celle qui peut réaliser la fraternité comme l’égalité. Qui peut la contester ou la combattre ? Ceux qui ne veulent pas la comprendre ou ceux qu’elle lèse dans leurs intérêts. Ceux dont elle ferait tomber les privilèges, ceux dont elle ferait cesser l’usurpation. Usurpation consacrée par la loi, protégée par toutes les puissances de propagande et de contrainte, perpétuée par toutes les formes de l’héritage social, mais qui, toujours contraire à la raison et à la justice, se trouve aujourd’hui en contradiction manifeste avec la moralité générale de ce monde, avec les lois et les besoins généraux de la production. La propriété, dans la légalité capitaliste, c’est l’absorption totale et éternelle de la chose appropriée, c’est le droit d’en user à son gré, de la transformer, de la transmettre, de la détruire. Le propriétaire d’un stock de blé peut le brûler, s’il lui plaît, quand le pain manque à la ville voisine. Le propriétaire d’une usine peut la laisser chômer, s’il lui plaît, quand des outils de première nécessité manquent à l’industrie ou à la culture. Peu importe l’intérêt commun, la chose est à lui. Le jeu de la concentration, de la capitalisation, de l’héritage pourra rassembler dans les mains d’une centaine d’hommes, à la rigueur dans les mains d’un seul – Wells a fait ce rêve – toute la propriété utile du monde. Peu importe l’esclavage universel, la propriété reste sacrée… Peut-être, mais c’est l’instinct de conservation qui doit alors, à lui seul, légitimer la révolte. Songeons que la propriété individuelle a déjà subi quelques atteintes, que le progrès matériel et moral des sociétés a déjà arraché au propriétaire quelques-uns de ses attributs séculaires. Un Romain était propriétaire de ses enfants comme de ses animaux de somme ; il pouvait les vendre ou les tuer. Un planteur des Antilles était propriétaire de ses esclaves comme de ses champs de canne à sucre. Mais la conscience humaine a élevé son cri et ces formes de la propriété sont tombées. D’autres tomberont à leur tour, qui sont nées de la même conception déviée et exorbitante du droit. Ce que nous disons aujourd’hui, c’est qu’un homme ne peut demeurer maître absolu, maître unique, maître éternel par sa descendance, de ce que la collectivité des hommes a jadis recueilli ou créé, de ce qui conditionne aujourd’hui la vie collective des hommes. Et nous avons proclamé le socialisme, quand nous avons dit cela.

Vous entendez d’ici les répliques intéressées ou sceptiques. Quoi, nous disent les railleurs, pour justifier le socialisme, ce sont les lois économiques, les nécessités de la production que vous invoquez ! Touchant paradoxe ! Mais vous savez bien que les hommes n’ont pas naturellement le goût du travail. Pourquoi travaille-t-on ? Pour gagner de l’argent, pour épargner, pour transmettre à ses enfants le fruit de son épargne. Quand vous aurez supprimé ces deux stimulants de la paresse humaine, le désir du gain et l’héritage, vous aurez tout bonnement rejeté l’animal humain à son apathie atavique. Il ne travaillera plus que pour satisfaire à ses besoins élémentaires, ou bien il ne travaillera plus que par contrainte. État de production indéfiniment raréfiée, ou bien état de travaux forcés et de chiourme, votre cité socialiste aboutira nécessairement à l’un ou à l’autre. Choisissez… Il faut bien que je suppose ce langage. On vous l’a tenu, ou vous l’avez entendu tenir. Il faut bien aussi que j’y réponde, quelque découragement que l’on éprouve à chasser sans cesse devant soi l’éternelle sottise, l’éternelle routine, l’éternelle incrédulité. Où a-t-on pris qu’un célibataire, qu’un homme ou qu’une femme sans enfants fussent moins actifs, moins industrieux, moins âpres au gain, qu’un père de famille ? Que chacun regarde près de lui, et vérifie. J’ai vu souvent que la charge de famille obligeait un homme à un travail excessif, surmenant, pauvrement rémunéré. Je n’ai jamais vu que le défaut d’enfants détournât l’homme d’un effort utile et fît d’un travailleur un oisif.

La vérité est, tout simplement, que, par un secret instinct de moralité, nous sommes moins honteux de rapporter à nos enfants qu’à nous-mêmes notre appétit personnel de lucre. Il arrive que des bourgeois Prennent plus tôt le temps de “ se retirer des affaires ” comme ils disent, parce que leur fortune acquise, médiocre pour de nombreux enfants, suffit au contraire à leur ménage stérile. Mais, qu’ils vendent leur fonds de commerce ou ferment leur boutique, de quelle activité utile cette retraite prématurée prive-t-elle la société ? Non, il n’est pas vrai que la transmission héréditaire, signe et moyen de l’usurpation capitaliste, soit l’agent indispensable de la prospérité sociale… L’appât du gain, l’envie de gagner de l’argent ? c’est autre chose. Si nous considérons autour de nous la mêlée des hommes, elle paraît dirigée, en effet, par ce mobile unique. Gagner de l’argent, c’est le véritable idéal humain, le seul que proclame et qu’essaie de réaliser une société pervertie. Conquérir pour notre compte la plus large part des privilèges que l’argent représente ou permet d’acquérir, c’est le programme de vie que le spectacle contemporain nous propose. Tout nous appelle à cette lutte : l’opinion et la morale, qui devraient la flétrir, l’exaltent, et il faut une sorte d’héroïsme pour se soustraire volontairement à la contagion. C’est le sentiment moteur aujourd’hui, ne perdons pas notre peine à le contester. Mais où prend-on le droit de conclure que l’humanité n’en puisse pas connaître d’autre ? Le sophisme est là.

J’ai pour ma part une vue moins désespérée ou moins méprisante de l’humanité. Je crois, je suis sûr, vous êtes sûrs comme moi, que des mobiles d’une autre sorte peuvent pousser les hommes à surmonter leur indolence naturelle. Et d’abord, est-on si sûr que l’indolence leur soit naturelle ? Est-ce qu’au contraire, parmi les données naturelles du problème, j’entends celles qui nous sont fournies par la nature, nous n’avons pas le droit de poser le goût du travail ? L’homme aime déployer son activité, employer sa force. Quand il esquive la tâche, c’est que la société l’avait astreint à un labeur autre que celui où son tempérament propre le destinait. Ce désaccord, nous l’éviterons sans doute, nous qui plaçons à la base même de l’économie sociale la recherche de l’affinité entre le travail et le travailleur. C’est au contraire le loisir prolongé qui ennuie et qui accable, et, peut-être, dans la société future, aurons-nous plus de peine à occuper le loisir que le travail. Voilà la vérité, et, pour s’en convaincre, il suffit de s’éloigner quelque peu du spectacle présent des choses. Il suffit de s’élever par la pensée au-dessus du misérable niveau des mœurs actuelles, mœurs qui sont le produit direct, et non la cause, de notre régime social.

Faisons cet effort. Considérons si c’est ou non l’appât du gain qui provoque les grands témoignages du travail humain, qui suscite les grandes tâches de l’histoire. Est-ce l’appât du gain qui a édifié les temples de l’Acropole ou les cathédrales gothiques ? Est-ce l’appât du gain qui a inspiré les grands ouvriers de la Renaissance, les grands constructeurs d’idées du XVIIIe siècle ?… Si la littérature et l’art sont devenus aujourd’hui métier et marchandise, c’est que la contagion du lucre a gagné l’écrivain et l’artiste, mais on ne nous citera pas une belle œuvre, dans aucun temps, que son auteur ait conçue dans un esprit mercantile. Est-ce l’appât du gain qui incite le savant à la méditation, à la découverte, est-ce pour “ gagner de l’argent ” qu’ont travaillé un Newton, un Lavoisier, un Ampère, un Pasteur ? L’invention pratique, le perfectionnement industriel ne sont pas dus davantage à l’espoir du profit, mais à un besoin intime de recherche et de trouvaille qui puise en lui-même sa satisfaction. Vous ne trouverez pas une tâche vraiment utile à l’humanité dont l’origine ne soit désintéressée…

En revanche, nous voyons autour de nous quelle sorte d’activité le désir du gain provoque. C’est pour gagner de l’argent qu’on lance une affaire, qu’on monte une maison de banque, de courtage ou de commerce, qu’on achète et qu’on revend, qu’on agiote et qu’on spécule. Le désir du gain forme et entretient cette écume, cette fermentation putride que nous voyons s’étaler à la surface de la vie économique. La société actuelle est peuplée de hardis aventuriers, lancés à la conquête de l’or, et qui, par tous les moyens, essaient de dévier à leur bénéfice le courant des capitaux. Mais de quelle richesse réelle leur audace a-t-elle jamais accru le monde ? En quoi la société se trouvera-t-elle appauvrie quand nous l’aurons nettoyée de toutes ces initiatives parasitaires ? Elles déplacent arbitrairement la richesse, elles ne la créent pas. Vous trouverez le symbole de cette fausse activité dans un mouvement de hausse ou de baisse à la Bourse, qui fait passer dans la poche des uns l’argent des autres, mais qui ne modifie pas d’un sou le capital foncier du monde. En la supprimant, nous aurons mis fin à des exactions individuelles, nous n’aurons attenté à aucune utilité collective. Nous n’aurons pas altéré ou ralenti la vie sociale, nous l’aurons assainie au contraire, nous l’aurons guérie d’une maladie, d’une infection.

Consacrer son travail à l’intérêt collectif

S’il était vrai que pour fournir sa contribution pleine de travail, l’homme eût à surmonter une inclination naturelle, il serait donc faux, en tout cas, que le désir du gain fût le mobile indispensable de cet effort. L’homme peut déployer cet effort, et il l’a fait, par la vertu des mobiles moraux. Il peut le faire par application désintéressée à l’œuvre entreprise, par fidélité à une discipline consentie, par dévouement à un idéal commun, par don de sa raison et de son âme à une grande foi. Considérez d’ailleurs les tâches qu’impose à l’humanité l’état présent du monde, et demandez-vous si c’est l’appétit égoïste du lucre qui peut nous mettre en état de les remplir. Le profit capitaliste, quoi qu’on fasse, ne sera jamais que l’apanage d’une oligarchie – je ne veux pas dire d’une élite – et l’humanité ne résoudra les problèmes de vie ou de mort posés devant elle par les circonstances, que grâce à l’effort concerté de tous les travailleurs. Elle ne les résoudra que si chaque travailleur détient en lui-même la claire conscience de consacrer son travail à l’intérêt collectif, qui comprend nécessairement son intérêt propre, au lieu de l’offrir en tribut à cette oligarchie privilégiée. Elle ne les résoudra que si une foi commune élève les travailleurs au-dessus des fins égoïstes, exalte leur vaillance, rassérène leur âme blessée par tant de souffrances et de misères. Cette foi, nous seuls la proposons aujourd’hui, nous seuls pouvons la créer, et la créer indistinctement chez tous les hommes. J’ajoute que nous seuls pouvons en placer les moyens et la récompense dès cette vie même, dès cette vie terrestre, et non dans le recul indéfini d’une immortalité.

Mais, si vous le voulez bien, retournons l’argument, reprenons l’offensive. Recherchons, dans la société actuelle, les effets et les incidences d’un travail vraiment créateur. Je suppose que, demain, un inventeur imagine quelque outillage nouveau qui bouleverse la technique d’une des grandes industries directrices, la métallurgie ou le tissage, qui réduise dans une proportion considérable la main-d’œuvre et le prix de revient. Il y a d’abord bien des chances pour que cet inventeur méconnu, comme tant d’autres, meure dans le désespoir et la misère. De vains appels aux capitalistes, qui seuls aujourd’hui peuvent mettre en œuvre de nouveaux procédés mécaniques, auront épuisé sa patience, abrégé sa vie ; puis, quelques années plus tard, une société financière exploitera ses brevets acquis à vil prix et en recueillera le bénéfice immense. Mais admettons que, par une exception providentielle, lui— même ait pu faire valoir sa découverte. Je vois bien le profit qu’il en retirera lui-même : nous aurons sur la terre un milliardaire de plus. Quel profit en recueillera la collectivité ?

En attendant que l’industrie universelle se soit adaptée aux procédés nouveaux, des centaines d’usines seront condamnées au chômage. Le déplacement de la main-d’œuvre déterminera une baisse générale des salaires ; la masse des produits jetés sur le marché provoquera les troubles économiques les plus complexes. Verrons-nous du moins le consommateur profiter de la réduction des prix de revient ? Pas le moins du monde ; il n’en profitera que dans une mesure dérisoire. Les prix de vente ne seront abaissés que de la quotité nécessaire pour étouffer les concurrences, et notre inventeur empochera le surplus. Une crise universelle d’une part ; de l’autre une immense fortune individuelle, c’est-à-dire éternellement transmissible. Tel est le bilan. Est-ce qu’il ne révolte pas la raison ?

Notre inventeur viendra nous répliquer : “ Ma fortune est cependant bien à moi : je l’ai gagnée ; elle est le fruit de ma découverte, le produit de mon travail. ” Mais est-il vrai que sa découverte soit bien à lui ? Le même homme l’aurait-il menée à terme, vivant seul dans une île déserte, ou naissant dans quelque tribu sauvage de l’Océanie ? Ne suppose-t-elle pas, au contraire, tout l’actif préalable au travail humain ? N’est-elle pas pour le moins, le résultat d’une collaboration, d’une coïncidence entre son génie individuel et l’effort collectif de la civilisation ? La collectivité devrait donc, pour le moins, recueillir sa part du bénéfice. Pourquoi s’en trouve-t-elle frustrée, non seulement au profit de l’inventeur lui-même, mais de ses descendants jusqu’à la dernière génération ?… Et cet exemple ne vous fait-il pas toucher du doigt l’injustice foncière qui gît à la racine même des modes actuels de la propriété ?

Il est arrivé parfois dans l’histoire que les masses ouvrières s’insurgeassent contre les progrès du machinisme qui les privaient momentanément de leur gagne-pain. Et l’on nous désignait, avec une pitié insultante, l’égarement de ces travailleurs dressés contre la science et le progrès. Ils avaient tort contre la science et le progrès. Ils avaient raison contre la société capitaliste. Était-ce leur faute si un progrès de la civilisation collective, qui devrait raisonnablement se traduire par un accroissement du bien-être collectif, n’engendrait pour eux que la misère et la famine ?À mesure que l’outillage humain se perfectionne, à mesure que la science, œuvre commune des hommes, étend son empire sur les forces naturelles, quel devrait être le résultat ? L’augmentation de la somme des produits dont chacun dispose, la diminution de la somme de travail que chacun doit. Chaque pas en avant de la civilisation devrait ainsi se traduire par un bénéfice unanime, universel, et il se traduit au contraire par une nouvelle rupture d’équilibre entre ceux qui possèdent et ceux qui travaillent. Nous concevons, nous, une société qui, comme le sens du mot l’impose, fasse vraiment des associés de tous les individus qu’elle englobe, qui fasse profiter chaque homme du travail de tous, qui les fasse profiter tous de chaque extension de l’industrie et de la science.

De grands penseurs ont attendu de la science le renouvellement des sociétés humaines. Comme les ouvriers révoltés devant la machine ils avaient raison et ils avaient tort. La science accroît et accroîtra sans mesure le rendement du travail, mais, si le pacte social demeure vicié dans son essence par une clause inique, en accroissant les richesses, nous n’aurons fait qu’accroître l’iniquité. Nous aurons multiplié les prélèvements du capital sur le travail, nous aurons multiplié la divergence entre les profits du capitaliste et les salaires du travailleur. Si la règle du partage est injuste, l’injustice augmentera avec la masse des produits à partager… C’est avec le socialisme que la science deviendra vraiment bienfaitrice, et l’on peut dire en ce sens que socialisme et science sont vraiment le complément l’un de l’autre. La science développe les richesses de l’humanité ; le socialisme en assurera l’exploitation rationnelle et la distribution équitable. Chaque découverte de la science, quel que soit le domaine particulier où elle se manifeste, se trouvera en quelque sort étalée sur l’ensemble du corps social pour déterminer en lui une amélioration : augmentation du bien-être si la somme des denrées est augmentée, augmentation du loisir si la somme du travail nécessaire pour les produire est réduite. Inversement, l’instauration du régime socialiste implique comme un appel ardent et constant au secours de la science. En utilisant aussitôt, pour le bien commun, chaque conquête de la science, nous en provoquerons incessamment de nouvelles ; sans cesse nous mettrons au point son programme de recherches, tout en développant autour d’elle l’atmosphère de désintéressement et de confiance dont elle a besoin.

C’est ainsi que le socialisme seul, résolvant cette contradiction mortelle, peut replacer la société déviée sur la véritable route du progrès. Je me garderai bien de tracer un tableau paradisiaque de l’état de choses qu’il veut créer. Je sais trop que, dans ce monde, la nature elle-même introduit des causes irréductibles de souffrance. Nous ne supprimerons pas la maladie, la mort des enfants, l’amour malheureux, mais, à côté de ces misères naturelles, il en est d’autres qui sont le produit d’un mauvais état social et qui peuvent disparaître avec lui. Imaginez le groupement humain, une fois débarrassé de ces entraves artificielles. Supposez que, par une sélection judicieuse, tous les individus se trouvent distribués dans les divers quartiers de l’activité sociale ; supposez que chacun, sans exception, donne à la société chaque jour quelques heures de travail utile, j’entends du travail qu’il aime, car l’intérêt commun concorde ici, comme en toutes choses, avec les conditions du bonheur personnel. Supposez que, dans l’univers entier, la production soit organisée de façon à obtenir le meilleur rendement des ressources naturelles, chaque terroir ou chaque groupe fabriquant ou cultivant ce qu’il peut créer avec le plus d’abondance, de perfection ou d’économie, toute concurrence nationale ou internationale supprimée, les méthodes et les outils les plus récents venant sans cesse au service du travail. Supposez que tout le travail humain soit ordonné comme une usine unique, où la tâche particulière de chaque atelier, de chaque ouvrier vient s’assembler dans un programme d’ensemble constamment revisé selon les ressources et les besoins. Supposez que ce programme se limite aux productions vraiment utiles, et ne gaspille plus tant d’activité laborieuse pour satisfaire – ou même pour créer – des besoins factices, des modes d’un jour. Ne croyez-vous pas que cet effort discipliné suffirait pour assurer à chaque homme ce que l’humanité lui doit de naissance : le bien-être, sinon le bonheur ? N’y a-t-il pas place pour tous sous le soleil ? Le travail commun ne peut-il pas assurer à chacun une nourriture abondante, des vêtements commodes, un logement spacieux et sain, le libre usage de toutes les ressources et de tout l’outillage collectifs ?

Vues chimériques, nous dira-t-on. Mais où donc est la chimère ? Nous venons de voir, pendant cinq ans, l’humanité se plier à une discipline de destruction et de mort. Ne pourra-t-elle accepter une discipline de création et de vie ? Pendant cinq ans toute l’activité des hommes s’est trouvée réellement ordonnée sur un plan commun, vers un but unique. Nous voulons faire pour l’avantage commun ce qui s’est fait pour la misère commune ; au profit de tous, ce qui s’est fait au profit de quelques-uns. Si nous avions disposé pendant cinq ans, à notre guise et sans conteste, de toutes les puissances du travail, de toutes les richesses de la terre> doutez-vous que nous eussions ordonné le monde selon nos chimères ?… Vues misérables, viendra-t-on nous dire encore ! Théories qui n’invoquent et ne veulent satisfaire en l’homme que l’appétit purement matériel !… Ce serait déjà beaucoup que les satisfaire. Ce serait quelque chose d’avoir purgé la société des maux qui la déshonorent, et qu’un cœur pitoyable, un esprit droit ne peuvent contempler sans révolte et sans honte : la misère, la faim, tout leur lamentable cortège de maladies, d’abêtissements, de dégradations. Mais il n’est pas vrai que nous nous adressions à l’animal humain, à la bête humaine. Nous nous adressons, vous l’avez vu, à ce qu’il y a de plus pur, de plus élevé dans l’homme : l’esprit de justice, d’égalité, de fraternité. Dans l’esclave opprimé, nous voulons susciter cette moralité nouvelle qui s’éveille avec la liberté.

La liberté du corps entraîne celle du cœur et de l’esprit. En brisant la servitude du travail, nous entendons briser toutes les servitudes. Le socialisme transformera, renouvellera la condition de la femme, la condition de l’enfant, la vie passionnelle, la vie de famille. Il comporte comme une libération, comme une épuration universelles. En créant et en organisant le loisir pour tous les travailleurs – loisir vrai où l’activité persiste, et non pas repos accablé après le surmenage d’un labeur excessif, – il permettra l’accession de tous aux plus nobles occupations humaines ; il ouvrira tout grands à tous les trésors de la science, des lettres, de l’art. Je me rappelle ce mot profond d’un philosophe : “ Tout dans l’arbre veut être fleur… ” Dans l’humanité aussi tout aspire à la floraison, au plus riche épanouissement de l’esprit et de l’âme. Cet instinct, refoulé jusqu’au tréfonds de la conscience par toutes les contraintes, par toutes les misères sociales, c’est le socialisme qui saura lui rendre sa force et sa splendeur.

Guerre et capitalisme

Vous l’avez remarqué sans doute : je suis arrivé au terme de ces quelques pages sans vous parler de l’événement formidable dont nous nous dégageons à peine et dont l’ombre pèse encore sur nous. Je n’ai tiré de la guerre que des arguments accessoires ; je n’y ai fait que de rares et indirectes allusions.

J’aurais pu y puiser au contraire les moyens essentiels de ma preuve. Il m’eût été facile de vous montrer qu’entre le capitalisme et la guerre il existe comme un rapport de connexion nécessaire, que ces deux puissances de mal naissent l’une de l’autre et ne disparaîtront que l’une avec l’autre. Poursuivant l’analyse, j’aurais pu vous faire saisir, dans le déroulement même de la guerre, l’opposition croissante des intérêts capitalistes avec l’intérêt commun, la nécessité croissante des méthodes d’organisation collective. J’aurais pu vous montrer l’incapacité du capitalisme à résoudre les problèmes écrasants que la guerre lui a légués.

Son impuissance éclate à tous les yeux. Nous le voyons plier peu à peu sous le poids des charges qu’il a lui-même accumulées. Nul ne peut plus douter qu’en laissant déclencher cette guerre, il ait signé, à plus ou moins long terme, son arrêt de déchéance et de mort… Mais je ne suis pas entré dans ces développements que semblaient pourtant imposer les circonstances. Je vous ai parlé comme je l’aurais fait avant la guerre. C’est à dessein.

La guerre a projeté comme un éclairage brutal et soudain sur les vices essentiels de la société bourgeoise. Elle a déchiré soudain le voile sur la réalité des choses. Mais cette réalité préexistait à la guerre, et c’est pourquoi nous étions socialistes avant la guerre. Nous ne voulons pas faire de vous des socialistes de pur sentiment. Il nous faut autre chose qu’une commotion de révolte contre le spectacle affreux que le genre humain vient de subir. Il nous faut votre adhésion réfléchie, totale. Aussi me suis-je appliqué à vous montrer, non pas les arguments actuels du socialisme mais ses raisons fondamentales, celles qui n’étaient pas moins vraies aujourd’hui qu’hier et qui resteront vraies demain, jusqu’à la transformation inévitable.

Ce qui est exact, c’est que la guerre aura hâté singulièrement le moment où les idées maîtresses du socialisme doivent s’incorporer à la conscience universelle… N’est-ce pas étrange ? L’humanité ne s’élève que lentement au niveau de certaines idées, si claires cependant, si impérieuses, qu’il semblait qu’elles dussent s’imposer aussitôt à toute raison. Les quelques races dont nous connaissons l’histoire ont développé des germes d’une richesse et d’une perfection telles que rien de plus grand ne paraîtra jamais sous le ciel. Et cependant que de vérités sont devenues essentielles, élémentaires pour nous, que ces grands hommes n’avaient jamais aperçu ! Un Platon n’a même pas soupçonné la barbarie, l’effroyable iniquité du droit de conquête et de l’esclavage. Un Rabelais, un Pascal n’ont même pas entrevu les principes moraux et politiques que la Révolution française a publiés dans le monde et que la raison humaine ne discutera plus. Si la question s’était posée devant eux, ils l’eussent résolue comme nous. Mais elle ne se posait pas ; elle ne pouvait pas se poser encore… Puis il semble soudain qu’à un moment déterminé de l’histoire, l’intelligence des hommes acquière comme un sens nouveau.

Il en est ainsi du socialisme. Nulle vérité plus évidente dès qu’on l’a une fois conçue. Le seul étonnement, c’est qu’on puisse la contester et qu’on ait pu la méconnaître, c’est que tant de grands esprits aient pu passer à côté d’elle sans l’entrevoir, comme jadis les navigateurs, sans s’en rendre compte, passaient à côté des continents inconnus. Mais aujourd’hui nous avons touché la terre nouvelle. La guerre aura devancé l’heure où, pour tous les hommes, pour tous ceux du moins qui ne refusent pas obstinément d’ouvrir les yeux, le monde apparaîtra sous un aspect imprévu, s’illuminera d’une lueur inconnue et inévitable.

Ce jour-là, l’humanité ne comprendra plus comment elle a pu entretenir autour d’elle, des siècles durant, tant de mensonges et d’erreurs absurdes. Laissez-moi user encore d’une comparaison. Il y a deux cents ans, les chirurgiens ont pratiqué pour la première fois l’opération de la cataracte, et rendu la vue à des ave21ugles nés. On a pu comparer alors l’idée qu’ils se faisaient du monde dans leur nuit, et celle que leur fournissait la vue restituée. Ils avaient cru se représenter, par ouï-dire, à travers leurs sensations incomplètes, ce qu’est exactement la lumière, ce qu’est une fleur, ce qu’est un visage humain. Mais au contraire, ils ne se représentaient rien d’exact. Ils avaient vécu dans un monde d’illusions étranges et mensongères qui ne s’étaient dissipées pour eux qu’avec les ténèbres qui les entouraient. Ils ne saisissaient la réalité du monde qu’une fois la taie arrachée de leurs yeux. Le socialisme, une fois conçu, produit en nous la même révolution spirituelle. C’est la taie arrachée de notre intelligence. Pour la première fois la réalité de l’univers social nous apparaît, et nous nous rendons compte que, jusqu’alors, nous avions vécu dans le préjugé, dans la routine absurde, dans le mensonge, dans la nuit.

C’est à cette tâche de délivrance que nous vous convions, jeunes gens. Pour vous-mêmes d’abord, puis pour ceux qui vous entourent et que vous pourrez persuader. Vous êtes l’espoir, vous êtes la vie qui vient, la sève qui monte ; de vous va dépendre le sort prochain de l’humanité. Réfléchissez, examinez. Vous êtes à l’instant des choix décisifs, puisque c’est à votre âge que la pensée et l’action s’aiguillent pour le reste de l’existence. C’est à la fin de la jeunesse et dans tous les premiers moments de l’âge mûr, pendant ce court intervalle de quelques années, que toutes les pensées fécondes de la vie se formulent, que les résolutions efficaces d’action se fixent en nous.

L’alternative capitale vous est donc offerte. Irez-vous du côté de l’avenir ou du côté du passé, du côté de l’iniquité ou du côté de l’égalité, du côté de l’égoïsme ou du côté de la fraternité ? Vous ne pourrez pas rester neutres ; il faut vous prononcer, il faut choisir… Eh bien ! vous vous rangerez avec la justice, avec la vérité, avec la vie. Vous ne ferez pas de bas calcul ; le défaut de votre âge est le choix aventureux plutôt que le calcul mercenaire. Vous écouterez l’appel généreux et chaud de votre cœur… Et si vous surpreniez, autour de vous, la tentation vile d’aller du côté du plus fort, à ces égoïstes imprudents que la force elle-même, en un jour peut-être prochain, sera au service de la justice…

Léon Blum »

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« Transformer », « émanciper », des concepts-clefs à Gauche

Qu’est-ce-que la vie ? C’est un enchevêtrement d’éléments matériels différents qui s’agrègent puis fusionnent pour aller vers des organismes toujours plus complexes. Au cœur de cette dynamique, il y a modification, changement, dépassement d’anciennes conditions vers une nouvelle condition générale.

C’est l’illustration bien connu du papillon : d’abord larve, la chrysalide se transforme pour s’émanciper progressivement vers un être vivant complexe.

En tant que produit de la rationalité, la Gauche est l’agent de cette dynamique. Alors que la Droite veut bloquer le processus à un point donné, et que l’extrême-droite souhaite revenir à l’ancien état des choses, la Gauche est porteuse de la dynamique de la vie.

Elle en est même l’accélérateur et c’est pour cela qu’il a été parlé, parfois, de « progressisme » : il faut aller de l’avant, car l’avenir est forcément radieux. Cela ne veut pas dire que le processus se fait de manière lisse, sans difficultés et sans détours houleux. Comme l’on dit « la vie est ainsi faite » : on avance, on subit des échecs, on recule puis on rebondit avec une meilleure compréhension des choses…

Or, qu’est-ce-que le Socialisme si ce n’est l’expression de la transformation du capitalisme lui-même en autre chose ? Qu’est-ce-que le Socialisme si ce n’est le reflet de l’émancipation de la classe ouvrière de son aliénation ? Mais pour voir les choses ainsi il faut avoir un rapport au travail, justement à la transformation sociale.

Karl Marx n’a t-il pas écrit :

« Les animaux et les plantes que d’habitude on considère comme des produits naturels sont, dans leurs formes actuelles, les produits non seulement du travail de l’année dernière, mais encore, d’une transformation continuée pendant des siècles sous la surveillance et par l’entremise du travail humain. »

La base c’est la transformation des choses et cela passe par le travail. On ne peut pas sortir de cela, c’est la nature de la vie humaine. On ne peut pas stopper ce phénomène, qui est une dynamique objective de la société.

Et la grande leçon de Marx c’est d’analyser comment le capitalisme est lui-même en train de se transformer en une société nouvelle, supérieure, qui est le Socialisme. C’est la fameuse formule du Manifeste du Parti communiste comme quoi « la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs ». Il n’est pas question d’une dégradation absolue des conditions de vie mais bien d’une transformation de la société bourgeoisie en une nouvelle et supérieure organisation sociale.

Cette transformation se réalise évidemment à l’intérieur d’une contradiction, la lutte des classes. À la transformation correspond donc forcément l’émancipation, celle de la classe ouvrière qui, au cœur de la transformation de la matière, se libère du capitalisme et établit une nouvelle société.

« Transformer » et « émanciper » sont les concepts clefs de la Gauche et il est assez révélateur que ces manières de voir les choses ne sont pratiquement plus mises en avant dans la Gauche actuelle. Il y a pourtant toute une tradition de la gauche dite de « transformation » ! Malheureusement, tout a été réduit une vision basée sur l’ « opposition » : on serait ainsi « antilibérale », « anticapitaliste », « antiraciste », etc. La nature de l’engagement ne serait pas un élan vers l’avant dans le Socialisme, le Communisme, le métissage, la collectivité.

La Gauche historique c’est justement cela, celle de correspondre à l’accouchement de la nouvelle société en comprenant la transformation en cours, en travaillant à l’émancipation culturelle de la classe ouvrière.

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Les caractéristiques de la gauche post-industrielle, post-moderne, post-historique

La « nouvelle Gauche » qui s’est développée à partir des universités américaines a largement contribué au démanchement de la Gauche historique française. Posant des questions parfois pertinentes, ses réponses sont systématiquement la « déconstruction » et l’ultra-individualisme comme lecture du monde.

Michel Foucault

La société de consommation implique que tant qu’on n’a pas choisi, on est indépendant du reste. On choisit ce qu’on achète et ce qu’on n’achète pas, on choisit pour qui travaille et pour qui on ne travaille pas, avec qui on partage des éléments de sa vie ou pas, et tout est fixé par un contrat. La « nouvelle gauche » est le produit de cette société de consommation, dont elle a assimilé l’existence de bout en bout.

Elle raisonne ici en termes d’individus et prône l’élargissement maximal des possibilités pour l’individu de s’affirmer. Tout ce qui empêche cela doit être déconstruit. Pour la « nouvelle gauche », il n’y a donc plus de pays et de liens de l’individu avec lui, il n’y a plus non plus de données biologiques, comme le fait d’être homme ou femme, qui amèneraient l’individu à être par nature comme ci ou comme cela.

Il n’y a pas non plus de classes sociales. Il y a seulement des individus pauvres et des individus riches, les premiers connaissant des « injustices » en tant qu’individus. La société entière serait même traversée de préjugés, d’idées qui façonneraient les rapports sociaux. C’est le contraire du marxisme, pour qui les rapports sociaux donnent naissance aux idées, qu’elles reflètent.

Pour la « nouvelle gauche », farouchement opposé à tout déterminisme, il ne peut exister que des individus avec parfois des influences, mais jamais totalement décisives. C’est le libre-arbitre qui serait la substance de chaque individu, qui serait en mesure de choisir ce qu’il veut, comme il veut, d’avoir la capacité d’utiliser sa conscience en dominant tous les aspects de la réalité. L’individu serait tout-puissant.

Toute observation extérieure, toute remarque concernant un individu, serait un « truc de facho ». Chaque individu serait une micro-société, voire un micro-univers. Personne ne pourrait ni évaluer, ni juger un autre individu pour ses choix, qui seraient uniques. Chacun fabrique sa vie indépendamment des autres, ou au moyen de rapports bien choisis. Comme l’a dit Sarte, chacun consisterait en ses « choix ».

Le capitalisme propose justement les choix, mais cela la « nouvelle gauche » ne le voit pas. Elle ne peut plus le voir, car elle rejette les notions d’histoire, d’industrie, le pays comme cadre politique. Elle vit dans une « modernité » ayant dépassé tout cela, et même dans une « post-modernité ». L’impressionnisme avait déjà affirmé la modernité subjective contre le réalisme, la « nouvelle gauche » est elle même partisane de l’abstraction, de l’art contemporain, de la subjectivité la plus totale.

queer
« Cologne est colorée – La diversité au lieu de la simplicité »

L’individu serait donc au-dessus de tout, car le monde ne consisterait qu’en ses choix. Chacun serait un micro-monde façonné par ses choix : tel est l’idéal de la « nouvelle gauche », qui voit là un monde parfait. Pour elle, la société doit accorder le plus de droits et de possibilités à l’individu, pour qu’il vive de manière totalement indépendante.

Ce qui est faisable est donc possiblement à faire. Il n’y a plus de normes, tout est possible, surtout ce qui permet de s’affirmer individuellement, de « développer » son individualité, tel se prostituer, acheter des enfants à une mère porteuse, avorter à n’importe quel comment, « changer » de sexe, élever son enfant de manière « neutre » quant à son « genre », « aimer » plusieurs personnes en même temps, avoir des rapports sexuels avec autant de gens qu’on veut (y compris en même temps), prendre n’importe quelle drogue, etc.

L’individu n’est pas au-dessus des responsabilités, mais seules les responsabilités qu’il a choisies auraient un sens. Le reste serait une « construction », une « structure » oppressive pour l’individu. On retrouve ici la philosophie structuraliste née en France, qui exportée aux États-Unis a amené l’émergence de la philosophie de la « déconstruction ».

En France, c’est l’université de Paris 8 qui a alors servi de laboratoire à tout cela, puis de caisse de résonance. Elle a été fondé après mai 1968 à Vincennes en banlieue parisienne, pour rassembler les professeurs et les élèves correspondant aux exigences libérales-libertaires du moment. On y trouve notamment Michel Foucault et Gilles Deleuze, l’un « structuraliste », l’autre exprimant une ligne « désirante ». Après l’exportation des idées dans les universités américaines, Paris 8 a récupéré les idées pour les diffuser dans notre pays.

Cependant, c’est toute la couche sociale des étudiants de gauche, notamment en sciences humaines, qui a adopté la ligne de la « nouvelle Gauche ». Souvent leurs parents ont capitulé par rapport à leur engagement à Gauche, tout en gardant des espoirs, et la nouvelle génération a trouvé un nouveau terrain, plus conforme à leur mode de vie propre à la petite-bourgeoisie, résolument étrangère au peuple.

Il y a vraiment un parallèle strict entre la contamination de toute la Gauche par cette « nouvelle Gauche » et le triomphe du Front National dans les classes populaires lors des années 2000 ! C’est qu’aucun ouvrier, et encore moins un jeune ouvrier, ne peut ne serait-ce que saisir les thèses de la nouvelle gauche. C’est trop irrationnel, cela reflète trop un style de vie décadent propre aux villes d’une certaine taille, caractéristique d’une certaine oisiveté propre justement aux étudiants en sciences humaines.

Qui dans le peuple, de toutes façons, pourrait soutenir une « nouvelle Gauche » hostile à tout principe ? Quel ouvrier, quelle femme du peuple, quel employé pourrait dire : oui, supprimons tous les principes, faisons ce qu’on veut comme on veut ? C’est là simplement un rêve de bourgeois moderne, qui plein d’aisances, a envie d’être encore plus à l’aise, et de résumer sa vie à ses propres choix, dans la négation de toute collectivité, de toute société, de tout engagement, de tout devoir.

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Politique

Socialistes et communistes, l’un miroir de l’autre

Pour les communistes, les socialistes sont des communistes qui n’ont pas tout compris. Pour les socialistes, les communistes sont des socialistes qui pensent trop avoir tout compris. C’est la clef d’une différence historique, qui se maintient encore, même si de manière bien différente dans notre pays.

SPD Rosa Luxemburg

Après la révolution russe, Lénine n’a cessé de pester contre les communistes des pays occidentaux, c’est-à-dire les socialistes qui ont été d’accord avec lui. C’est paradoxal : il est mécontent des gens qui ont rompu avec ce qu’ils avaient été et qui adoptent ses propres positions ! Mais la raison de cela est très simple à comprendre. Il avait vu que la social-démocratie était un mouvement de masse et que seule une partie était devenue communiste.

Voilà pourquoi il disait aux communistes, ex-socialistes, d’aller chercher les autres. Sauf qu’évidemment, les communistes ne comptaient pas du tout le faire. Ils n’étaient tout de même pas devenus communistes pour aller avec les socialistes, qui eux justement refusaient de devenir communistes. Alors, ils ont refusé, ou bien fait semblant, ou bien traîné des pieds.

On notera que Rosa Luxembourg avait constaté le même problème lors de sa fondation du Parti Communiste d’Allemagne – Spartacus. On est trop peu, on est loin d’avoir les masses avec nous, disait-elle en substance. On s’en fout, répondaient en substances les ultras. La différence est que Lénine avait lui centralisé tous les partis communistes dans l’Internationale Communiste.

Pas une, pas deux, Lénine leur force la main. Il fait donc en sorte d’éjecter des nouveaux partis communistes tous les « ultras », publie Le gauchisme, maladie infantile du communisme, force les communistes à s’allier avec autant de forces que possible, notamment en Allemagne. Ceux qui ne sont pas contents peuvent aller voir ailleurs, et le font (cela donnera les bordiguistes italiens, les conseillistes hollandais et allemands, plus tard les trotskistes français, etc.)

Les socialistes s’en aperçoivent bien, évidemment. Alors ils font monter les enchères et disent que si les communistes ne cessent de se tourner vers eux, c’est qu’au fond ils savent qu’ils se trompent. Les communistes leur répondent en les traitant de salauds ou de traîtres, ou bien les deux. Les socialistes les accusent d’être des charlatans, des autoritaires, voire pire. Tout continue ainsi, jusqu’à la catastrophe allemande, qui met tout le monde d’accord.

Front populaire

C’est alors le Front populaire, né par en bas, par la pression des socialistes et des communistes, dont les associations populaires fusionnent alors. Cela deviendra le modèle pour les communistes et pour certains socialistes, surtout après 1945 dans les pays de l’Est. D’autres socialistes considèrent par contre alors que la fracture est complète et irrémédiable et rejettent les communistes de manière formelle. Cela sera le cas dans les pays occidentaux, notamment en France, jusqu’en 1981.

Les communistes sont-ils alors les mêmes ? Les socialistes sont-ils alors les mêmes ? Et y a-t-il encore aujourd’hui, au sens strict, historique, au-delà des mots, des socialistes et des communistes ? En tout cas, on ne peut pas comprendre les uns sans comprendre les autres. Forcément, les deux relèvent du mouvement ouvrier et il n’y a qu’un mouvement ouvrier.

Il est ainsi inévitable qu’à l’avenir, les identités socialiste et communiste ressurgissent, comme fruit historique du patrimoine du mouvement ouvrier. Mais cette fois, il ne faudra pas faire les mêmes erreurs, qui ont coûté si cher. Le Fascisme n’aurait jamais gagné en Allemagne si toute la Gauche avait agi collectivement, massivement, de manière unanime. À un moment, il faut bien assumer si on veut que la Gauche gagne, et si on est prêt à assumer que pour la Gauche gagne, il ne faut qu’il y ait plus que la Gauche, car inévitablement la Droite bascule du côté de l’extrême-Droite.

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Politique

L’étape pour aller au Socialisme existe-t-elle ?

C’est un débat intéressant qui se joue à l’arrière-plan de certaines structures de Gauche. Intéressant et ô combien important sur le plan des batailles d’idée, puisqu’il s’agit pas moins de savoir comment le Socialisme peut être mis en place. Existe-t-il une étape préalable et si oui laquelle ? Si la question n’est pas d’actualité au sens strict, elle détermine la définition même d’engagement à Gauche pour beaucoup de monde.

C’est un thème vraiment intéressant, mais aussi très compliqué. Aussi est-il assez rassurant, finalement, de voir des gens se posent des questions d’un tel niveau en 2019. Cela montre qu’il y en a qui réfléchissent, cherchent à montrer des perspectives. De quoi s’agit-il précisément ?

Déjà, précisons que cela concerne la Gauche historique dans son ensemble, tant les socialistes que les communistes. Il s’agit en effet de savoir comment le Socialisme peut s’instaurer. Cela se passe-t-il directement, ou bien y a-t-il des étapes ? Historiquement, ce qu’on appelle les « gauchistes » disent : pas d’étapes, mais la révolution permanente. La très grande majorité dit : non, il y a des étapes.

Le Parti Communiste Révolutionnaire de France (PCRF), né en 2016 d’une structure de la gauche du PCF et l’ayant quitté grosso modo dans les années 1990, a publié une longue analyse de la question, qui vaut la peine d’être lu. Elle s’intitule « L’étapisme » : une question stratégique fondamentale.

Le PCRF rejette formellement la notion d’étape. En voici un extrait, qui ne résume pas toute l’approche, mais est exemplaire de l’esprit posé.

« Il n’y a pas d’autre alternative susceptible de l’emporter que la révolution socialiste. Pourquoi ? Parce que l’ère que nous vivons est celle du passage du capitalisme au communisme (étape socialiste). Nous venons (le prolétariat et son avant-garde) de subir une défaite historique, il faut reconstruire le mouvement révolutionnaire, redonner à la classe ouvrière sa confiance en elle, mais pour autant nous n’avons pas changé d’ère !

Est-ce que cela veut dire que la situation est révolutionnaire ? Non. Cela veut dire que l’objectif qui doit guider notre stratégie, c’est la révolution socialiste, et que nous ne devons pas nous préparer à une « étape » politique de transformation sociale. Ce qu’il faut, c’est avancer un programme, à plus ou moins court terme, (et à l’heure actuelle c’est plutôt moins, hélas…) programme qui mobilise la classe ouvrière et l’ensemble des travailleurs contre la politique du Capital, pour la satisfaction des revendications et des besoins fondamentaux, pour les droits démocratiques, en aidant à comprendre que pour gagner vraiment, c’est le capitalisme qu’il faut renverser.

C’est d’ailleurs dans cette perspective, dans nulle autre sur le plan purement stratégique (donc programmatique), que le PCRF se prononce pour la rupture avec l’Union Européenne.

Et pour rassurer ceux qui auraient besoin de l’être, il y aura des étapes :
reconstruire le parti, unifier les communistes, redonner son contenu de classe au syndicalisme, reconstruire un mouvement pour la paix reposant la bataille contre l’impérialisme … Mais pas d’étape genre « démocratie avancée » ou « République sociale » ouvrant la marche au socialisme, car nous pensons que c’est la voie de garage : cela part de l’idée que la gestion des affaires de la bourgeoisie (c’est son appareil d’État) pourrait assurer les intérêts du prolétariat ! »

Encore une fois, l’analyse vaut la peine d’être lue. Mais opposons là ici à deux analyses affirmant, justement, qu’il y a bien une étape nécessaire. Ces deux analyses se veulent un « retour » à la position du mouvement communiste des années 1950, mais pas de la même manière.

Commençons avec le Pôle de Renaissance Communiste en France (PRCF). Pour lui, le « Frexit progressiste » est justement une étape nécessaire et inévitable. Cette position est souvent considéré comme relevant d’un certain souverainisme de gauche. Il y aurait l’étape nationale, et ensuite l’étape sociale, pour ainsi dire.

Voici un extrait de son argumentation, qu’il faut lire en entier pour bien saisir les tenants et aboutissants, bien entendu, et éviter tout malentendu.

« Dans ces conditions, contre Macron-MEDEF, l’UE et Le Pen, il faut réactualiser la belle alliance du drapeau rouge et du drapeau tricolore que portait jadis le véritable PCF : l’enjeu est de remettre le monde du travail au centre de la vie nationale dans la perspective du Frexit progressiste, de l’Europe des luttes et du socialisme pour notre pays. C’est pourquoi en cet anniversaire du 29 mai 2005, le PRCF appelle,

Les communistes à s’unir, indépendamment de la direction du PCF-PGE, sur une stratégie claire et nette de sortie par la gauche de l’euro, de l’UE, de l’OTAN et du capitalisme, sans perdre de vue l’urgence de reconstruire ensemble le parti communiste de combat dans notre pays.

Les syndicalistes de classe à construire le tous ensemble en même temps ; sans craindre les directions confédérales euro-formatées, tendons la main aux gilets jaunes et osons contester radicalement la « construction » européenne du capital

Les progressistes opposés à l’UE, à s’unir pour l’indépendance nationale, le progrès social, la démocratie et la paix en combattant d’un même élan ce président radicalement illégitime, l’ « alternative » mortelle du FN et cette UE du grand capital rivée à l’OTAN qui détruit notre pays, ses libertés et ses acquis sociaux.

Les progressistes opposés à l’UE, à s’unir pour l’indépendance nationale, le progrès social, la démocratie et la paix en dénonçant cette UE atlantique de plus en plus fascisante qui détruit notre pays et ses acquis sociaux (…).

Dans cet esprit, le PRCF continuera

– A aller au plus près des travailleurs, tout particulièrement de la classe ouvrière, notamment vers les entreprises et vers les manifestations de lutte

– A dialoguer avec tous les communistes, les patriotes progressistes et les syndicalistes de classe avec des propositions pour agir

– A échanger à l’international avec tous les communistes et progressistes d’Europe qui s’opposent clairement à la fois à l’UE et aux forces néofascistes

– A débattre avec les intellectuels de plus en plus nombreux qui comprennent que l’UE n’est pas un rempart du « progressisme », mais un puissant accélérateur de la casse sociale, de fascisation et de marche aux guerres impérialistes. »

Le PRCF parle de « la belle alliance du drapeau rouge et du drapeau tricolore que portait jadis le véritable PCF », ce qui est une allusion au PCF de Maurice Thorez. Il s’agit de retourner à la ligne des années 1960. Évidemment, les maoïstes considérant que Maurice Thorez n’a pas été un grand dirigeant du tout, ils remontent plus loin dans anti-monopoliste dl’interprétation d’un PCF idéal posant correctement la notion d’étapes.

Voici comment posent la question les maoïstes du PCF (mlm) :

« La démocratie populaire, en brisant le pouvoir des monopoles et des grands propriétaires terriens, frappe le mode de production capitaliste en son cœur. Cela satisfait à la fois les intérêts de la classe ouvrière, mais également de la petite-bourgeoisie qui n’est plus alors sous le joug des monopoles.

Naturellement, la petite-bourgeoisie veut de son côté développer le capitalisme, cependant elle ne peut plus le faire de manière suffisamment ample pour devenir une bourgeoisie, avec des monopoles qui se reforment. De plus, la part principale de la production se fait par l’intermédiaire des monopoles anciens qui n’ont en effet pas été démantelés, mais socialisés. Cela présuppose bien entendu un État au service des larges masses, avec la classe ouvrière organisée comme force décisive historiquement.

La démocratie populaire se présente donc comme l’étape adéquate pour rassembler suffisamment les larges masses pour briser les monopoles et ouvrir la voie au socialisme.

Le Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste) affirme que l’objectif actuel n’est pas la révolution socialiste, mais la démocratie populaire comme étape historique obligatoire dans le cadre du capitalisme avancé (…).

Pour synthétiser :

a) la révolte de la petite-bourgeoisie n’a de valeur historique que si elle se place en décalage par rapport au mode de production capitaliste, et donc qu’elle se place dans l’orientation portée par la classe ouvrière :

b) sans cela, elle va dans le sens d’un vecteur du fascisme comme mouvement romantique de masse cherchant à la neutralisation des contradictions :

c) le Front populaire contre les monopoles, contre le fascisme, contre la guerre, est l’orientation politique des communistes ;

d) l’établissement de la Démocratie populaire est le programme politique des communistes. »

Voilà bien une question épineuse, qui a plusieurs réponses. Pas d’étapes d’un côté, de l’autre une étape, mais pas la même : Frexit progressiste anti-UE pour les uns, front populaire antifasciste anti-monopoliste de l’autre. Il y a de quoi réfléchir !

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Société

L’alliance des vieux fuyant le monde et des jeunes se l’accaparant

Oui, la révolution est possible ! Elle va être l’alliance des vieux maintenant le flambeau en fuyant un monde anti-culturel et des jeunes s’appropriant le monde pour qu’il devienne à la hauteur de leur exigence d’épanouissement.

Si on a plus de trente ans, on se retrouve confronté à des responsabilités. Le travail, le logement, la famille… viennent, au minimum, encadrer des vies quotidiennes finalement toujours plus répétitives, ennuyeuses, fastidieuses.

Les meilleurs cherchent un refuge. Un style de musique, une activité sportive, un créneau culturel particulier… n’importe quoi fait l’affaire, du moment qu’on fuit la stupidité du monde et le caractère soporifique d’une société faisant de BFMTV et de TF1 des monstres sacrés.

Mais que peut-il y avoir de commun, par exemple, entre un cinquantenaire écoutant de la musique industrielle, se façonnant une actualité culturelle avec des vieux groupes comme Cabaret Voltaire, SPK, Throbbing Gristle ou Nurse with wound, avec des adolescents ne sachant même pas que cela puisse exister ?

C’est que justement, la jeunesse connaît un tournant. Elle sait qu’il est possible d’avoir accès à toute la musique, tous les films, toutes les images, tous les jeux vidéos, toutes les retransmissions de sport, voire toutes les informations. Cependant, c’est toujours plus difficile de par la domination des monopoles qui verrouillent l’accès. Il y a là quelque chose de fâcheux. Il y a encore quelques années, cela pouvait être difficile, mais il y avait l’attrait du nouveau. Là tout est devant eux.

Les jeunes veulent donc s’approprier le monde. Et les plus de trente ans qui n’ont pas cédé aux exigences du conformisme capitaliste entendent le changer. Leur alliance est donc objective et si jamais elle se transforme en unité subjective, alors tout peut changer. Évidemment, les vieux doivent cesser un certain snobisme… surtout que la jeunesse est smart comme jamais. Évidemment, les jeunes doivent apprendre à faire des efforts prolongés sur le plan psychique pour découvrir la vraie richesse culturelle… Cela va exiger des efforts hors du commun.

Au final, pourtant, on peut espérer que chacun y trouve son compte. De toutes façons, comment les choses pourraient-elles changer sinon ? On voit bien qu’il y a là quelque chose de très fort, une vraie contradiction. Celle-ci est par ailleurs accentuée par la crise climatique, qui force les événements à s’accélérer. Et comme en plus les grands pays capitalistes, à force d’être en compétition, vont vers la guerre pour procéder au repartage du monde, qu’ils espèrent en leur faveur…

C’est tout un monde qui s’écroule, celui des trente glorieuses. Fini le capitalisme qui urbanise et qui permet, au moyen d’une voiture, de se faire un petit chez soi dans une vie encadrée et protégée socialement, alors que le développement économique permet d’acheter plus, de disposer d’une meilleure santé. Tout ce petit monde n’aura été qu’une parenthèse, la vie reprend son cours et l’odieux visage du capitalisme réapparaît pour ce qu’il a toujours été : un opportuniste qui peut faire de bonnes choses uniquement contraint et encore, pour une durée limitée.

C’est à se demander ce qu’ont cru les Français pendant si longtemps. Pensaient-ils vraiment que tout resterait pareil ? Que le monde ne changerait pas ? Que le capitalisme permet à chacun de profiter comme il l’entend ? Les gilets jaunes sont vraiment une naïveté et une réaction qui, dans la société de l’avenir, seront vus comme une capitulation totale sur le plan de la pensée, comme une psychose de gens ayant cru leurs propres mensonges. Peut-être est-ce cela : les Français aiment se raconter des histoires, et apprécient de les entendre, comme des enfants.

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Politique

Des socialistes anglais, espagnols, allemands, autrichiens… mais pas français, pourquoi ?

Pourquoi la social-démocratie est-elle encore si puissante en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en Autriche ? Parce que dans ces pays, la social-démocratie a été un mouvement de masse à l’origine. Elle est ancrée dans la population. Il n’y a jamais eu rien de tel en France.

Il faut bien une explication ! Pourquoi le Parti socialiste est-il si faible ? Parce qu’il a participé au gouvernement, qu’il est corrompu ! Allons donc ! En Allemagne et en Autriche, les socialistes participent aux institutions depuis 1945, ont formé d’innombrables gouvernements d’alliance avec la Droite. Ils sont pourtant toujours là ! En Angleterre, le Labour a été au pouvoir plusieurs fois, et Tony Blair était encore plus libéral que François Hollande. En Espagne, le PSOE a toujours plus trahi ses traditions aussi. Et il existe encore, puissant !

Non, la réponse ne peut pas être la corruption de la direction, la participation au gouvernement. Car une direction, cela se change, une orientation, cela se modifie. Mais justement, en Allemagne, en Angleterre, en Autriche, en Espagne, il y a une base pour impulser ce changement, pour le forcer. En France, il n’y a pas cela. Et cela s’explique par des raisons multiples.

Primo, le Parti socialiste n’a jamais atteint une réelle base de masse, il a toujours été un petit parti électoral avec beaucoup de voix, et ce déjà à l’époque de Jean Jaurès. Par contre, en Allemagne et en Autriche c’était un vaste mouvement politique marxiste qui faisait le choix de participer aux élections (et de former des syndicats). En Angleterre, c’était un mouvement syndical qui a fait le choix d’établir un parti politique et de participer aux élections pour gagner de l’espace pour ses revendications. En Espagne, ce fut un mouvement de masse également, avec une histoire plus tortueuse.

Secundo, les traditions historiques jouent. Les socialistes se sont donnés comme naissance historique le congrès d’Epinay, fusion organisé par François Mitterrand de plusieurs courants socialistes, dans les années 1970. Cela ne peut pas suffire. Les socialistes allemands, anglais, autrichiens, espagnols, assument eux un siècle de mouvement. Et vues les histoires tourmentées de l’Espagne, de l’Autriche, de l’Allemagne, forcément, assumer l’identité socialiste, cela pèse.

Tertio, même lorsqu’il y a eu des références au-delà des années 1970, les socialistes n’ont rien pu en faire. Léon Blum ? Ouvertement marxiste, pas possible. Jean Jaurès ? Parfait car mélangeant tout de manière confuse mais avec un grand lyrisme, et pourtant par là même inutilisable. Les autres ? Tous aussi confus, tous incapables de formuler une doctrine.

Restèrent donc les grandes personnalités. Les François Mitterrand, Michel Rocard, Lionel Jospin, ou même François Hollande. Des gens avec de la culture, de la prestance, de l’ambition mais politique, bien cadré, bien posé. Ce sont des gens qui sentent les choses, qui portent les événements, qui comprennent, et qu’on comprend, cette chose si rare en politique. Oui, mais tout cela n’a rien de spécifiquement socialiste comme approche, et une fois les types partis, que reste-t-il ? Pas grand-chose, au mieux, des décombres, au pire.

Il ne reste plus qu’à reconstruire par en bas, donc. Mais avec quelle base ? Le Parti socialiste a eu ces dernières années une base où les entrepreneurs prenaient une place toujours plus importante. À part certaines sections, l’embourgeoisement était flagrant. Ces gens-là sont partis, évidemment. Et les autres aussi ! Il n’y a pas eu la fierté d’être socialiste, de maintenir le drapeau. Même les derniers volontaires ont quitté le navire, allant avec Benoît Hamon faire autre chose ou bien parasiter Jean-Luc Mélenchon en attendant mieux.

C’est que le Parti socialiste était un parti comme les autres. Ce n’est pas le cas des partis sociaux-démocrates d’Allemagne, d’Angleterre, d’Autriche et d’Espagne. Cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas s’effondrer, s’enliser, échouer. Mais eux ont une histoire, alors que le Parti socialiste a montré qu’il n’aura été qu’un appareil électoral ou bien gouvernemental.

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Nouvel ordre Politique

Le programme du Front Populaire (1936)

Le programme de revendications immédiates que publie le Rassemblement populaire résulte d’un accord unanime entre les dix grandes organisations qui composent le Comité national de Rassemblement :

Ligue des Droits de l’Homme,

Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes,

comité mondial contre le fascisme et la guerre (Amsterdam-Pleyel),

Mouvement d’Action combattante,

Parti Républicain Radical et Radical-Socialiste,

Parti Socialiste S.F.I.O.,

Parti Communiste,

Union socialiste et Républicaine,

Confédération Générale du Travail,

Confédération Générale du Travail Unitaire.

Il s’inspire directement des mots d’ordre du 14 juillet Les partis et organisations, groupant des millions d’êtres humains, qui ont juré de rester unis, aux termes du serment, « pour défendre les libertés démocratiques, pour donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et, au monde, la grande paix humaine » ont cherché ensemble les moyens pratiques d’une action commune, immédiate et continue.

Ce programme est; volontairement limité aux mesures immédiatement applicables.

Le Comité national entend que chaque parti, chaque organisation, participant au Rassemblement populaire, puisse se joindre à l’action commune sans rien abdiquer de sa doctrine, de ses principes, et de ses fins particulières. Il s’est astreint, d’autre part, à présenter des solutions positives aux problèmes essentiels, actuellement posés devant la démocratie française.

C’est ainsi que, dans l’ordre politique, il définit les mesures indispensables pour assurer le respect de la souveraineté nationale, exprimée par le suffrage universel, et pour garantir les libertés essentielles (liberté d’opinion et d’expression, libertés syndicales, liberté de conscience et laïcité) – que, dans l’ordre international, il pose les conditions nécessaires à la sauvegarde et à l’organisation de la paix, suivant les principes de la Société des Nations – et que, dans l’ordre économique et financier, il s’attache à lutter, dans l’intérêt des masses laborieuses et épargnantes, contre la crise et contre les organisations fascistes qui l’exploitent pour le compte des puissances d’argent.

Ces problèmes d’économie et de finance, d’une si haute importance actuelle, le Rassemblement populaire se refuse à les résoudre séparément : il veut atteindre les causes des moins-values fiscales en agissant contre la crise, et compléter son action contre la crise par l’amélioration du crédit public et privé.

Le Rassemblement populaire souligne qu’un grand nombre des revendications qu’il présente figurent déjà dans les plans et programmes élaborés par les organisations syndicales de la classe ouvrière.

Il ajoute que ces revendications urgentes, et par là même restreintes, si elles apportent une première modification au système économique actuel, devront être complétées par des mesures plus profondes pour arracher définitivement l’Etat aux féodalités industrielles et financières.

En tous les ordres de problèmes, le Rassemblement, a cherché des solutions de justice, seules conformes aux principes de la démocratie : justice égale pour tous dans l’application des lois pénales – justice fiscale – justice pour les indigènes dans les colonies – justice internationale, dans le cadre et suivant l’esprit de la Société des Nations.

S’il a été possible au Comité national du Rassemblement populaire d’aboutir à des formules unanimes, c’est que les partis et organisations qui le composent ont collaboré amicalement dans un esprit de conciliation et de synthèse. Aux masses populaires de soutenir à présent ces revendications et de les faire triompher. Quand ce programme commun aura passé dans la réalité, un grand changement sera obtenu : la liberté sera mieux défendue, le pain mieux assuré, la paix mieux garantie.

De tels biens sont assez précieux pour que tout soit subordonné à la volonté de les conquérir.

C’est à cette volonté revendicatrice que le Rassemblement populaire fait appel. Qu’elle se traduise par une cohésion étroite, où se prolonge la fraternité du 14 juillet, et qu’elle signifie à tous, en France et hors de France, que la démocratie est invincible dès qu’elle reprend sa vigueur créatrice et sa puissance d’attraction.

REVENDICATIONS POLITIQUES

I – Défense de la Liberté

1 – AMNISTIE GÉNÉRALE.
2 – CONTRE LES LIGUES FASCISTES :

a) Désarmement et dissolution EFFECTIVE des formations paramilitaires, conformément à la loi.

b) Mise en vigueur des dispositions légales en cas de provocation au meurtre ou d’attentat à la sûreté de l’Etat.

3 – ASSAINISSEMENT DE LA VIE PUBLIQUE, notamment par les incompatibilités parlementaires.

4 – LA PRESSE

a) Abrogation des lois scélérates et des décrets-lois restreignant la liberté d’opinion;

b) Réforme de la presse par l’adoption de mesures législatives :

1° qui permettent, la répression efficace de la diffamation et du chantage ;

2° qui puissent assurer aux journaux des moyens normaux d’existence, qui les obligent à rendre publique l’origine de leurs ressources, qui mettent fin aux monopoles privés de la publicité commerciale et aux scandales de la publicité financière, et qui empêchent enfin la constitution de trusts de presse.

c) Organisation des émissions radiophoniques d’Etat en vue d’assurer l’exactitude des informations et l’égalité des organisations politiques et sociales devant le micro.

5 – LIBERTÉS SYNDICALES :

a) Application et respect du droit syndical pour tous.

b) Respect du droit des femmes au travail.

6 – L’ÉCOLE ET LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE :

a) Assurer la vie de l’école publique, non seulement par les crédits nécessaires, mais par des réformes telles que la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans et la mise en pratique, dans l’enseignement du second degré, d’une sélection indispensable comme, complément de la gratuité.

b) Garantir à tous, élèves et maîtres, la pleine liberté de conscience, notamment par le respect de la neutralité scolaire, de la laïcité et des droits civiques du corps enseignant.

7 – LES TERRITOIRES COLONIAUX : Constitution d’une Commission d’enquête parlementaire sur la situation politique, économique et morale dans les territoires français d’outre-mer, notamment dans l’Afrique française du Nord et l’Indochine.

II – Défense de la Paix

1 – Appel à la collaboration du peuple et notamment des masses laborieuses pour le maintien et l’organisation de la paix.

2 – Collaboration internationale, dans le cadre de la Société des Nations, pour la sécurité collective, par la définition de l’agresseur et l’application automatique et solidaire des sanctions en cas d’agression.

3 – Effort incessant pour passer de la paix armée à la paix désarmée, d’abord par une convention de limitation, puis par la réduction générale, simultanée et contrôlée des armements.

4 – Nationalisation des industries de guerre et suppression du commerce privé des armes.

5 – Répudiation de la diplomatie secrète, action internationale et négociations publiques pour ramener à Genève les Etats qui s’en sont écartés, sans porter atteinte aux principes constitutifs de la Société des Nations : sécurité collective et paix indivisible.

6 – Assouplissement de la procédure prévue par le Pacte de la Société des Nations pour l’ajustement pacifique des traités dangereux pour la paix du monde.

7 – Extension, notamment à l’Europe orientale et centrale, du système des pactes ouverts à tous, suivant les principes du Pacte franco-soviétique.

REVENDICATIONS ÉCONOMIQUES

I – Restauration de la capacité d’achat supprimée ou réduite par la crise

CONTRE LE CHÔMAGE ET LA CRISE INDUSTRIELLE : Institution d’un fonds national de chômage. Réduction de la semaine de travail sans réduction du salaire hebdomadaire. Appel des jeunes au travail par l’établissement d’un régime de retraites suffisantes pour les vieux travailleurs Exécution rapide d’un plan de grands travaux d’utilité publique, citadine et rurale, en associant à l’effort de l’Etat et des collectivités l’effort de l’épargne locale.

CONTRE LA CRISE AGRICOLE ET COMMERCIALE : Revalorisation des produits de la terre, combinée avec une lutte contre la spéculation et la vie chère, de manière à réduire l’écart entre les prix de gros et les prix de détail.

Pour supprimer la dîme prélevée par la spéculation sur les producteurs et les consommateurs ; création d’un office national interprofessionnel des céréales.

Soutien aux coopératives agricoles, livraison des engrais au prix de revient par les offices nationaux de l’azote et des potasses, contrôle et tarification de la vente des superphosphates et autres engrais, développement du crédit agricole, réduction des baux à ferme.

Suspension des saisies et aménagement des dettes.

Mise au point de la révision des billets de fonds de commerce.

En attendant l’abolition complète et aussi rapide que possible de toutes les injustices que les décrets-lois comportent, suppression immédiate des mesures frappant les catégories les plus touchées dans leurs conditions d’existence par ces décrets.

II – Contre le pillage de l’épargne

Pour une meilleure organisation du crédit. Réglementation de la profession de banquier.

Réglementation du bilan des banques et des sociétés anonymes.

Réglementation nouvelle des pouvoirs des administrateurs des sociétés anonymes.

Interdiction aux fonctionnaires retraités ou en disponibilité d’appartenir aux conseils d’administration des sociétés anonymes.

Pour soustraire le crédit et l’épargne à la domination de l’oligarchie économique, FAIRE DE LA BANQUE DE FRANCE, aujourd’hui banque privée, LA BANQUE DE LA FRANCE :

Suppression du Conseil des Régents.

Élargissement des pouvoirs du Gouverneur, sous le contrôle permanent d’un conseil composé de représentants du pouvoir législatif, de représentants du pouvoir exécutif et de représentants des grandes forces organisées du travail et de l’activité industrielle, commerciale et agricole.

Transformation du capital en obligations, des mesures étant prises pour garantir les intérêts des petits porteurs.

III. – Assainissement financier.

Révision des marchés de guerre en liaison avec la nationalisation des industries de guerre.

Répression du gaspillage dans les administrations civiles et militaires.

Institution de la caisse des pensions de guerre.

Réforme démocratique du système des impôts comportant une détente fiscale en vue de la reprise économique, et création de ressources par des mesures atteignant les grosses fortunes (progression rapide de la majoration du taux de l’impôt général sur les revenus supérieurs à 75 000 francs – réorganisation de l’impôt successoral – taxation des profits des monopoles de fait en évitant toute répercussion sur les prix de consommation).

Suppression de la fraude sur les valeurs mobilières, par la mise en vigueur de la carte d’identité fiscale votée par les Chambres, en l’accompagnant d’une amnistie fiscale.

Contrôle des sorties de capitaux et répression de leur évasion par les mesures les plus sévères, allant jusqu’à la confiscation des biens dissimulés à l’étranger ou de leur contre-valeur en France.