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De l’Allemagne (1813) par Madame de Staël : un romantisme de la raison

Madame de Staël est un auteur de grande envergure, avec ses contradictions et ses réalisations, elle est une figure de l’héritage national français propre à s’universaliser, qui a profondément marquée la littérature de notre pays. Elle représente un point d’aboutissement, sur la ligne de crête maximale atteinte par le mouvement rationaliste tel que porté par la bourgeoisie de notre pays sur le plan culturel avant que celui-ci ne bascule progressivement dans l’irrationnel et la décadence au cours du XIXe siècle.

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Toutes les contradictions de cet auteur tiennent bien sûr à ce qu’elle représente d’abord : la jonction entre l’esprit rationnel des Lumières et la période ambiguë du Romantisme qu’elle ouvre dans notre pays par une de ses œuvres majeures : De l’Allemagne, un essai publié en 1813, sous Napoléon Ier.

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Germaine de Staël découvre l’Allemagne lors d’un voyage en 1803-1804. À vrai dire, « l’Allemagne » n’existe pas alors sous la forme d’un État unifié. Formellement, le territoire allemand reste « le Saint Empire romain germanique » du Moyen Âge avec ses institutions féodales. Mais dans les faits, il est placé sous la tutelle de l’Empire d’Autriche au sud et de la Prusse au nord. La République française du Premier Consul Bonaparte (qui sera sacré empereur à la fin de l’année 1804) occupe toute la rive gauche du Rhin, où la féodalité a été abolie par le haut au profit de la mise en place de départements régis par la loi française et notamment le Code civil proclamé justement en 1804.

Madame de Staël est alors déjà plus en moins en exil en raison de son opposition à Napoléon Bonaparte qu’elle tient à juste titre pour un tyran ayant trahit les aspirations libérales des Lumières. Lors de son séjour, elle rencontre des auteurs aussi conséquents que Goethe ou Schiller. Elle prend même la peine d’apprendre l’allemand pour mieux s’imprégner de l’esprit de ces intellectuels exprimant la nation allemande sous une forme libérale, mais tournée vers le peuple et la sensibilité de la personne.

Ce qui va profondément la fasciner, c’est la reconnaissance de cette double dignité de la personne en tant qu’individu, de ses émotions et de sa sensibilité, comme base concrète et authentique pour exprimer le réel, et de celle du peuple comme abstraction collective définissant justement la personne et ses sens selon la logique de l’héritage. En revanche, elle ne perçoit pas, ou pas complètement, en raison de son appartenance de classe, que cette démarche est une unification par le haut de la nation allemande, traduisant une volonté que nous dirions aujourd’hui populiste et non populaire. Mais il faut aussi dire, qu’au moment où elle écrit, cette dimension n’est pas encore clairement établie en Allemagne, et qu’en France, cette démarche sera plus clairement affirmée par d’autres comme Chateaubriand ou plus tard et en pire Victor Hugo.

Quoi qu’il en soit, la rédaction de De l’Allemagne suivra donc cette expérience, mais avec un décalage de plusieurs années. La première version était prête en 1810, mais l’ouvrage ne sera publié qu’en 1813 à Londres. Il connaît un succès immédiat, et il est réédité dès l’année suivante. Il faudra attendre toutefois la chute de Napoléon en 1815 pour qu’il soit formellement autorisé à la publication en France.

Madame de Staël a donc rédigé cet ouvrage dans le cadre de son exil dans son domaine familial de Coppet, où elle animait une sorte de « Salon », c’est-à-dire un réseau international d’intellectuels libéraux entendant poursuivre l’élan rationnel des Lumières sous une forme qui se voudrait « démocratique », en tout cas tournée vers le progrès humain, le bien commun et la culture populaire. Mais cela sous une forme littéraire, abstraite et surtout et très concrètement coupée des masses.

Le succès littéraire de De l’Allemagne vient en fait de l’originalité et de l’audace de sa thèse qui attaque frontalement le formalisme néo-classique défendu officiellement par l’Empire de Napoléon Ier en matière littéraire et plus largement artistique. Ayant pris le temps de saisir et définir ce qu’elle appelle la « poésie germanique » elle propose ensuite de le constituer en un genre universel : la littérature romantique. Elle expose en quoi cette démarche consiste et en quoi elle s’oppose au néo-classicisme alors en vigueur en l’emportant sur ce dernier.

Voici comme madame de Staël pose sa thèse :

« La question pour nous n’est pas entre la poésie classique et la poésie romantique, mais entre l’imitation de l’une et l’inspiration de l’autre. La littérature des Anciens est chez les Modernes une littérature transplantée : la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène et c’est notre religion et nos institutions qui l’ont fait éclore. Les écrivains imitateurs des Anciens se sont soumis aux règles du goût les plus sévères ; car ne pouvant consulter ni leur propre nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu qu’ils se conformassent aux lois d’après lesquelles les œuvres des Anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien que toutes les circonstances politiques et religieuses qui ont donné le jour à ces œuvres soient changées. Mais ces poésie d’après l’antique, quelque parfaites qu’elles soient, sont rarement populaires, parce qu’elles ne tiennent, dans le temps actuel à rien de national.

La littérature romantique est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau ; elle exprime notre religion ; elle rappelle notre histoire : son origine est ancienne mais non antique (…) elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir : le génie qui l’inspire s’adresse immédiatement à notre cœur et semble évoquer notre vie elle-même comme un fantôme le plus puissant et le plus terrible de tous. »

Madame de Staël pose ici les choses d’une manière particulièrement significative, on peut distinguer deux aspects dans sa position. D’une part, il faut commencer par voir ce qui est borné, dépassé par notre époque. Tout d’abord, Madame de Staël reste une intellectuelle libérale, propre à la bourgeoise, certes avancée et encore capable de proposer un élan progressiste, mais tout de même abstraite. Elle a le souci de produire une littérature moins soucieuse d’une esthétique aristocratique et vaniteuse que de se conformer à un esprit collectif, populaire et national, mais elle le fait sous une forme cédant au mysticisme, avec une certaine fascination pour la religion, l’idéalisation et même l’irrationnel. Même s’il faut reconnaître qu’elle reste tout de même sur ce plan loin du lyrisme possédé de son contemporain Chateaubriand, qui a déjà publié à cette époque son réactionnaire Génie du Christianisme. Surtout, elle le fait dans une forme qui reste avant tout individuelle, comme une exploration de soi.

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Toutes ces choses sont précisément ce qui borne aujourd’hui encore la bourgeoisie dans son rapport au réel et on perçoit déjà ces failles dans la démarche de Madame de Staël. Pour autant, celle-ci a aussi incontestablement une dimension progressiste et universelle, qui explique que malgré ce que cette œuvre représente pour notre héritage national, elle n’est cependant pas assumée par les nationalistes de notre époque.

Toute la démarche de Madame de Staël est en effet aussi une reconnaissance du mouvement de la matière en terme historique, même si elle l’exprime avec des termes emprunts d’idéalisme. L’idée même que sur le plan culturel il y ait des périodes qui se succèdent et que la nature d’une personne liée à une période ne procède pas d’une essence idéale mais de circonstances historiques, cela est une chose absolument déterminante. Madame de Staël assume la nécessité des ruptures et des progrès comme un principe même du mouvement historique. Et elle le fait sans rejeter l’héritage du passé en soi, mais comme dépassement nécessaire et inévitable.

Plus encore, le fait qu’elle affirme que la culture soit déterminée par une dimension collective, exprimée par la sensibilité, les impressions, les émotions, comme reflet de la vie réelle, donnant toute sa dignité à un peuple et à ce qu’elle appelle son « génie » national donne à sa démarche une capacité universelle, exprimant la dignité du réel sans céder au chauvinisme, ce que traduit le titre en lui-même à sa manière.

En raison de cela, par ce qu’elle parvient à exprimer et par les perspectives qu’elle ouvre, Madame de Staël reste une référence, une figure pour l’histoire de la Gauche au plan intellectuel et culturel dans notre pays. Cela en considérant bien sûr ses insuffisances et la nécessité justement de dépasser ce qu’elle représente, en affirmant le réalisme dans la littérature, la nécessité de refléter la vie réelle, la vie populaire dans son existence concrète et ses expériences variées et de le faire sur une base rationnelle, dans une perspective d’ouverture, de fusion toujours plus poussée.

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Adolphe de Benjamin Constant: «mon mouvement naturel est de fuir pour délibérer en paix»

Adolphe de Benjamin Constant est aujourd’hui au mieux une œuvre connue pour ses citations. Mais c’est aussi un classique de la littérature française qui parallèlement à l’œuvre de Mme de Staël, marque la transition dans notre pays entre l’élan progressiste des Lumières et les doutes du Romantisme naissant sur le plan de la culture. Notre époque ne peut qu’être sensible à l’écho de ce qui s’y exprime : la nécessité pour chacun de conserver les principes et les valeurs face aux limites du libéralisme.

Benjamin Constant (1767-1830) est une figure centrale du libéralisme français sur le plan littéraire et politique. On lui doit en effet des œuvres politiques analysant le déroulement et les suites de la Révolution de 1789 sous l’Empire et la Restauration. Il sera lors de cette dernière période (1815-1830) un des principaux opposants au régime réactionnaire de la monarchie rétablie des Bourbons, en particulier suite à son élection comme député en 1818. C’est justement à cette époque qu’il rédige sa principale œuvre politique : De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, en 1819.

Dans le domaine littéraire, Benjamin Constant a été un des principaux auteurs avec Mme de Staël constituant le passage des Lumières à celui du Romantisme. Il était d’ailleurs lié à cette dernière par une relation amoureuse tumultueuse et par sa participation au « Groupe de Coppet », une sorte de salon international qu’animait Mme de Staël dans sa propriété suisse, au temps de leur commune opposition au régime tyrannique de Napoléon Ier.

C’est au terme de cette période qu’il rédige son roman le plus célèbre : Adolphe, en 1816. L’œuvre s’inscrit d’abord à la suite des romans libertins typiques du XVIIIe siècle français, avec un héros qui sous l’apparence des passions et des sentiments est en réalité une personne froide, calculatrice mais aussi mélancoliquement vide.

Le style, concis et maîtrisé, est encore celui dans l’époque dans laquelle Benjamin Constant a été formé, ce qui va de pair avec la dimension autobiographique du roman qui met en scène un jeune homme de 22 ans au moment où l’auteur approche lui-même la cinquantaine. En ce sens, on peut considérer l’œuvre comme une sorte de confession, un roman d’analyse annonçant les romans psychologiques du XIXe siècle et plus loin, le goût si marqué dans notre pays de psychologiser sur soi.

Les grands thèmes du personnage romantique sont donc aussi repérables : mélancolie, sentiment d’impuissance et de solitude, vanité de l’existence. On sent ici toute l’influence, toute la fascination, de la littérature allemande qui pèse sur Benjamin Constant, comme sur sa compagne Mme de Staël.

Le personnage principal, Adolphe, est d’ailleurs un jeune allemand, ayant fini ses études à l’université de Göttingen. Il faut saisir que cette référence est en soi profondément significative pour un libéral de l’époque de l’auteur. L’université en question ayant été un bastion des Lumières allemandes et encore plus du romantisme naissant, avec par exemple la « Ligue du Bosquet » (Göttinger Hainbund), cercle d’auteurs qui appuyèrent notamment la participation de femmes de leur milieu aux études et aux carrières scientifiques dans l’enseignement supérieur.

On peut donc voir cette œuvre comme un récit des tourments amoureux et de la vie sentimentale compliquée entre l’auteur et Mme de Staël, projeté dans les personnages de Adolphe et d’Ellénore, sa maîtresse de dix ans son aîné. L’histoire tient à une base très simple, Adolphe par désœuvrement et amour-propre séduit Ellénore, maîtresse officielle d’un personnage abstrait nommé le Comte de P.

Très vite, il se trouve prisonnier de cette relation en ce qu’il aimerait y mettre fin sans pouvoir y parvenir en raison du fait qu’Ellénore l’aime sincèrement. Cette dernière finit par découvrir la vérité et meurt de chagrin, laissant Adolphe face à ses faiblesses et ses remords.

Plus profondément, Benjamin Constant a voulu donner une portée générale à son roman, pour exprimer tout le trouble des figures intellectuelles du libéralisme propre à son époque, ainsi qu’il le présente lui-même :

« J’ai voulu peindre une des principales maladies morales de notre siècle : cette fatigue, cette incertitude, cette analyse perpétuelle qui place une arrière-pensée à côté de tous les sentiments, et qui les corrompt dès la naissance. »

C’est cette dimension, ce trouble, qui donne à ce roman toute sa valeur significative. Celle d’un jeune être sensible mais qui ne parvient pas à exprimer de manière authentique sa soif existentielle, et qui face à la corruption de son époque, se retranche dans les rêveries et les tortures de l’amour impossible. Voici comment Benjamin Constant exprime toute cette mélancolie, avec une profondeur qui trouve forcément un écho dans notre époque :

« De là une certaine absence d’abandon qu’aujourd’hui encore mes amis me reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j’ai toujours peine à surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d’indépendance, une grande impatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’en former de nouveaux. Je ne me trouver à mon aise que tout seul, et tel est même à présent l’effet de cette disposition d’âme que, dans les circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de fuir pour délibérer en paix.

Je n’avais point cependant la profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère paraît annoncer : tout en ne s’intéressant qu’à moi, je m’intéressais faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon cœur un besoin de sensibilité dont je ne m’apercevais pas, mais qui ne trouvant point à se satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour à tour formait ma curiosité. »

C’est là la grande force de ce récit, que de dépeindre la mélancolie sans céder néanmoins sur les valeurs, sans briser par le nihilisme ou le cynisme la sensibilité naturelle. C’est une manière d’exprimer la dignité et de soutenir la vie. Mais cependant de manière isolée et pessimiste et cela est aussi la limite de la perspective ici mise en avant. Au bout du compte, Adolphe finit par capituler, il ne trouve pas de voie pour transformer sa mélancolie en espoir.

Non que cela soit impossible en soi, mais c’est précisément son horizon libéral, sa nature bourgeoise pour tout dire, qui le borne et le ratatine finalement. Ce n’est par exemple pas un hasard si l’âge du personnage au moment de l’intrigue est précisément celui de l’auteur au moment de la Révolution de 1789. C’est ici le tournant où se brise l’élan progressiste du libéralisme, non encore définitivement, mais Benjamin Constant sent déjà que l’horizon est borné, qu’une limite est atteinte au-delà de laquelle il ne parvient pas à saisir un élan.

Le repli individuel et mélancolique sur soi est alors le seul refuge de ses aspirations face aux déceptions, aux contradictions du monde, pour tout dire au mouvement même de la matière que l’auteur saisit, mais face auquel il capitule au lieu d’avancer, de chercher à dépasser les contradictions et trouver la voie pour exprimer ses hautes valeurs et sa sensibilité.

Le dénouement de l’intrigue est donc forcément tragique, mais une tragédie sans tristesse en fait, une tragédie d’isolement, le repli sur soi aboutissant à la rupture de tout lien social, ici sous la forme de l’amour. Cet aboutissement traverse le récit du début à la fin, on le voit venir, on l’attend, on y assiste avec une sorte de fatalité pessimiste :

« Ce n’était pas les regrets de l’amour, c’était un sentiment plus sombre et plus triste. L’amour s’identifie tellement à l’objet aimé que dans son désespoir même il y a quelque charme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée : l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l’exalte au milieu de la douleur. (…) Je n’espérais point mourir avec Ellénore, j’allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que j’avais souhaité tant de fois traverser indépendant. J’avais brisé l’être qui m’aimait. (…) J’étais déjà seul sur la terre, je ne vivais plus dans cette atmosphère d’amour qu’elle répandait autour de moi. L’air que je respirais me paraissait plus rude, les visages des hommes que je rencontrais plus indifférents, toute la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé. »

La dimension profondément racinienne de ce dénouement impose donc de considérer cette œuvre comme se rattachant aussi au courant néo-stoïcien si caractéristique de l’esprit national français dans ce qu’il a produit de meilleur : la place centrale qui joue le personnage féminin, Ellénore, qui incarne tout ce qui manifeste la vie, l’élan positif, la profondeur et l’authenticité des sentiments, la nécessité d’être à la hauteur des valeurs et des principes, même face à l’échec, donnant une dimension majestueuse à la tristesse et aux passions.

Benjamin Constant était tout à fait conscient de ce rapport, de ce lien avec l’œuvre de Jean Racine, qu’il entend poursuivre en l’augmentant pour ainsi dire, par un tableau assumant davantage l’individu comme espace d’expression de la sensibilité, sur le modèle la littérature allemande ou britannique de son époque.
En ce sens, cette œuvre constitue une articulation majeure entre l’héritage classique français et l’esprit des Lumières d’une part et l’époque du Romantisme et au bout du compte de la décadence bourgeoise d’autre part.

Cette position confère à Benjamin Constant une place particulière dans le dispositif culturel de la bourgeoisie de notre époque. On propose ainsi encore quelques (courts) extraits de son œuvre aux lycéens, essentiellement de ses œuvres politiques, comme illustration positive du libéralisme. Adolphe en revanche, ne peut plus aisément être lu par la bourgeoisie, il reflète trop nettement à la fois les doutes du libéralisme au moment où il cesse de pouvoir porter le progrès, et en même temps, l’exigence de maintenir les valeurs, de ne pas céder au cynisme ou au nihilisme.

Alors, et comme toute chose, le réel intérêt que la bourgeoisie d’aujourd’hui peut porter à cette œuvre, c’est sa valeur marchande. Les éditions anciennes d’Adolphe sont cotées au Marché Drouot pour des sommes délirantes, où ne sont mises en avant que les « citations » de l’œuvre, évitant sa lecture méditative, la concentration nécessaire pour mettre en relief toutes les dimensions de cette œuvre concise mais profonde, au profit du goût superficiel de la punchline si typique de ce qui reste de la culture bourgeoise, si tant est que l’on puisse encore parler de culture à ce niveau.

Il faut donc retrouver une lecture de progressiste de ce texte, qui s’inscrit dans l’histoire de la Gauche et de la culture de notre pays et qui reflète à la fois le rôle historique de la bourgeoisie libérale française pour porter cet élan, avant son épuisement et sa décadence jusqu’à notre époque, qui nous impose non de fuir, mais de nous rassembler pour délibérer, avancer de manière collective et rationnelle pour affirmer la culture et la sensibilité.

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Madame de Staël : aux sources du féminisme libéral, borné et insuffisant

Anne-Louise-Germaine Necker (1766-1817), connue sous le nom de Madame de Staël, est une grande figure à portée universelle de la littérature de notre pays. Son succès vient de ce que sa vie comme ses œuvres reflètent parfaitement la situation historique de la bourgeoisie en France, à son époque.

Madame de Staël illustre précisément les insuffisances du féminisme bourgeois tel qu’il s’est constitué, et qui reste prévalent dans certains aspects de la culture dite « féministe ».

Le carriérisme, l’individualisme, la promotion du « mérite » et du « talent », tout cela est posé clairement dans ses œuvres, bornant historiquement le mouvement d’émancipation des femmes. La bourgeoisie a incontestablement réussi à porter et promouvoir ce féminisme, mais jusqu’à un certain point.

Madame de Staël est un auteur entre deux mondes, deux époques pour mieux dire. La première est celle de l’élan des Lumières, à laquelle elle se rattache directement. Elle ne cessa toute sa vie durant de promouvoir les idées d’émancipation libérale portées par la Révolution de 1789. De celle-ci, elle tenta à la fin de sa vie de synthétiser d’ailleurs son analyse, dans un ouvrage, Considérations sur la Révolution, resté inachevé. Dans ce livre et dans ses œuvres précédentes, elle formule son attachement à une République modérée, rejetant la tyrannie de la Terreur et de la dictature de Bonaparte, tout comme les tentations réactionnaires.

A ce titre, elle est comme la dernière auteur des Lumières. Elle manifeste ce qui est désormais un regret : la « dérive » de la Révolution vers la tyrannie et vers l’exil. Mais aussi l’incapacité d’avoir pu trouver un moyen terme entre sa culture aristocratique et les exigences nouvelles de la bourgeoisie, dont le dynamisme implacable et les valeurs alors émancipatrices et incontournables la fascinent. Madame de Staël, sans vouloir le retour de l’Ancien Régime, regrette néanmoins la brutalité et la radicalité de sa disparition en cours, dont elle a été un témoin particulièrement attentif.

Elle est aussi un auteur d’avant-garde, annonçant dans le domaine des Lettres le nouvel élan qui s’ouvre après l’effondrement de l’Empire napoléonien. On lui doit notamment la généralisation du terme « littérature » en remplacement de celui de « Belles Lettres » et surtout l’introduction en France du terme « romantisme » avec tout un programme culturel de grande envergure.

Il s’agissait alors de définir un nouveau style à la mesure des « leçons » de la Révolution pour faire face aux exigences de la nouvelle période, retrouver et affirmer l’esprit révolutionnaire et ses espoirs pour forger un monde à la mesure de ceux-ci. Mais cette fois cela devait se faire sans l’enthousiasme, sans l’élan populaire qui avait accompagné la grande révolution bourgeoise, considéré par Madame de Staël comme la source de ses échecs et, pire encore, de ses « excès ».

Une émancipation, mais sans portée démocratique donc. La liberté, mais mesurée, limitée, bornée. La base contemporaine du libéralisme était ici déjà assumée.

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La liberté, l’émancipation, pour Madame de Staël, c’est donc clairement et avant tout une affaire individuelle. La personne humaine est ramenée au statut de l’individu et de son existence. C’est par cette démarche qu’elle est amenée à s’intéresser aux femmes, mais sous le rapport de leur exceptionnalité, de leur singularité, c’est-à-dire de leurs « talents », et même plus précisément de leurs « talents » intellectuels. En l’occurrence, il s’agit donc de présenter la question féminine depuis son propre point de vue.

« Dès qu’une femme est signalée comme une personne distinguée, le public en général est prévenu contre elle. Le vulgaire en juge jamais que d’après certaines règles communes, auxquelles on peut se tenir sans s’aventurer. Tout ce qui ressort de ce cours habituel déplaît d’abord à ceux qui considèrent la routine de la vie comme la sauvegarde de la médiocrité. Un homme supérieur déjà les effarouche ; mais un femme supérieure, s’éloignant encore plus du chemin frayé, doit étonner, et par conséquent importuner davantage. Néanmoins, un homme distingué ayant presque toujours une carrière importante à parcourir, ses talents peuvent devenir utiles aux intérêts de ceux même qui attachent le moins de prix aux charmes de la pensée. L’homme de génie peut devenir un homme puissant, et, sous ce rapport, les envieux et les sots le ménagent ; mais une femme spirituelle n’est appelée à leur offrir que ce qui les intéresse le moins, des idées nouvelles ou des sentiments élevés : sa célébrité n’est qu’un bruit fatiguant pour eux.

De la littérature, II, 4. »

Ce passage, d’une de ses principales œuvres, date de 1800. Les féministes  libérales de 2018, du type de celles que promeut Laurence Parisot avec l’association Jamais Sans Elles, pourraient presque le reprendre à leur compte sans en retrancher une ligne.

Ce serait toutefois un anachronisme injuste de faire de Madame Staël un genre d’auteur post-moderne avant l’heure. Et la récupération qu’en fait quelqu’un comme Laurence Parisot qui n’hésite pas à la citer dans ses tweets, est une chose abusive, forcée par rapport au libéralisme décadent d’aujourd’hui. Déjà parce qu’elle n’affirme pas l’individu au point de nier la société. Malgré sa morgue aristocratique à l’égard du « vulgaire », elle cherche encore à affirmer l’individu comme relevant du bien commun, dont il faut défendre la dignité face aux méfaits de l’ignorance et des injustices. Quelques lignes avant ce passage, elle oppose à l’oppression patriarcale que subissent les femmes de son époque un temps où l’émancipation générale l’emportera :

« Il arrivera, je le crois, une époque quelconque, où des législateurs philosophes donneront une attention sérieuse à l’éducation que les femmes doivent recevoir, aux lois civiles qui les protègent, aux devoirs qu’il faut leur imposer, au bonheur qui peut leur être garanti ; mais dans l’état actuel, elles ne sont pour la plupart, ni dans l’ordre de la nature, ni dans l’ordre de la société. Ce qui réussit aux unes perd les autres.

De la littérature, II, 4. »

Ensuite, comme on le voit aussi dans cet extrait, l’œuvre de Madame de Staël porte encore un horizon, à défaut d’une perspective progressiste. Plus encore, elle saisit les limites de l’émancipation féminine sur une base libérale et individuelle qui ne peut amener une émancipation collective. Simplement, l’époque trouble alors la couche intellectuelle de la bourgeoisie à laquelle elle se rattache et la réalité se heurte à ses propres contradictions. La littérature, comme espace d’expression, permet justement de poursuivre un élan, de déterminer un horizon, au moins sur la forme, mais traduisant néanmoins ce trouble.

Madame de Staël porte donc toutes les contradictions de son époque, et celle de sa classe. Elle illustre l’inévitable reflux de la révolution bourgeoise, ses insuffisances, son repli grandissant sur l’individu et ses aspirations, exprimant encore alors sa dignité, son combat contre les forces de la réaction encore tenaces, et aussi peut-être face à ce nouveau monde qui ne s’annonce pas si libre, pas si lumineux, pas avant un lointain futur abstrait et indéterminé. Elle affirmera ensuite en 1807 dans Corinne ou l’Italie sa perception de l’émancipation féminine (et non féministe) individuelle, mais pleine de contradictions, concernant les femmes, c’est-à-dire les femmes de son milieu. L’horizon culturel et collectif recule lui aussi dans l’abstraction avec De l’Allemagne, essai paru en 1810 dans lequel Madame de Staël propose d’affirmer le romantisme comme nouvelle esthétique pouvant souder les aspirations populaires à l’élan intellectuel de la bourgeoisie, sous la forme d’une mythologie constituant un esprit national, face au classicisme forcé défendu alors par le régime bonapartiste.

Madame de Staël annonce donc déjà en quelque sorte le ratatinement de la bourgeoisie, mais à un moment où celle-ci est encore en mesure de maintenir son élan, au prix d’un recul dans l’abstraction et le repli individuel de plus en plus net. Sa lecture doit nous permettre aujourd’hui d’éclairer ce que fut l’élan émancipateur de la bourgeoisie, notamment ici concernant le féminisme.

L’esprit individuel, le carriérisme, l’affirmation de son « mérite » comme femme entreprenante même au prix de l’aliénation des autres, renvoyées finalement dans une sorte de « patriarcat » abstrait qui serait l’esprit jaloux et médiocre du « vulgaire » contre la distinction de soi et de ses « talents » .

Tout cela est posé dans les œuvres de Madame de Staël et le féminisme bourgeois n’a fait depuis que poursuivre cette voie jusqu’à la décadence et l’effondrement toujours plus profond de toutes les valeurs collectives. Le fait même que Madame de Staël ne porte à proprement parler aucune revendication politique, mais se borne à ce que l’on appellerait aujourd’hui  ses « expériences » et son « parcours individuel » face aux « oppressions » , illustre la dimension bornée et insuffisante de sa proposition.

Cela doit appuyer en regard la nécessité aujourd’hui de dépasser ces insuffisances, d’affirmer un féminisme populaire, authentiquement démocratique, visant à l’émancipation de toutes les femmes et ciblant concrètement, matériellement, le patriarcat.

Il revient à la Gauche de notre époque de produire une culture authentiquement féministe, conforme aux exigences actuelles et dépassant le niveau et la base de celui de Madame de Staël.